Chapitre 5

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14 décembre 2001. Les cinq flammes du Hanoukkia dansent sous le passage d'un courant d'air qui traverse le studio. Mawreen Qayn le sent glisser sur ses mains crispées. Tout en fixant la shamash, elle essaye de comprendre ce qu'il se passe. Du haut de ses vingt-deux ans, la future professeure n'arrive pas à saisir les propos de son visiteur.

L'homme s'est adossé à la fenêtre du salon. Il contemple le jardin en contrebas, en attendant sa réponse. Mawreen agrippe son mug favori. Souvent qualifiée d’ordinaire, elle se fond dans la masse comme sa mère lui a appris dès son plus jeune âge. Pourquoi moi ? Elle retient la question malvenue pour se concentrer sur celle qu’on lui a posée. Accepte-t-elle de quitter la foule, de s’imposer en tant qu’héroïne en cette époque si incertaine ?

« Si… Si je vous réponds maintenant… »

Mawreen éclaircit sa gorge, lève une main dans les airs comme si la suite allait enfin quitter sa bouche. En deux enjambées, son visiteur la rejoint et s’agenouille face à elle. Mawreen se perd dans ses yeux d’un noir graphite. Avec une délicatesse étonnante, il lui répond :

« Je veux d’abord m’assurer que vous compreniez toutes les règles du Jeu, avant d’aborder celles qui vous concernent. Après, vous pourrez prendre votre décision, accepter ou non le rôle de Protectrice. Si vous le faites, je vous guiderai là où la partie prendra place. »

Il se redresse et l’enjoint à le suivre. Mawreen hésite.

« Je ne connais même pas votre prénom et vous semblez tout savoir sur moi.

— Klaus, wyverne de Lucia et serviteur de la Faucheuse.

— Lucia ?

— Un monde très inintéressant qui n'existe plus, sourit-il. Allons-y. »

Étonnamment, cela la convainc. Ils quittent le studio pour les rues occupées par des commerçants et des promeneurs. Mawreen sourit, le cœur plus léger. Ses yeux se posent tour à tour sur les passants et les immeubles avant de s’arrêter sur le dos de l’homme. Il est grand – peut-être dépasse-t-il les deux mètres. Sous son costume bleu nuit, elle devine un corps athlétique. Elle détourne son regard, aussi rouge qu'une pivoine.

Ils entrent dans un cinéma de quartier. Un employé les conduit en silence jusqu’à une salle vide de tout public. Klaus lui indique un fauteuil avant de s’installer quelques rangées derrière elle. Mawreen lui lance un dernier coup d’œil, incertaine et anxieuse. Elle lisse nerveusement des plis imaginaires sur son jean.

Les lumières s'éteignent et les plongent dans la pénombre. L’angoisse déploie ses ailes tel un papillon venimeux. La diffusion du film débute. La forme d'un enfant s'anime sur l'immense écran. Mawreen oublie tout, Klaus, le cinéma, son studio : cette projection l'obnubile.

Le garçon d'à peine dix ans s'approche d'un sofa. Sans simagrée, il repousse le cadavre sanguinolent d'une femme et prend sa place sur la couche. Un bref instant, la lame de son couteau de cuisine accroche un rayon solaire. D'une voix au timbre troublant, l'Ange de la Mort brise le silence macabre du salon et annonce le sujet de ce premier court-métrage : une présentation généralisée du Jeu.

« Je suis la Faucheuse, l'entité en charge des Protecteurs. Avec le Sablier, nous avons mis fin à votre guerre Apocalypse. Nous avons reconstruit votre monde. Vous nous devez votre vie, sourit-iel. »

Le traité Thessalonique, songe Mawreen en déglutissant. Elle s’agite, triture ses ongles, le regard rivé sur l’immense toile blanche. Une pensée saugrenue la traverse et augmente la tension dans ses épaules. C’est la dernière chose que je verrais au cinéma.

« Les règles ne seront expliquées qu’au cas par cas, selon l’audience ciblée. Si vous êtes un Élu, le Sablier viendra vous voir. Pour les Protecteurs, d’abord un de mes serviteurs puis moi-même. Pour la populace, vous n’aurez accès qu’à cette annonce – disponible sur un format adapté à l’avancée technologique de votre pays. »

Mawreen détourne les yeux. Son angoisse s'amplifie à chaque mot de la Faucheuse, qu'iel ponctue d'un mouvement de son couteau maculé de sang.

« Chaque pays représente un conflit, lui-même divisé en cinq parties. Une ville équivaut à une partie. Deux villes du même pays ne joueront pas en même temps. Par exemple, Brasília, Moscou et Séoul peuvent jouer simultanément ; mais pas Brasília et São Paulo. »

La Faucheuse marque une pause.

« Une partie ne se termine que de deux façons. Par la victoire du Protecteur, concluant à celle de sa nation, ou par la défaite du Protecteur, entraînant l’éradication de la cité en lice et la participation d’une autre ville. Si le pays perd les cinq parties, celui-ci sera détruit en totalité. »

À l'évocation des Élus, les poils de Mawreen se hérissent.

« Pour éviter cette deuxième option, le Protecteur doit tuer l'Élu. »

La Faucheuse ricane.

« Bien entendu, ce dernier n'est pas humain. Tous les Élus proviennent de mythes connus ou non de votre monde. Leur objectif final est la destruction du pays où ils jouent. Notez qu'ils conservent leurs armées d'autrefois. »

Mawreen relâche son pantalon pour tordre ses doigts.

« Quant aux Protecteurs, ce sont des mortels que je choisis parmi les habitants passés ou présents des villes participantes. »

La seconde vidéo débute directement. Mawreen ne lâche pas les images colorées du regard. Trop importantes, ces explications détermineront le chemin qu’elle prendra. Le tournage de ce court-métrage prend place dans une salle de classe. Toujours sous ses traits enfantins, la Faucheuse appuie sur deux points en guise d'introduction :

« Je désigne les Protecteurs et l’ordre des parties pour tous les conflits. Le Sablier choisit les Élus et deux durées clefs du Jeu. »

La Faucheuse monte sur un escabeau devant un écran blanc et profite des accessoires à sa disposition pour imager ses propos. Le rétroprojecteur diffuse des dessins travaillés d’un sablier et de chronomètres. Aidé·e d’une longue réglette pour taper la clepsydre inscrite dans une représentation de la Terre, la Faucheuse s’explique.

« Khrónos correspond au temps total du Jeu. Il est commun à tous les conflits : s'il ne s'est pas écoulé et qu’il reste ne serait-ce qu’un conflit en cours, admettons celui du Danemark, un scrutin aura lieu. Tous les Élus et Protecteurs, vivants ou morts, voteront pour l’annihilation de ce monde ou que le Jeu recommence du début. »

L'enfant change de diapositive. Les chronomètres sont retracés dans plusieurs couleurs, puis répartis sur diverses villes d’un pays aux frontières abstraites.

« Metrum correspond à la durée de chaque partie. Par exemple, le Sablier accorde cinq ans à Madrid et deux mois à Osaka. Si Osaka ne gagne ou ne perd pas en deux mois, Metrum n’aura pas été respectée. Un scrutin prendra place pour reprendre le Jeu à la première partie ou détruire le pays concerné. L’Élu et les Protecteurs, morts et vivants, jouant pour cette nation voteront. »

Le regard chocolaté de la Faucheuse pétille à l'évocation du sujet central de cette projection : les Protecteurs et Protectrices.

« Un choix s’offre à vous dès maintenant : accepter ou refuser votre rôle. »

Iel joue distraitement avec la longue baguette de bois.

« Dans le premier cas, vous serez amené ou guidé jusqu'à l’Élu. Vous devrez alors vous battre jusqu’à votre mort. Trois fins sont possibles. »

La diapositive suivante se lance et comporte deux personnages. L’un tire la langue, effondré au sol et des croix à la place des yeux. L’autre brandit une épée, un pied sur le dos du vaincu.

« Un ! Vous réussissez à tuer l’Élu. Bien que vous ayez fait le plus gros du “boulot”, Metrum continue. Il ne s’arrête qu’à la mort du Protecteur. »

La Faucheuse projette un autre dessin. Le héros à l’épée est désormais montré avec une corde autour du cou.

« Peu importe si vous tuez ou non l’Élu, votre décès symbolise un point fixe pour le Jeu. Vous gardez le choix de votre mort. »

Iel remplace l’image par celle d’un homme baissant son glaive, face à une femme armée d’un fusil. Une animation barre l’homme puis dévoile un cavalier et sa monture.

« Deux ! L’Élu décide de déclarer forfait. S’il le fait avant le début de la partie, un autre Élu sera attribué au pays. »

Le cavalier est lui aussi rayé.

« S’il prend cette décision pendant la partie : il sera considéré comme “mort” par le Jeu. Pour rappel : Metrum défile et ne s'arrêtera qu’à votre mort. Ne répétez pas l'erreur d'un de vos prédécesseurs. »

La Faucheuse soupire puis change de diapositive.

« Trois ! L’Élu parvient à vous tuer avant. »

Le dessin met en scène une femme décapitée et un homme qui applaudit. Une animation entoure deux fausses villes, les reliant par une flèche et en barrant l’une.

« L’Élu commencera une partie dans la ville suivante. Celle que vous protégiez sera détruite. Nous collecterons toutes les âmes dans les plus brefs délais. »

Mawreen enfonce ses ongles dans sa paume puis relâche la peau malmenée pour se redresser. La voix de la Faucheuse retentit :

« Dans le deuxième cas, si vous refusez le rôle de Protecteur… »

Les yeux de la Faucheuse deviennent deux orbes rouge sombre. Avec un agacement franc, l'entité pointe le dessin du pays resté intact.

« Votre vie sera sauve. Cependant, Metrum ne s’arrêtera pas. »

La vidéo s’assombrit et les lumières se ravivent.

« Ah ! Sachez que je me réserve le droit d’accepter votre réponse. Mes serviteurs peuvent aussi choisir de vous laisser en vie ou non. »

La Faucheuse sourit avant de poser la baguette d'un claquement sec.

« Bienvenue dans le Jeu de la Faucheuse et du Sablier ! »

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