Chapitre 8

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Béatrice baisse son canon. Le froid l’envahit du bout de ses doigts jusqu’à ses entrailles. Sforza-Romano existait bien avant Apocalypse. Depuis, cette société militaire privée a pris part à d’innombrables conflits mineures et coups d’état – ne dépassant jamais un dixième des pertes humaines déplorées durant Apocalypse. Certains dirigeants peu scrupuleux forment des enfants-soldats, les envoyant en première ligne.

Par chance, Béatrice n’a jamais eu à en éliminer un. Par malchance, la fillette qui la menace ne brandit pas de mitrailleuse ou n’exhibe pas une ceinture d’explosif.

« Un autre moyen de les neutraliser ? J’aimerai économiser mes balles.

— Tu en as encore 28 et ils ne sont plus que quinze.

— 26. 25 maintenant, le corrige-t-elle en abattant un vieil homme. Je refuse de buter des bambins ! »

Les joues et la nuque rougies, elle quitte une brève seconde la fillette des yeux en défaveur du Chien. Ce dernier s’ébroue et détourne son regard. Un sifflement oblige Béatrice à se reconcentrer sur les Changés – quoi que ce terme puisse signifier. Bien loin de l'urgence de la situation, le Chien répond enfin à l'une de ses plus grandes questions. Comme si cette réponse la pousserait à appuyer sur la détente.

« Ahmès transforme tes compatriotes en monstre. Nous les appelons des Changés. »

Elle l’écoute, tout en éliminant les adultes les uns après les autres.

« PROV pour les vampires, PROL pour les loups-garous. Des "sujets" ont mal réagi à deux des trois derniers gazage – si nous ne comptons pas celui d’aujourd’hui. Le Serpent soupçonne que la Résistance trafique les stocks du gaz Odideus. »

Un tir couvre son soupir.

« Cette fillette est morte. Son corps continue à bouger, donner des signaux de vie, mais… elle n’est plus qu’une coquille vide. Une sorte de goule. »

Il ne reste que trois garçons et deux filles.

« En tirant sur elle, tu cesseras la profanation de son enveloppe charnelle. J’avoue que tes armes me rendent jaloux. »

Béatrice maintient une expression neutre, même si elle devine le sous-entendu du Chien : il n’a que ses crocs pour tuer. Dans un état second, elle vise le cœur de la fillette à la robe parme.

« Ave Maria. »

Le coup part, moins maîtrisé que les précédents. La balle atteint néanmoins sa cible. La fillette s’écroule, suivie de près par ses camarades de jeux. Béatrice s’écroule et vomit, les poils hérissés.

« Dieu, je te hais ! hurle-t-elle à plein poumons. Des gamins, bordel, des gamins ! »

Une nuée de visages engloutit son esprit. Ses victimes la jugent, de son premier meurtre à celui de ces enfants. Elle régurgite à nouveau, un goût âpre en bouche. Toutes ne la hantent pas : certaines ont mérité leur sort, d'autres n'ont éveillé en elle aucune émotion particulière. Ces jeunes âmes rejoignent la catégorie, bien plus rare, des morts qu’elle regrettera jusqu’à son propre trépas.

« Accepte mon soutien et nous éloignerons tous les non-combattants de la caserne. »

Un feu anime les prunelles du saeat.

« Protégeons-les, ensemble. »

Béatrice se concentre sur lui, en profite pour tourner le dos aux dix-sept cadavres. Si elle ne les regarde pas, ils n’existent plus. La respiration vacillante, elle s'appuie sur la cage. Elle ôte l’une de ses épingles à cheveux, sa boucle libérée barre son œil droit.

« Aedan. C’est joli, non ? »

Tout en l’interrogeant, Béatrice commence à crocheter le verrou. Le Chien aboie, la faisant sursauter. Elle se fige lorsqu’un épais brouillard s’élève entre les pattes du saeat puis les engloutit. La brume se résorbe pour révéler un homme nu. Aedan se tient accroupit, ses cheveux courts noirs aux reflets bruns poussiéreux.

« Dis-moi que tu peux redevenir un chien.

— Pas avant quelques heures. »

Il s’éclaircit la gorge.

« J’avais oublié qu’en me liant à quelqu’un de nouveau, je changerai temporairement de forme.

— Comment t’as pu zapper ce détail ! »

Béatrice l’invective tout en crochetant la serrure. Les symboles gravés ne luisent plus.

« Je n’ai pas envie de le dire, par superstition, mais… c’est pas un peu vite réglé ton affaire ?

— En me liant à toi, ma magie ne porte plus de traces de celle d’Ahmès. Les sceaux que tu vois ont été façonnés en prenant en compte mon ancien contractant.

— Je n’ai pas de magie. »

La serrure saute. À peine ouvre-t-elle la porte que le Chien sort de sa prison. Il s’étire longuement, impudique. Faut lui trouver des fringues. Elle lui tend les vêtements de Petite cheffe. Le tissu de la chemise craque et peine à couvrir le buste d’Aedan, quant à la veste d’uniforme elle réussit l’exploit de couvrir ses parties intimes. Il s’agenouille, pliant son mètre quatre-vingt. Il frappe son torse du poing droit et proclame :

« Je te jure loyauté et fidélité, Protectrice !

— Ouais, on y croirait presque. »

Le saeat masque son rire.

« Désormais, seule la mort de l’un de nous rompra notre lien. La magie qui me fixe au Jeu me reconnaît désormais comme Aedan le Chien, et Aedan est obligé envers toi. D’ailleurs, pourquoi ce prénom ?

—Tu échappes de très peu à Snoopy ou Médor, ricane-t-elle. Aedan signifie petit feu en gaélique.

— J’apprécie, mon enfant.

— Pourquoi m’appelles-tu “mon enfant” ?

— Notre différence d’âge ? Si tu as besoin de moi, embrasse ma marque. »

Béatrice fronce ses sourcils avant de s’inspecter. Elle regarde, ahurie, son index droit. Sous l’ongle, un cercle barré d’un trait vertical et de trois horizontaux s’est inscrit dans sa chair.

« Chaque saeat en possède une différente, elle varie selon les contractants, lui explique Aedan en se dépoussiérant. Comme notre apparence. J’ai peut-être abusé de quelques informations à ton sujet pour me présenter sous les traits d’un berger allemand, sourit-il.

— On en reparlera plus tard. Le Serpent retient mes pères à l’appartement F47.

— Allons-y. »

Ils empruntent le passage emprunté par les esclaves. Avant de fermer derrière eux, Béatrice jette un dernier regard sur les gazés. Aedan la tire en arrière, le regard luisant et la mine peinée. Elle le suit, la mort dans l’âme. Se pardonnera-t-elle un jour leur perte ? Jamais. La douleur qui l’enserre diminuera-t-elle ? Peut-être.

Ils empruntent un escalier en colimaçon. Des lampes murales éclairent les marches carrelées. L’avantage de ce matériau réside dans le fait qu’il ne grince pas, comparé au bois. Néanmoins, cela rend leur ascension plus dangereuse. Une fuite d’eau a rendu le sol glissant. Les sourcils froncés, Béatrice veille à ne pas perdre l’équilibre.

Au-delà du ridicule, elle ne souhaite pas se blesser une seconde fois de la sorte. Un léger sourire flotte sur ses lèvres pincées. Reiju l’avait charriée pendant des semaines, tout en la soignant. Elle s’était cassée le coccyx lors d’une mission de garde du corps – le sol avait été ciré juste avant leur arrivée.

À l’approche du niveau supérieur, Béatrice recouvre son sérieux. La crosse du Sig-Sauer dans le creux de sa paume la réconforte. Sur son signal, le Chien ouvre une porte. Comme Marcus lui a enseignée, Béatrice s’engage en sécurité, analyse les lieux et invite le saeat à la rejoindre. L’accès donne sur un salon. D’un balcon adjacent aux persiennes ouvertes, la lumière naturelle du soleil éclaire la pièce.

« Je n’entends personne, l’informe le Chien.

— Alors pourquoi tu chuchotes ? murmure Béatrice, en raffermissant sa prise sur son arme.

— Prudence est mère de sûreté, non ? »

Un soupir affaisse les épaules de Béatrice. Il a raison, mais elle aurait préféré pouvoir se relâcher un peu. Rester sur le qui-vive aussi longtemps consomme de l’énergie qu’elle aimerait dépenser autrement. Sans se concerter, ils quittent le salon pour un couloir tout en longueur et étroit. Aedan lui indique la sortie, qu’ils empruntent en respectant le même schéma que plus tôt.

Ils rejoignent le hall d’un immeuble. De l’entrée en verre, Béatrice aperçoit un immense sapin. On est à l’opposé du bâtiment F. Elle se retient de jurer. Le Chien se tourne vers elle, une expression inquiète durcit son visage ovale. Ses yeux marrons se plissent, essayent peut-être de transpercer son esprit et comprendre ce qui la dérange.

Au lieu de s’attarder à converser, Béatrice commence à descendre. Aedan la retient et désigne d’un coup de tête l’appartement en face d’eux. Peu sereine, elle l’y suit. La tension dans sa nuque augmente. Comme le logis précédent, celui-ci est vide. Aedan la guide dans une chambre. Il soulève le lit double et le décale, révélant une trappe qui cache un tunnel.

« Tu veux qu’on retourne dans les caves, siffle Béatrice.

— Oui et non. Avant de tomber en disgrâce, j’ai façonné ce passage au-dessus des caves et sous les bâtiments en m’aidant d’un peu de magie. S’kyark me doit aussi quelques services. Insuffisants pour t’accorder un pouvoir, j’en ai peur. »

Aedan s’engage sur ces mots. Béatrice l’imite et rampe à sa suite.

« N’importe qui risque de tomber sur ta trappe, remarque-t-elle.

— Tu as gentiment renvoyé les esclaves. Des résistants ont dû les prendre en charge et l’un d’eux passera à un moment ou un autre pour nous récupérer.

— Tu supposes beaucoup.

— Mon enfant, économise ton souffle. Nous en avons pour un moment avant d’atteindre le bâtiment F. »

Enfoiré, pense-t-elle en souriant. Grâce à sa taille, elle peut se retourner et tirer si un importun tente de les poursuivre. En silence, ils continuent leur procession. La terre souille leurs vêtements et leur peau. Des cailloux s’enfoncent dans leurs bras, leur bassin et leurs jambes. Béatrice maudit ses ancêtres. Sa poitrine la dérange, écrasée sous son poids.

Elle effleure ses ongles. Son esprit divague, piégé dans la monotonie du tunnel. Naïve, elle se croyait à l’abri à Lausanne, hors de portée du Jeu. La Faucheuse a brisé cette sécurité apparente. Béatrice a refusé son rôle de Protectrice. Pendant un mois, elle a répété inlassablement « non » à l’Ange de la Mort malgré la torture.

La violence physique, la privation de sommeil et de nourriture n'ont pas fait pencher la balance en sa défaveur. La menace de la Faucheuse à l’encontre des siens, oui. Hors de question qu’elle échange la vie de sa famille pour une liberté illusoire.

Le doute l’assaille. Ce soir, Aro, Marcus et elle seront peut-être réunis. Mais, pour combien de temps ? Comment vaincre, protéger des innocents quand elle ne connaît que la destruction ? Estéfania m’étranglerait si elle me voyait tergiverser comme ça ! Le destin des Protecteurs est scellé, à eux de périr seuls en veillant à sauver le plus de monde possible.

J’ai le Chien de mon côté, pour le moment. Qui sait, d’autres saeat s’ajouteront peut-être. Aedan la prévient qu’ils sont presque arrivés. Il ajoute, une pointe d’anxiété marbrant sa voix, qu’au moins quatre personnes se situent à proximité de la trappe de sortie. Au moins l'un d'eux serait un Changé de type PROV.

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