Chapitre 11

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Le calme de l’appartement déboussole presque Béatrice, assise sur le canapé flanqué à la gauche de l’entrée du salon. En une journée, elle a rallié la caserne, affronté et tué des collaborateurs et des Changés – dont elle a assisté en avant-première au gazage, délivré le Chien et secouru ses pères avant de rencontrer Candice.

Cette dernière les a guidés jusqu’ici, après avoir quitté l’immeuble F1 par la terrasse arrière. Sous le couvert de sapins et de pins, ils ont rallié la route et une rangée de places de parking. À la surprise de Béatrice, la Peugeot 205 était déverrouillée, les clefs posées au niveau du porte gobelet. Une tentation offerte par Ahmès, pour un éventuel fuyard fou.

« Ahmès rêve de pourchasser ce ou cette malheureuse et d’en faire un exemple. »

Seule l’une de ces voitures accessibles aux habitants, en-dehors de celles de la Collaboration, possède un laissez-passer pour sortir de la caserne. Pour ceux ne désirant pas tenter leur chance de la sorte, le Crocodile en met en jeu parfois. La Résistance avait gagné une fois, après des échecs sanguinaires, pour au final être trahie par son vainqueur. Au lieu de prendre des enfants avec lui, il s’était enfui pour ne jamais revenir.

S’il avait joué son rôle…

Béatrice s’efforce de ne pas visualiser les enfants gazés. Elle fixe son regard sur la poussière en suspens, illuminée par des rayons épars. Les particules se déposent sur le mobilier du salon. En son centre, six chaises et une table au bois brou de noix massif se parent de reflets cuivrés, gâchés par un désordre conséquent. Un amas de bouquets composés de dahlias, de colchiques et de roses, se dispute le peu d’espace disponible sur le plateau avec des vêtements en tous genres, des verres en cristal coruscant et des bouteilles de vins capiteux.

« Mon enfant ? »

Aedan s’installe à côté d’elle. Il lui tend une bouteille d’eau qu’elle refuse poliment.

« Des nouvelles de mon père ? »

L’état de Marcus la préoccupe bien plus que le sien. À leur arrivée, Aro et Candice l’ont transporté dans une des chambres pour le soigner. Béatrice a préféré rester à l’écart pour ne pas les gêner. Peu importe le nombre de fois où les siens ont été rafistolés, elle ne parvient jamais à garder un esprit clair.

« Marcus a droit à des points de suture, des médicaments et du repos. Aucun signe de saignement interne. Quant à son incapacité à parler, nous en saurons plus une fois que sa mâchoire aura désenflé et que les contusions à sa gorge seront atténuées. Deux infirmières se relayeront cette nuit pour le surveiller, même si je suppose qu’Aro ne dormira pas. »

Béatrice grimace, les épaules tendues. Elle n’ose pas le dire tout haut, néanmoins tout semble si… facile.

« Fais chier. »

En deux enjambées, elle atteint la table.

« Je touche du bois, grogne-t-elle, mais… le Serpent ne nous a pas attaqué. D’ailleurs, pas un collabo ne nous a chopé alors qu’on a volé une putain de voiture !

— J’en suis le premier étonné, admet Aedan. Le Serpent aurait dû être avec tes pères. Oupouaout ! Il avait une occasion en or de nous attaquer dans le tunnel. Soit un autre saeat est intervenu, soit Ahmès lui-même a décidé de nous laisser filer.

— Sympa, mais leur "bonté" ne nous sauvera pas à chaque fois.

— Nous devons arranger un rendez-vous avec S’kyark.

— Non. »

Elle le foudroie du regard.

« Je refuse de sacrifier les miens.

— Comme dit avant que tu ne me baptises, nous devons d’abord tenter une négociation. J’ai beau y réfléchir, mais très peu d’entités risqueraient de froisser S’kyark. Il… »

Aedan fronce des sourcils et frotte sa barbe de trois jours, clairsemé de noir et de marron.

« Il y aurait peut-être une personne, marmonne-t-il. Mais avant d’essayer de s’allier à lui, j’aimerai vraiment que nous tentions notre chance avec S’kyark. Tu as déjà joué, ce qui implique beaucoup de choses. Je ne les saisis pas encore, mon enfant. Mais… cela doit jouer en notre faveur, nous devons l’utiliser en tant que tel. »

Béatrice croise les bras. Ses mains tremblent. Merde.

« La Faucheuse n’accorde des capacités qu’en échange d’une vie. Et je sais d’avance que nous n’arriverons pas à obtenir quoi que ce soit contre un collabo.

— Tu as besoin de deux choses : une arme capable de blesser mortellement un saeat et d’un ou plusieurs pouvoirs pour vaincre Ahmès. À l’heure actuelle, Protectrice ou non, tu survivras une poignée de minutes face à lui. En ralliant d’autres saeat à notre cause, on augmentera ta puissance.

— L’arme aiderait à les convaincre, en plus de notre alliance. Cela ne te dérange pas ? »

Un faible rire s’écoule des lèvres tordues d’Aedan. Il l’observe, le regard brillant. Quelque chose en lui brûle. Des années de souvenirs, de sentiments et de regrets semblent l’embraser. D’une voix douce, ô combien fragile dans sa gentillesse, il lui demande :

« Que ferais-tu à ma place ? Nous avons été créés pour aider les dieux et les hommes à vivre en harmonie. Et maintenant… Les miens laissent un demi-dieu narcissiste tuer les tiens en les transformant en monstres à peine contrôlables. Lorsque notre monde a disparu petit à petit sous le sable, nous avons été séparés avec cette promesse de nous retrouver et de continuer à jouer notre rôle. Célébrer la beauté divine et humaine, entretenir ce lien de foi et d’amour, qui nous enrichissait tous par nos différences et nos similitudes. Je… »

Il racle sa gorge et essuie son nez du revers de la main.

« Je croyais en une utopie… J’en ai conscience maintenant. Mais… Je ne laisserai pas Ahmès détruire ton pays et contribuer à la destruction de cette terre. Laisse-moi te soutenir, mon enfant, permets-moi de faire quelque chose de bien après avoir échoué à comprendre à temps les agissements d’Ahmès.

— Aedan. »

Béatrice serre sa main. Combien de fois a-t-elle eu cette impression de sombrer dans des abysses immuables ? dont elle n’en rechapera pas ? qu’où elle aille, tout finira dans le sang et le feu ? Pourtant, comme Aedan, elle souhaite juste une chance pour arrêter de tout détruire autour d’elle. Au contraire, elle aimerait pour une fois être l’instrument du bien.

Elle croyait avoir réussi avant le Jeu, puis Tijuana et maintenant Perpignan.

« Je refuse de sacrifier Aro ou Marcus, insiste-t-elle.

— Nous trouverons autre chose. Mon enfant, accepte mon conseil. »

Le cœur battant une mesure lente, elle accepte.

« Merci, sourit Aedan. Le soir tombe, remarque-t-il. Profite donc d’un bain et repose-toi. Nous parlerons stratégie demain, avec tes pères, Candice et Caleb quand il arrivera. Ma femme nous rejoindra. Je t’ai promis de te soutenir et je tiendrai ma parole.

— On risque d’être attaqués.

— Pas ici. Nous squattons l’appartement de Perrez, l’informe Caleb. Ton "père" l’a tué, non ? Les collabos évitent les logements des Changés, morts ou vivants. On ne sait jamais, si l’un d’eux a les crocs d’un coup.

— Ils représentent l’unique danger imminent ?

— Oui. Il suffit de les décapiter et d’arracher leur cœur.

— Salissant, mais faisable, convient Béatrice. Et si un saeat s’en prend à nous ?

— Son odeur le trahira. Je tenterai de le rallier à nous, sinon… je me résoudrai à l’éliminer. »

Béatrice réfléchit en silence. Elle ne doute pas du flair du Chien, cependant elle se sent incapable de dormir paisiblement au vu des circonstances.

« Tes pères occupent la chambre du fond à droite. Pourquoi n’utiliserais-tu pas celle adjacente ? »

Elle ne répond pas. La promesse d’un bain, complété par une nuit complète, la tente odieusement. D’un autre côté, leurs ennemis les entourent de toutes parts. Comme l’odeur d’un saeat le trahirait, pourquoi la leur n’en ferait pas de même ?

« Ton odorat est le plus développé des saeat ?

— Le Lion et le Serpent me battent. Cependant, mes autres sens et ma sensibilité à sentir les auras des autres m’aident à devancer ce problème. Maintenant, file te laver. Tu sens la peur, la sueur, le sang et la mort.

— Je croyais que ce bouquet de senteurs te plaisait ! rit Béatrice. On devrait se relayer pour monter la garde.

— Je demanderai à Candice de s’arranger avec des résistants. Va, maintenant. »

Béatrice décide de s’arrêter en premier dans « sa » chambre. Comme celle de ses pères, elle possède un accès direct à la terrasse. De la porte-fenêtre, elle avise un équipement d’escalade. En cas d’attaque, ils pourront toujours fuir par là en rappel. Quelqu’un a récupéré et ramené ses sacs dans cette pièce.

Comment ?

Sa méfiance s’endort aussitôt lorsqu’elle se rappelle qu’Aro et Marcus avaient ses affaires. Un résistant n’a eu qu’à se rendre à leur appartement. Du moins ce qu’il en reste après l’explosion : Béatrice a vu les dégâts au loin, lorsque Myung-Dae l’a transportée après sa capture. Personne ne doit en surveiller les décombres… La vue de vêtements confortables accentue sa fatigue. Elle se sent sale et lessivée.

Les bras chargés, elle se rend dans la salle de bain. Une fois les deux portes verrouillées, la première donnant sur le couloir et la seconde la terrasse, Béatrice pose sa trousse de toilettes et ses affaires de rechange sous le lavabo. Le miroir de la pharmacie accrochée au-dessus de l’évier lui renvoie une image d’épouvante : un teint olive pâlot, du sang séché et des hématomes.

Son crâne pulse sous une migraine naissante. Avant qu’elle n’empire, elle prend un cachet – une plaquette prédisposée dans sa trousse de toilettes. Elle se traîne jusqu’à la baignoire et met en branle la robinetterie. L’eau tiède en jaillit dans un clapotis salvateur. Avec habitude, elle y ajoute un mélange d’huiles essentielles, rangées soigneusement dans son vanity par son frère.

Béatrice se déshabille, bercée par ce parfum. Elle ferme l’arrivée d’eau et s’allonge au cœur des fragrances de mandarine, d’orange et de vanille. Enfin, elle se sent mieux. Elle ferme à demi ses yeux et étudie ses cheveux.

Sous le liquide bienfaiteur, ils se métamorphosent et lui rappellent une toile d’araignée aux filaments cuivrés, entremêlés en un motif complexe. Encore une vingtaine de minutes avant que le médoc fasse effet... Elle distrait son esprit en attendant que son mal-être passe. Tout lui paraît plus simple, allongée dans cette cuve. Plus de Jeu, de devoirs, de contraintes : juste l’eau.

Elle s’assoupit.

L’air frais et l’eau froide la réveillent. Le corps ruisselant, elle s’enveloppe dans une serviette de coton violine et essuie son visage. Son pyjama la réchauffe. Le t-shirt Metallica au motif délavé et le jogging emprunté à Marcus sont dépareillés, mais elle en apprécie le confort.

Groggy, elle libère la salle de bains et sursaute à la vue d’Aro.

« P’pa ! »

Il rit et embrasse son front. Merde. Elle l’enlace, des larmes brouillant sa vue. Un hoquet secoue ses épaules tendues. En douceur, Aro la conduit à sa chambre. Ils discutent de longues heures, évoquent le rétablissement de Marcus, revivent des souvenirs heureux. Béatrice s’endort, appuyée contre l’un de ses pères.

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