Chapitre 6

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Le trousseau de clefs en main, Béatrice quitte l’observatoire et avise des masques à gaz avec des cartouches d'oxygène. Son instinct la pousse à vérifier qu’il ne reste aucun survivant. Elle avance avec prudence, la photo de Marcus à l’esprit. La gorge serrée, elle n’ose pas imaginer un monde sans Aro et lui. Elle n’y survivrait pas, pas après la perte de ses parents et d’autres êtres précieux.

Un rire la secoue. Pour une fois, ce sont les siens qui l’enterreront et pas l’inverse. Si tant est qu’il reste quoi que ce soit de sa carcasse après son affrontement avec l’Élu. Le souvenir d’Estéfania, la Protectrice de Tijuana, lui broie le cœur. Incarcérée comme elle dans le centre pénitentiaire de la ville, Estéfania avait tout fait pour sauver leurs consœurs face aux lamies. Dix d’entre elles ont survécu.

Bientôt, ce nombre se réduira à neuf. Le fantôme chimérique d’une prisonnière lui apparaît. La tendresse de son sourire la glace sur place. Pardon, Esmeralda, pardon… Béatrice se ressaisit et s’équipe d’un masque, délaissant cette réminiscence. La première pièce dans laquelle elle entre se révèle n’être qu’un simple sas.

Son rythme cardiaque s’accélère à l'approche d’un second accès. Et s'ils se transforment en monstre et m'attaquent ? songe-t-elle en revoyant le garde mimer un vampire. Sa main se fige sur la poignée. Ses oreilles sifflent, comme si les prisonniers hurlaient toujours à l'aide. Béatrice déverrouille la chambre à gaz.

« Dieu... »

La vision des corps lui tord les entrailles. Elle en a vu des milliers en plus de vingt-six ans. Pourtant, aucun n'a vécu une mort pareille. Le traité Thessalonique, marquant la fin d’Apocalypse, interdit la création et le stockage des gaz antérieurs existants. Tous les stocks ont été détruits au fil des ans, en suivant une procédure particulière. Quelques incidents ont eu lieu malgré tout, au prix de la vie d'innocents.

Béatrice étudie ces victimes de la partie. Elle se penche sur une femme et prend son pouls, se sentant idiote. Comment ? Le souffle court, elle fixe la trentenaire. Sous la pulpe de ses doigts glacés, un cœur bat encore. Un à un, elle examine les gazés et se rend à l'évidence.

« Ils vivent tous... »

Leur figure et leur corps contorsionnés lui racontent pourtant une histoire différente. Les paroles du garde lui reviennent, comme la voix de Perrez. « Prête à t’amuser et renaître ? » Un système de ventilation s’active. Le raffut manque de lui faire rater le bruit de pas lourds.

Béatrice se planque derrière un homme à la stature massive et observe les alentours. Une silhouette se détache de la pénombre. Puis, les néons illuminent un géant difforme, dont la tête et le haut du dos raclent le plafond des caves. Un rideau continue de poussière pleut autour de lui. Son corps semble interminable, mais sa chair livide ne recouvre qu'un être famélique.

Il paraît inoffensif et malade, avec ses touffes disparates de cheveux grisâtres. Les apparences sont trompeuses, se rabroue Béatrice. Le colosse s'arrête à proximité des gazés. La tête dodelinant, il en attrape quatre puis part en direction d'un accès dérobé. Béatrice attend un peu, puis le poursuit et maintient une distance de sécurité entre eux.

À l'approche d'une grande place entourée de galeries, elle se faufile derrière une malle. Des gens arborant un collier en cuir cadenassé vaquent à leurs tâches. Des esclaves ? Ils évitent avec soin une cage à l'intérieur de laquelle un berger allemand dort. Des estafilades fendent la fourrure drue par endroit. Béatrice retire son masque et le regrette aussitôt. Une odeur putride imprègne les lieux.

« Dépêche, Quasimodo ! »

Une soldate aux cheveux bouclés frappe le géant. Quasimodo ne se plaint pas ni ne se rebelle sous les coups. En silence, il dépose les gazés à l’intérieur d’un monte-charge puis repart. Le mécanisme de l’élévateur grince puis se met en fonction. Les rouages se grippent et bloquent la montée du plateau à mi-chemin.

« Putain ! Toi, montes prévenir Ânkhti ! »

Béatrice observe une fillette emprunter une sortie dérobée. Bon à savoir… La radio de la soldate grésille. Une voix déformée par les ondes s’identifie avec un nom code puis annonce d’un ton anxieux :

« Évasion de la Protectrice. À toutes les unités, fouillez vos zones et ralliez le point Alpha. Je répète. Évasion de la Protectrice. À toutes les unités, fouillez vos zones et ralliez le point Alpha.

— Sérieux. »

La soldate râle puis se saisit de sa radio et s’identifie :

« Bien pris de Sirène. Vérification de ma zone en cours. »

Elle coupe sa communication et avise les esclaves.

« Vous avez entendu, magnez-vous ! »

Connasse… Les esclaves arrêtent leur travail et s’exécutent. De sa cage, le chien les observe s’agiter. Il s’ébroue et renifle l’air putride des caves. Son regard se dirige vers la malle cachant Béatrice. Un adolescent s’en approche dangereusement. Avant qu’il ne puisse en faire le tour, le berger allemand aboie et s’agite.

« Ferme-là, saeat !» s’époumone Petite cheffe.

Saeat ? Elle se rappelle des propos de la Faucheuse à leur sujet : des entités surnaturelles et surpuissante. Comment a-t-il pu être enfermé ? Plus important encore : par qui ?

« Bougez-vous, ajoute la soldate en menaçant une esclave. J’ai pas que ça à faire !

— Si tu la tues, aucun d’eux ne t’en empêchera. Au contraire. »

Incrédule, Béatrice observe le Chien. Vient-il de s’adresser à elle ? Elle se pince, un réflexe qu’elle a lu de nombreuses fois sans le comprendre jusqu’à maintenant. Non, elle ne rêve pas ! Peut-être a-t-elle inhalé un gaz hallucinogène ? Le berger allemand parle une seconde fois.

« Débarrasse-nous de cette mégère, s’il te plaît. »

Béatrice accède à sa demande. Peut-être à cause de sa politesse ou son regard de chien battu. Elle inspire profondément et se positionne, sa proie pile dans sa ligne de mire. L’adolescent la voit et s’écarte. Brave gars. Un léger sourire étire la commissure des lèvres de la tueuse. Son index sur la gâchette, le calme l’envahit.

Silence.

Elle le brise d’un tir net et précis. Petite cheffe s’écroule, une tache sanguinolente fleurissant entre ses deux yeux. Parfait. Béatrice délaisse sa cachette pour la prison du Chien. Ce dernier loge son museau entre deux barreaux où des symboles gravés luisent.

« Comment un saeat a-t-il pu être enfermé comme un simple animal ?

— C’est une longue histoire, mon enfant. »

L’un des sourcils de Béatrice se hausse face au surnom dont l’affuble le Chien.

« Alors, saeat ? As-tu volé l’os d’Ahmès ? Couché avec sa chienne ?

— Quel humour ! Rien de tout cela.

— Il essayait de nous protéger ! D’évacuer les enfants ! intervient une des esclaves, ses cheveux gris barrant ses yeux. Partez, nous accuserons les Changés. Ânkhti risque de venir vérifier l’élévateur avec une équipe technique.

— Ânkhti, les Changés ?

— Une thaleb[1], l’informe le Chien. Je suppose que S’kyark t’en a parlée ? »

Béatrice triture les ongles de son index et de son majeur avec son pouce. La Faucheuse lui a décrit ces monstres, aux traits à la fois humains et bestiaux. Ils tirent plus du chacal que de l’Homme, avec un corps à la fourrure drue et brune, des mains et des pieds disproportionnés et griffus et un long museau aux dents acérées. Rien qu’une balle n’élimera…

« Oh. Tu as payé pour ces informations, devine-t-il.

— Bien sûr, rit Béatrice. Où est la cave 51 ?

— Non loin d’ici, mais avec la nouvelle de ton évasion, le Serpent a sûrement déplacé ailleurs tes amis et t’y attend. Libère-moi et je t’aiderai. Je t’apprendrai tout ce que je sais d’Ahmès et de ses objectifs.

— Ânkhti arrivera d’une minute à l’autre ! s’emporte un quadragénaire. Partez, Protectrice.

— J’ai un autre plan… Vous savez où mène ce passage ? demande Béatrice en pointant la porte aux esclaves. Prenez-le, planquez-vous et quittez la caserne. »

Des dizaines de voix protestent en chœur. Béatrice ne les considère pas.

« Barrez-vous. Je ne ferai pas de distinction entre cette thaleb, ses sbires et vous. »

Ils s’entre-regardent, refusent de bouger. Lors d’un combat imminent, Béatrice ne tolère la présence que de trois personnes. Peu importe à quel point la situation risque de déraper, ses pères et son frère savent s’adapter et se défendre sans lui compliquer la tâche. L’une des raisons pour laquelle Marcus ne l’a jamais mise en charge des recrues de Sforza-Romano. Beaucoup trop sont morts en étant binômés avec elle.

« J’suis pas d’humeur… »

Béatrice pointe l’homme le plus proche. Une femme hurle.

« Barrez-vous. »

Les esclaves s’enfuient par le passage. Bien. Débarrassée des non-combattants, Béatrice dévêt le cadavre de Petite cheffe. Elle enfile l’uniforme noir, au brassard blanc abordant la lettre gamma rouge, se barbouille le visage de sang et cache ses vêtements, le masque à gaz et le corps tiède.

« Je vois… Tu souhaites confirmer la position de tes amis.

— Mes pères, le corrige Béatrice.

— Libère-moi et je t’aiderai.

— Ah ! C’est ce que tu dis, mais une fois sorti tu retourneras ta veste et m'offriras à Ahmès.

— Et si je balance ton identité à Ânkhti ?

— Essaye et je te transforme en descente de lit. »

Un pouffement pour seul réponse, Béatrice s’assoit contre le mur, toujours armée. Son nez se fronce au contact de la flaque de sang qui imbibe déjà son pantalon. Mettant son dégoût de côté, elle manipule la radio et hurle sur les ondes :

« Minotaure de Sirène, Minotaure de Sirène ! La Protectrice ! La Protectrice m’a attaqué ! Elle… Elle s’enfuit en direction du bâtiment H1.

— Sirène de Minotaure, bien pris. À tous de Minotaure, rassemblement au point Delta. Je répète ! À tous de Minotaure, rassemblement au point Delta.

— Joli, siffle le Chien. Espérons que ton accent ne te trahisse pas. »

Me porte pas la poisse, Rouky. Béatrice rajuste sa position et fait semblant d’être inconsciente. Le géant apparaît, les bras chargés de gazés. Derrière lui, la fameuse thaleb marche d’un pas chaloupé, accompagnée de trois soldats. Le visage caché par ses boucles, Béatrice observe le trinôme devancer la femme-chacale et balayer les angles morts. Ils apprennent vite des erreurs de leur camarade. L’un d’eux s’avance jusqu’à elle. Il pose un sac et en sort des affaires.

« Ok, Jolibois. Où es-tu blessée ? À l’abdomen ? Membres inférieurs, supérieurs ?

— Tu as deux options, lui chuchote Béatrice en le pointant de son Sig-Sauer, prétends que je suis morte, dis-moi où sont Aro et Marcus et pars avec tes copains. Ou tu joues au héros et finis avec une balle en pleine tête. »

Il l’observe, aussi pâle qu’un fantôme.

« Moreau ? l’appelle un des soldats. Elle… elle est en vie ? »

Ton choix ? lui souffle-t-elle du regard. Moreau hoche de la tête et lui murmure :

« L’escouade d’Hoffman les a transportés à l’appartement F47… »

Il range son matériel.

« Non ! La Protectrice l’a tuée.

— Merde ! Pas le choix, on la… on la laisse ici et on rallie les autres. Cela vous convient, Ânkhti ?

— Oui, notre priorité est la Protectrice. Après, nous gérerons les gazés. Peut-être savoureront-ils cette faiblarde. »

Sympa. Moreau rejoint ses coéquipiers, pourtant la thaleb ne bouge pas. Elle rit et secoue la cage du Chien.

« Toujours là ? Tu n’aurais jamais dû désobéir à notre maître !

Ton maître, rectifie le Chien en bâillant. Il porte ma marque uniquement par respect envers mon créateur ! Ahmès ne s’est pas embarrassé de me donner un prénom en se liant à moi. ''Chien'' veut tout et rien dire. Je refuse de continuer à aider Ahmès dans sa folie !

— Si cela t’embête autant : romps le contrat et disparais une bonne fois pour toutes, clébard ! »

Le Chien ricane.

« Pars donc chercher la Protectrice que je dorme en paix.

— Le jour où maître Ahmès nous autorisera à t’éliminer, compte sur moi pour t’achever. »

*

[1] Thaleb : selon Bombonnel, le tueur de panthères Paris, 1863 : « Les arabes qui savent les chacals profondément versés dans la science de la malice, les tours et les ruses l’ont surnommé Thaleb, le “savant”. Son nom en arabe est Dhib, le “hurleur”. » Thaleb est aussi utilisé en Barbarie pour désigner le petit chacal (dit aussi chacal adive), comme on peut le lire dans Histoire naturelle, générale et particulière, rédigée par Leclerc de Buffon et C. S. Sonnini.

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