Chapitre 3

7 minutes de lecture

Béatrice hésite à franchir le portail blanc. La peinture rouillée et écaillée ne lui inspire pas confiance, pourtant elle n'a pas le choix. Le vent s’engouffre dans sa veste, caresse son visage et ses mains alors qu’elle ôte son casque et ses gants. Le souffle de Notos la rafraîchit et lui apporte le doux parfum des lauriers-roses.

Un homme à l'uniforme noir s’approche d’elle, la mine renfrognée et le soleil luisant sur son crâne chauve. Il l’examine, sans doute à la recherche d’une arme. N’en voyant aucune, ses épaules se relâchent.

« Qui es-tu ? » lui demande-t-il d’un ton sec.

À contrecœur, elle décide d'user de son ancien nom de famille suite au conseil de Marcus la veille :

« Béatrice Anatole. »

Il sort une feuille de sa poche. Du bout des doigts, il lit une succession de noms puis secoue la tête.

« T’es pas sur la liste, gamine. Tant mieux pour toi ! File avant que quelqu’un de moins conciliant t’envoie aux caves…

— Pourquoi ? Il s’y passe quoi ? »

Le garde essuie son front et l’observe, hagard. La chaleur du mois d’août ravage aussi bien le paysage que les habitants.

« Des trucs moches, élude-t-il. Dépêche-toi de partir, les sbires du Serpent préparent la venue de la Protectrice pour cet après-midi. Il pourrait prendre une gamine de ton genre pour la Protectrice ! »

L'estomac de Béatrice se noue – pas à cause de l'absence de méfiance chez le garde ou son aisance à parler, mais de ses révélations. Grâce aux informations achetées auprès de la Faucheuse, elle a appris l’existence des saeat. Ces créatures, dont le nom signifie heure en arabe, représentent chacune un animal sacré de l'Égypte Antique : l’Âne, le Bélier, le Chat, le Chien, le Crocodile, l’Épervier, l’Ibis, le Lion, le Scarabée, le Serpent, le Singe et le Taureau.

« Ils comptent faire quoi à son arrivée ?

— Gamine, soupire-t-il, excédé. Pars, tu ne veux pas devenir une Changée. »

Avant qu’elle ne lui en demande plus, il mime un vampire.

« Pas beau à voir. Maintenant, repars avec ta... bécane. »

Il observe pour la première fois la moto. Son expression change du tout au tout. En une fraction de secondes, il la menace de son arme de service. Un Sig-Sauer, reconnaît Béatrice. Lors de son expatriation aux États-Unis, elle a longuement hésité entre ouvrir un magasin d'armes et une librairie. Le besoin de discrétion a penché en faveur de la seconde option.

« Qui es-tu ? Pas de mensonge, gamine ! »

Béatrice lui sourit. Un sourire simple, petit et neutre. Ni joyeux ni mesquin. D'un geste lent, elle ôte sa vieille veste de cuir. Celle-ci tombe au sol en un bruit sec. Le garde déglutit audiblement et réaffirme sa prise sur le Sig-Sauer.

« Garde tes mains en l'air ! »

Il ne tiendra pas longtemps dans cette position. D'un regard las, elle l'étudie de sa posture au maintien de son arme puis s'avance d'un pas. L'homme recule. De la sueur luit sur son front et au-dessus de ses lèvres.

« Comptes-tu me tuer ?

— Non ! Bien sûr que non !

— Nous sommes dans une impasse, hein ? »

L'espace qui les sépare se réduit à nouveau.

« Première fois. »

Elle ne lui pose pas une question : elle sait.

« Tu n'as jamais menacé quelqu'un. En tous cas, pas pour de vrai. »

Son ombre dévore presque celle du garde.

« Les seules cibles que tu as visées, elles étaient en carton.

— Je...

— Tu n’as jamais tiré pour de vrai, devine Béatrice face aux réactions corporelles du garde.

— Oui… Oui ! Ô Dieu, arrête ! N'avance pas !

— Connais-tu cette sensation de vide ? de perte ? Quand tu appuieras sur la détente, tu changeras. Pour le pire. Et moi ? Que tu me blesses ou me tues, je m'en moque. Toi, par contre... Continueras-tu à te regarder dans le miroir ? »

Il baisse son arme puis se ressaisit.

« Oh, je les vois...

— Vois quoi ? lui demande-t-il d'une voix si serrée qu'elle manque presque de l'entendre.

— Tes cauchemars. Regarde-moi. Ce visage te hantera jusqu'à la fin. Celui de la femme que tu condamnes en tirant. »

Le souffle saccadé de sa proie se répercute sur le visage de Béatrice. Il ne la quitte pas du regard, hypnotisé. D'une prise fluide, elle le désarme et retourne le Sig-Sauer contre lui. Le garde bute sur le rebord d’un trottoir et manque de tomber à la renverse.

« Ne fais pas ça ! Tu le regretteras !

— Toi, oui. Moi ? »

Son sourire se mut en rictus.

« Recommençons du début, Mr Propre. Dis-moi tout sur les caves, la surprise-partie prévue par le Serpent et les Changés.

— Non ! Ils me tueront !

— Tu crois que je compte te donner une petite tape, si tu ne craches pas le morceau ? »

Il déglutit, le visage poisseux et la respiration laborieuse.

« L’Élu… Il… il fait des trucs bizarres aux gens. Ça se passe d’abord dans les caves puis à l’ancienne infirmerie reconvertie en labo. Ils mutent, deviennent des monstres au bout de quelques temps… J’en sais pas plus ! J’en sais pas plus ! répète-t-il.

— Parle-moi du Serpent. »

Les yeux du garde s’agrandissent.

« Je sais seulement que l’escouade d’Hoffman s’en occupe ! Je le jure sur la vie de mes enfants !

— Où se trouve Ahmès ? »

Dès qu’il crache le morceau, je l’élimine et file retrouver Aro et Marcus. Avant qu’il ne lui réponde, un véhicule de service rentre dans la caserne et freine dans un crissement de pneus désagréable. Merde !

Béatrice abat le garde et fonce vers un carré végétal formé par des cyprès de Leyland. Elle bouscule quelqu’un, mais ne cesse pas de cavaler. À sa grande surprise, une dizaine d’ouvriers forme une ligne pour acheminer du matériel.

« Arrête-toi ! » la hèle l'un d'entre eux.

Dans tes rêves, ducon ! Elle franchit un parking, bifurque à l’approche d’un héliport et, le nez retroussé, s’enfonce dans un tunnel servant à réguler l’eau en cas de déluge. Le cœur battant à tout rompre, elle attend son poursuivant, le Sig-Sauer en main. Une fois débarrassée de lui, elle se faufilera jusqu’à la station d’essence. Après, j’aviserai la suite avec Aro et Marcus !

Quelqu’un saute à sa suite et rampe dans l’espace étroit. Béatrice jure en reconnaissant l’homme d’origine franco-coréenne. Il parlait de cet Hoffman, putain ! En plus de dix ans, Myung-Dae a développé une stature grande et robuste.

« Béatrice ?

— Myung-Dae… »

Son uniforme noir accentue ses prunelles sombres. La lettre gamma, brodée en rouge, sur un brassard blanc accroche le regard de Béatrice. Je l’élimine, enfile cette immondice pour gagner en discrétion puis je file à la station. À cause de son affiliation avec le Serpent, elle refuse de lui accorder la moindre chance et de risquer sa propre vie.

« Pourquoi ? Tu as disparu en Italie ! Tu nous as abandonnés !

— Tu te préparais à accueillir une Béatrice Romano. La voilà. »

L’expression horrifiée de Myung-Dae la fait hésiter.

« Tu comptais t’y prendre comment ? Le Serpent… Il t’a pas juste demandé de me servir de guide, hein ?

— Non... Il… Ça ne devait pas être toi ! Je te croyais morte ! Ou pire !

— Morte ? Toujours dans l'exagération.

— Tu t'es enfuie de l'hôpital et n'a jamais donné signe de vie ! Pourquoi ? »

Il l’observe, les yeux larmoyants.

« La vengeance, répond en toute franchise Béatrice, à sa plus grande surprise.

— Tu l'as trouvé ?

— Non, maintenant... Recentrons-nous sur les projets du Serpent.

— Ils détiens tes amis. »

Myung-Dae lui tend une photo.

« Donne-moi ton arme et suis-moi. »

Sur le papier glacé, Marcus apparaît attaché à une chaise, le visage en sang et un œil tuméfié. Béatrice le broie dans sa poigne. La mâchoire contractée et le corps tremblant, elle obéit. D’un signe de sa tête, elle lui indique la sortie du tunnel.

« Désolé, Béatrice. »

*

Un sifflement constant parasite l’oreille droite de Marcus. De la gauche, il entend à peine les rires des soldats le surveillant. Putain ! La tête penchée en avant, il ne la relève pas, son expérience précédente encore fraîche dans son esprit. Des rangers apparaissent dans son champ de vision. Un des geôliers s’accroupit.

« Elle est là, lui apprend-il dans un italien bancal. La Protectrice ! »

Il tape des mains puis repart. Non… Non, Béa ! Marcus s’agite, tire sur ses liens. La corde s’enfonce, brûle sa peau. Un engourdissement s’étend du bout de ses doigts jusqu’à ses poignets. À ce rythme-là, il perdra l’usage de ses mains. Un râle vrille sa gorge. Il s’efforce à regarder autour de lui.

Un tournis le saisit, l’empêche de repérer Aro. Piégé sur place, Marcus maudit Dieu. Ils n’auraient jamais dû participer à cette partie. Ils devraient profiter d'une vie normale, banale, après des années à lutter pour survivre.

Aro.

Marcus se concentre sur son ouïe, essaye d’entendre son époux malgré son acouphène. Pardonne-moi… Grâce à des bombes artisanales, Aro et lui ont réussi à échapper à la surveillance constante des collaborateurs – comme il les a surnommés avec son mari.

Ils voulaient se baser au niveau de la station d’essence comme convenu avec Béatrice. Là-bas, les pions d’Ahmès ne leur nuiraient pas. Ce bâtiment est abandonné depuis quelques années et toute la partie ouest de la caserne a été condamnée après l’effondrement d’un immeuble. Uniquement les ouvriers forcés s’y rendent pour réhabiliter les lieux.

Pourtant…

Marcus crache du sang. Le goût ferreux s’étale sur sa langue et ses dents. Aro… Il force sur sa nuque raide et résiste plus longtemps à ses vertiges. Une chaise, à deux pas de la sienne. Une tension disparaît au niveau de ses épaules. Il est là, avec lui.

Pardon, Aro, pardon.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 20 versions.

Vous aimez lire Komakai ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0