Chapitre 10

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27 juin 2003. Une date que Mawreen marque d’une croix, car c’est la sienne. La dernière. La plus triste et la plus belle à la fois : l’apothéose de son existence. D’un pas déterminé, elle se rend sur l’autre flanc de la colline. Comme elle l’a ordonnée, ses hommes ont quitté ce champ de bataille. De la glace piège des tanks renversés et des soldats n’ayant pas eu le temps de s’enfuir.

Mawreen les dépasse et avance la tête haute. Cinq-cent-soixante jours se sont écoulés depuis la visite de Klaus. Durant ce laps de temps, le scepticisme de ses compagnons a évolué en une fidélité farouche. Ils la suivent au-devant de leur propre mort, non par obligation mais par conviction.

Au sommet d’une bute, Mawreen contemple le champ de bataille. De la fumée s’élève, naissant d’une dizaine de brasiers. Feu contre glace. Un sourire illumine la skjaldmö, étire ses éphélides. Tout l’a prédestinée à cet instant précis. La Faucheuse a vu au-delà de son persona de future professeur. Sous son masque, elle n’est qu’un être impatient d’en découdre, orgueilleux et fier, à la violence étouffée à coup de baisers et de tendresse.

Grâce au Jeu, Mawreen a appris à se battre, à tuer, à diriger. Et à vivre.

En contre-bas, Bertha l’observe de ses yeux translucides. L’Élue est de ceux aimant voir son adversaire grandir, devenir presqu’un égal digne de l’affronter. Alors, lorsque Mawreen danse une ultime fois avec son ulfberht, Bertha l’accueil bras ouverts.

La nuit tombera sur deux cadavres. Cependant, qui périra en première ?

Les mains cramponnées à la garde en cuir, Mawreen prédit la victoire de sa chère capitale en cette matinée sanglante. Qu’elle devienne un monstre. Qu’elle devienne difforme. Qu’elle devienne abjecte. Son cœur connaîtra la paix une fois les habitants saufs.

La skjaldmö pare une attaque de la déesse hivernale. Les échanges de coups s’intensifient au fil des minutes. Mawreen chavire et tombe, une jambe gelée du pied à mi-mollet. Respire, s’intime-t-elle. Elle ne perdra pas sans tenter le tout pour le tout !

Bertha s’écarte d’elle et d’un signe de la main l’invite à retourner la situation. « Montre-moi de quoi tu es capable », semble-t-elle lui intimer dans ce simple mouvement. Mawreen utilise sa ceinture pour créer un garrot, quelques centimètres au-dessus de la chair congelée. Un bout de métal, débris d’une explosion de la veille, lui sert de bâillon.

Elle mort dedans, attrape une hache abandonnée à côté d’un tas de bûches prévus pour les brasiers. Bertha la fixe, une expression singulière accrochant ses traits féériques. Elle entre-ouvre ses lèvres et lui murmure :

« Es-tu sûre, Mawreen ? »

Mawreen soulève l'arme et l'abat d'un coup hésitant. Le sang coule à grand flot, imbibe la terre. Au travers de son entrave improvisée, elle hurle de tout son soûl. Son estomac vrille. La douleur abominable l’emporte presque.

Deux coups. Trois coups. Quatre coups.

Le membre amputé tombe et se disloque en un millier de fragments. Aux prémices de l’inconscience, Mawreen observe sa cuisse sanguinolente. La sueur poisse son visage et son corps. Elle crache son bâillon, enfiévrée.

La Dame Blanche s’incline. Le moignon la salue.

Mawreen se redresse appuyée sur son épée et échoue. La chevalière à son petit droit scintille. Envoûtée par la Faucheuse, la bague oblitère sa souffrance. Une étincelle en jaillit, s’agrandit et inonde la skjaldmö. La rivière de lave se divise en deux courant. L’une fusionne avec le tranchant de l’ulfberht, l’autre remplace la jambe sacrifiée.

Tel un phœnix, Mawreen renaît au cœur de ce brasier et se jette sur son adversaire.

Le corps de l’Élue se crispe lorsque la lame ensorcelée la pourfend. Le feu abandonne le métal en fusion et se diffuse dans les veines de la déesse. Le pouvoir de la Protectrice s’accroche à elle, la consume en un crépitement et des hurlements déchirants. Elle choit dans les bras de Mawreen, la peau charbonneuse, nimbée d’un rouge orangé.

La skjaldmö s’incline. Les cendres la saluent.

La partie de Stockholm aura duré un an, six mois et treize jours.

Mawreen défait la ceinture et s’allonge. Le sang coule à flot, la magie de sa chevalière tarie et son pouvoir appauvri après une telle lute. Elle sombre vers un sommeil éternel. Une sérénité phénoménale l’envahit. En cette matinée venteuse, elle auréole ses compatriotes et son pays de gloire.

Elle rouvre les yeux sur un spectacle peu ordinaire. Le fantôme de Mawreen se penche sur son visage exsangue. Une main calleuse se pose sur son épaule. Elle se retourne vers Klaus et une immense clarté la saisit. Entre la vie et la mort, elle se souvient.

Finalement, ce jour n’est pas celui qu’elle croyait.

« Félicitations, Protectrice de Stockholm.

— Je me souviens, lui apprend-elle. Olam Haba[1], mon ami.

— Le monde à venir ? Que veux-tu dire ? »

Mawreen disparaît, heureuse et en paix.

*

[1] Olam Haba : signifie « le monde à venir ». L’une des croyances fondamentales du judaïsme, liée à l'eschatologie (pensée du judaïsme qui porte sur la destination finale du peuple juif et, en général, du monde) et au messianisme juif (le messie symbolise une figure centrale dont les prophéties, présentent dans la bible hébraïque, annoncent qu’un homme de la lignée du roi David amènera à la fin des temps une ère de paix et de bonheur éternelle).

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