Chapitre 2

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Le moteur d’une moto brise le silence de Pia. La YAMAHA YZF R6 au noir mat s’aventure au cœur de cette commune limitrophe de Perpignan. Depuis l’ouverture du Jeu, peu de visiteurs viennent ici. Encore moins seuls comme Béatrice. Cette dernière s’arrête à l’approche d’un bureau de tabac. Elle enlève son casque, révélant une chevelure châtain bouclée attachée en queue de cheval.

D’un geste vif, elle retire ses gants et sa veste de cuir callaghan. Le soleil estival l'étouffe après plus de sept heures de route entrecoupées d'une brève pause à Orange. Béatrice frotte ses yeux fatigués.

Sur la devanture de l'établissement, des affiches du Jeu de la Faucheuse et du Sablier la narguent de leur papier glacé et leurs titres imprimés en grosses lettres. Béatrice survole les règles qu’elle connait par cœur, certains mots accrochant son regard malgré elle. « Protecteurs », « guerre », « Élus inhumains » envahissent son esprit et la pourchassent. Un frisson glacial cavale le long de son dos en sueur. Elle ouvre la porte à la peinture délavée et grimace.

D'un pas alourdi, elle se dirige vers le comptoir. Comme elle l'espérait, ils vendent des viennoiseries et des boissons en plus des jeux à gratter et des tickets de loto. Béatrice lorgne sur une brioche au sucre. Elle se redresse à l’approche du buraliste.

Le quadragénaire bedonnant se fige à sa vue. Béatrice suit son regard. Ah… Merde. Elle a oublié d’ôter ses holsters d’épaules. La bouche de l’homme se tord. D'une voix nasillarde, il lui demande ce qu’elle veut. Ta caisse ! se retient de réclamer Béatrice. Il doit être habitué à pire, si on considère l’époque de fou dans laquelle on vit.

« Un café, s'il vous plaît. »

Petit bidou, comme le surnomme Béatrice, se détourne d’elle et met en branle sa machine. Ici, il ne propose que des espressos. Elle s’en contentera. Une fois servie et le buraliste payé, Béatrice s’installe à l’une des rares tables et sort une carte routière de sa sacoche de ceinture. De son index à la peau brunie par le soleil, Béatrice retrace le chemin à emprunter.

La porte s'ouvre sur un vieillard, appuyé sur une canne. Il parle avec Petit bidou, échange sur la situation à Perpignan. Béatrice écoute leur conversation d'une oreille distraite.

« Tu t’imagines, Jean-Eude ? s’écrit l’octogénaire. Une partie à moins de dix kilomètres de chez nous ! »

Il agite sa petite tête coiffée d’un gris chiné.

« Ça me rappelle ce que me racontait mon grand-père, quand il causait de l’Apocalypse. Dire que cette guerre date de plus de cent ans ! Et… et on en subit encore les conséquences… »

Béatrice tend l’oreille à la mention du conflit qui a failli détruire la Terre. Cent-vingt-deux ans après son début, l’Apocalypse nous emmerde encore en 2003.

« Ce ne sont pas nos aïeux et leurs sacrifices qui ont mis fin à l'Apocalypse, mais ce… ce Jeu ! bafouille l’octogénaire. Tu t’en rends compte ? Mon arrière-grand-père et mon grand-père doivent se retourner dans leur tombe. Eux, et leurs camarades perdus durant ces quarante ans de combats !

— Je sais, Raymond, je sais, rit jaune le buraliste face au radotage du client.

— Ils ont donné leur vie et maintenant, c’est notre tour !

— Mais non ! Écoute : selon les rumeurs, Perpignan possèderait des renforts armés ! Si avec ça, leur Protectrice est pas foutue de tuer ce maudit égyptien ! Allez, se reprend-il, n’en parlons plus… Quoi qu’on fasse, nous ne servons à rien... »

Jean-Eude tend un verre à Raymond. Béatrice se détourne d’eux, les poils hérissés. L’égyptien… Comme si c’était un simple homme ! Elle avale d’un trait son café refroidi et range ses affaires. En un battement de cils, elle renfile sa veste et ses gants puis sort enfourcher sa moto.

Sous elle, l’engin vrombit et tue sa colère. Jean-Eude compte en grande partie sur l’armée. Pourtant, la seule personne capable de porter un coup fatal à l’Élu, c’est elle : la Protectrice. Merci les règles de ce jeu à la noix ! Ce dernier semble sortir tout droit d’un roman surnaturel. Il l’horrifie autant que ce pauvre vieillard.

Elle dépasse des spots publicitaires qui édictent l’un des règlements du « divertissement du siècle ». Les entretiens avec la Faucheuse reviennent à Béatrice. Une douleur fantomatique enserre ses os, les brise et les broie. La voix enfantine de l'Ange de la Mort résonne dans son crâne. Elle lui promet la gloire et la mort. Merde ! Béatrice se rattrape de justesse, manquant de peu de se renverser.

La pression de son rôle imposé se mêle à la fatigue de son long voyage. Tout se joue entre ses mains. Si elle gagne, la France ne participera plus. Si elle perd, une autre ville sera choisie. Je n’ai pas le choix… Je dois vaincre un demi-dieu !

Ahmès appartiendrait au panthéon égyptien, à en croire la Faucheuse. C'est bien ma veine, je n'aurais pas pu tomber sur d'autres lamies ? Non... Il a fallu que je me tape une divinité inconnue au bataillon !

« Putain, pense à autre chose ! » s’écrie Béatrice.

Les mains cramponnées au guidon de sa moto, elle invoque en elle l’image de son frère. En pensant à Reiju, le poids de centaines de milliers de vies s’évapore de ses épaules. La force du soleil l’oppresse, pourtant elle respire avec plus d’aisance. Béatrice longe un centre commercial aux vitres explosées. De sa position, elle devine qu’il a été incendié et pillé. Depuis longtemps, elle ne dénombre plus les véhicules abandonnés dans l’urgence sur le bas-côté.

Les panneaux cabossés et tagués de « Perpignan » et « Perpinyà » lui ouvrent la voie vers sa destination finale. Elle conduit avec prudence, contournant les débris imposants de bâtiments écroulés sous le souffle d’explosions passées. Elle observe et compare ce qui fut, des siècles plus tôt, la capitale du royaume Majorque avec l’image déformée de ses souvenirs d’enfance. Elle s’imagine l’impossibilité pour un riverain de décrire les lieux comme ils étaient avant la venue de l’Élu.

Elle jure entre ses dents et s’interroge en voyant des immeubles à moitié détruits par des mortiers. Les militaires n’ont pas réussi à capturer Ahmès – seuls les Protecteurs peuvent tuer les Élus à cause d’une règle du Jeu. En quoi changera-t-elle la donne là où des forces armées et entraînées ont échoué ?

Avant Perpignan, Tourcoing et Chambéry sont tombées ! Les deux villes ont été rayées de la carte en même temps que leur Protecteur respectif est mort. Comme à Tijuana, elle joue en terrain ennemi. Cependant, les habitants risquent de ne pas lui accorder leur confiance, compliquant sa tâche. Je dois en faire de même ! Je ne peux compter que sur Aro et Marcus.

Son frère lui manque terriblement. Son absence l’accable autant que la désolation de la ville, dont l’état général aggrave son anxiété. Il écoute peut-être une cassette… Elle en a prévu une par évènement majeur et pour la vie de tous les jours. Ils se connaissent depuis ses treize ans, ont noué une amitié puis une fraternité dans le sang et la sordidité de la rue.

Elle accélère, comme si gagner de la vitesse l’aiderait à fuir son mal être. Reiju… Reiju va bien, il est en sécurité à Lausanne ! Elle se détourne de ses inquiétudes et des vestiges de Perpignan pour la route. À l’approche d’un rond-point, elle hésite. Pour rejoindre la caserne, il lui suffit de prendre la première sortie. Cependant, en empruntant la seconde, elle pourrait s'arrêter au cimetière.

Le cuir de ses gants grince sur le guidon de la moto. La tension bloque ses épaules dans une posture inconfortable. Papa, maman... Depuis leur mort, elle n'a jamais pu les revoir – que ce soit à la morgue ou sur leur tombe. La poche intérieure de sa veste semble s'alourdir. Elle y range en permanence un carnet aux bords écornés par des années d'utilisation. Sur la page de garde jaunie, des lettres et des numéros se côtoient en silence.

« Fais chier ! »

Une part d’elle veut faire une halte au cimetière, celle encore innocente et qui croit en la justice. À l’opposé, celle qu’elle est aujourd’hui, ternie par ses crimes et le Jeu refuse d’affronter ses vieux démons.

« Une autre fois, se ment-elle. Je suis désolée… »

La mort dans l’âme, elle roule tout droit et passe devant l'hôpital. Sa respiration se bloque dans sa trachée. Aro m’a prévenu, songe-t-elle en frissonnant d’horreur. Le jour où un Élu respectera la convention de Genève, j’avale mille aiguilles. Une peur insidieuse se propage en elle : et si Ahmès s'en est pris à ses pères avant son arrivée ? Tuer des innocents ne semble pas le gêner, alors d'anciens mercenaires alliés à la Protectrice ?

Nel sangue, viviamo.

Dans le sang, nous vivons. La devise de son ancien groupe vibre en elle à l'approche de la caserne. D'une respiration régulée, elle enclenche la béquille de sa moto et coupe le moteur. Que le Jeu commence.

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