Chapitre 1

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« … Bonjour, vous êtes bien sur le répondeur de Béatrice Romano… Hum. Vous, vous pouvez supprimer ce numéro de vos contacts. D’ici… Sainte MarieD’ici, je ne sais combien de temps, je serais morte. Merci de votre appel. J’espère que vous survivrez au Jeu ! Ouais… Erm… Bonne chance ? Ouais, bonne chance… »

Bip.

« Béatrice ?

— Merde ! »

Béatrice se lève d’un bond du canapé et attrape le téléphone, une antiquité des années 90. Son estomac se noue. Anxieuse, elle espère que ses émotions ne transparaîtront pas dans sa voix et répond en italien :

« P’pa ? Tu es toujours là ?

— Merci mon Dieu ! »

L’intonation d’Aro la surprend.

« Tout va bien ? »

Bien sûr que non, pauvre conne… Aro et Marcus, ses pères adoptifs, sont arrivés à Perpignan depuis vendredi. Dès demain, elle les rejoindra. La ville catalane accueillera enfin sa Protectrice, la seule personne capable d’éliminer l’Élu, un mois après le lancement de la troisième partie française. Béatrice triture le câble du combiné. La boule au ventre, elle attend la réponse d’Aro.

« Je… On s’en sort. »

À l’autre bout du fil, Aro soupire.

« La situation est pire qu’on ne le supposait. Ahmès a réduit à néant l’intégralité des forces armées. Tu le verras en arrivant, mais… Il s’en est pris à des établissements vitaux. Comparé à ce que tu nous as raconté de Tijuana, il… Cet Élu semble avoir un fonctionnement particulier. On essaye de récolter des informations.

— Les habitants vous aident ? demande-t-elle la gorge serrée.

— Non, nous sommes surveillés en permanence. On pense créer une diversion et se cacher ailleurs. Si tu as des suggestions ? »

Béatrice réfléchit rapidement à leurs options. En quatorze ans, elle n’a pas remis les pieds à la caserne de gendarmerie, où se trouvent ses pères. Elle aurait préféré rallier un autre endroit, Perpignan étant une ville immense aux nombreux quartiers, cependant elle n'a pas eu le choix. La Faucheuse l’y a contrainte. En son for intérieur, Béatrice maudit l’entité surnaturelle à l’origine de bons nombres de ses problèmes – dont sa seconde participation forcée à un Jeu mortel où divinités et humains s’affrontent.

« La station essence ? Mon… mon père râlait qu’ils allaient la fermer. Restriction budgétaire. »

Elle se racle la gorge, joue avec le cordon qui s’enroule et se déroule autour de son index. L’évocation de sa défunte famille la blesse toujours autant. Elle n’en fera jamais le deuil, malgré ce que les spécialistes aiment raconter comme bobards à la radio. Même avec la famille qu'elle a forgé après sa fuite du système et au fil des ans avec Aro, Marcus et son frère, Reiju.

Tout ça pour quoi ?

L’amertume crépite en elle. En tant que Protectrice, elle mourra peu importe l’issue du Jeu – plus d’une règle de ce divertissement morbide y veille. Au loin, elle entend Aro parler avec Marcus. Le fantôme d’un sourire éclot sur ses lèvres gercées. Bientôt je vous reverrais.

« Béatrice ? Béa ?

— Je t’écoute, croasse-t-elle.

— On t’attendra à la station. Si nous n'y sommes pas, nous te laisserons un moyen de nous joindre ou de nous retrouver. Nous ne pouvons pas rester exposés à Ahmès et ses sbires. Lors de notre arrivée, une escouade nous a confisqué nos armes et enfermés dans un appartement.

— Comment… comment vous m’appelez ? Ils nous écoutent peut-être. »

Elle entend le rire distinctif de Marcus. Quelques secondes plus tard, il prend le combiné à Aro.

« Bella mia, les gens aiment l’argent. Peu importe la situation, Jeu morbide ou pas. Nous ne pourrons pas te recontacter après cet appel… Personne n’a ta photo, sers-t’en à ton avantage. Profite de Reiju avant ton départ. Tu… Tu devrais changer ton répondeur pour lui.

— Je… J’ai prévu quelque chose. »

Son regard se pose sur son dictaphone et une pile de petites cassettes. Il lui en reste une à enregistrer, en plus de lettres cachetées.

« Je… Je… Je l’aime. Et… Comment ? Comment lui dire que je l'aime puis l'abandonner ? Il... Il mérite mieux. On mérite mieux !

— Il le sait, bella mia. Profitez de cette dernière journée ensemble.

— C’est injuste… »

Il devrait venir avec nous, être à mes côtés ! Elle inspire profondément, lève ses yeux au ciel pour ne pas pleurer. Elle maudit la Faucheuse une seconde fois, qui rejette le moindre contrat pour permettre à son frère de la suivre. Béatrice se refuse à lui dire au revoir.

« L’un de nous survivra, la raisonne Marcus.

— Vous survivrez tous les trois, contre Béatrice. Ma mort est un point fixe pour le Jeu. Pas les vôtres. Promets-le-moi. »

Des grésillements, puis un long soupir.

« Nous ferons de notre mieux.

— Merci. »

Ils échangent encore quelques instants puis se disent au revoir. Béatrice repose le combiné, puis fixe les cassettes. Avec soin, elle réfléchit à son dernier enregistrement. Une fois fini, elle rangera le tout dans une boîte. Son frère la découvrira après son départ. Lâche, elle se sent incapable de la lui remettre directement.

D’un coup d’œil à l’horloge murale, elle songe à la durée de sa liberté. Un an, trois mois, seize jours et encore dix-neuf heures. Très tôt demain matin, elle partira avec sa moto pour un long voyage.

Ok, tu peux le faire ! Elle reprend sa place devant la table basse. Du bout des doigts, elle réenclenche le dictaphone. Sa bouche s’entrouvre sur un souffle humide. Aucun son n’en sort. Muette, elle éteint l’appareil.

« Fais chier ! »

Ses boucles couvrent son regard enragé. Pourquoi ? Pourquoi doit-elle préparer ses mémentos ? Pourquoi doit-elle dire adieu à son frère ? Pourquoi doit-elle jouer une seconde fois ? N’a-t-elle pas gagné le droit de vivre une existence paisible, loin du Jeu qui régit leur vie à tous depuis deux ans, après avoir survécu à une partie en tant que combattante ? Des larmes brûlantes dévalent ses joues. Du revers de la main, elle les essuie, frotte ses yeux puis repousse ses cheveux.

Clac.

D’un bond, elle cache son bazar dans un panier sous la table basse. À l'entrée de leur appartement, son frère pose ses emplettes. Une odeur de pâtisserie remplit le salon. Le soleil estival transperce les innombrables fenêtres de la pièce, auréolant la longue chevelure rousse et tressée de Reiju. Ses éphélides ressortent sur sa peau diaphane, recouvrant son visage, sa nuque et ses mains.

« Réveillée ? » lui signe-t-il.

Béatrice glousse. La beauté naturelle de son frère n’arrive pas à camoufler ses excès de la veille, ce qui expliquerait pourquoi il ne porte pas son appareil auditif. Reiju n’entendra jamais de l'oreille droite. La rangée de sons qu’il perçoit de la gauche lui permet de comprendre les autres, si l’environnement n’est pas bruyant et que son interlocuteur veille à être du bon côté. Pourvu qu’il trouve quelqu’un qui l’accepte et l’aime comme il est.

« Oui, répond-elle, avec une vilaine gueule de bois. »

Reiju s’assoit à côté d’elle après s’être déchaussé. Il lui tend un carton rectangulaire. Ma boulangerie préférée ! Même s’ils prétendent qu’aujourd’hui est une journée ordinaire, tout leur rappelle le contraire. J’aurais pas dû autant boire hier. Son frère l’a surprise avec l’un de ses rouges favoris, importé de Bordeaux avant la révélation du Jeu.

« Plus de batterie ? s'inquiète-t-elle.

Non, juste. »

Il pointe les bouteilles et verres vides abandonnés, confirmant ses soupçons. D’un geste de la main, il l’invite à s’installer contre lui. Béatrice éclate de rire. Sous son oreille, les battements rythmés du cœur de Reiju la bercent. Avant de s’endormir, Béatrice ouvre la boîte et attrape une tartelette au citron meringué. Reiju l’imite et se sert un éclair au café. Ils profitent de cet instant de calme, l’un auprès de l’autre.

S’il te plaît, Dieu, veille sur lui.

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