Chapitre 12

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Béatrice se réveille en sursaut, un cri bloqué dans sa gorge. La couverture retroussée sur ses jambes, un courant d’air lui donne la chair de poule. De ses doigts tremblants, elle essuie des larmes malvenues et gronde sous une douleur sourde en bas de son dos.

Un cauchemar ?

Des fragments lui reviennent, vifs et désagréables. Helena et elle, adolescentes, se bagarrant avec des coussins avant qu’une terrible dispute éclate ; ses parents l’emmenant en Italie, leur meurtrier pointant une lame ensanglantée vers elle ; Reiju lui intimant de déguerpir, éclairé par l’enseigne d’un club malfamé, puis l’acceptant à force de visite et d’échanges – bien plus gestuels que verbaux.

Fais chier.

D’une humeur massacrante, Béatrice s’étire et le regrette à cause d’un élancement vif entre ses reins. Elle frotte son visage, hésite à profiter plus longtemps du grand lit. Un fracas contrecarre ses plans. D’un bond, elle récupère son arme posée sur la table de chevet et se rend dans le couloir. Comme elle, le bruit a attiré Aro. Ils marchent côte à côte jusqu’à la cuisine, armés et tendus.

Le soleil matinal éclaire la pièce tout en longueur et étroite. Candice leur apparaît, le visage marqué par le sommeil. Elle ramasse les débris d’une tasse et cesse à leur arrivée. Ses mains aux multiples bagues s’agitent dans les airs alors qu’elle cherche ses mots en italien.

« Aro, Béatrice, s’il vous plaît, ne vous méprenez pas. »

Myung-Dae referme un plat et recule jusqu’à la fenêtre. Il essuie ses mains sur son pantalon, tout en ouvrant et fermant sa bouche sporadiquement. Bénissant ses vieilles habitudes, Béatrice le pointe déjà de son Sig-Sauer. Aro s’est armé d’un de ses couteaux de combat Fairbairn-Sykes en une fraction de seconde.

« Baissez vos armes, s’il vous plaît. Myung-Dae aide la Résistance, leur apprend Candice toujours accroupie. Comme Faure, avant que Perrez… »

Elle ferme les yeux et grimace.

« Raison de plus de t’éliminer, statue Béatrice à l’égard de Myung-Dae. Tu es un Changé, non ? »

Myung-Dae hoche du chef et recouvre sa voix :

« Perrez avait muté depuis quelques jours seulement. Il était encore instable et sensible à sa nouvelle nature, l’excuse-t-il. J’ai été exposé à la formule PROV presqu’au début de la partie. Je sais me contrôler et jamais je… je…

— Tu ne massacreras ton prochain à gros coups de poings ? »

Il fusille du regard Béatrice puis se ressaisit.

« Seulement pour le bien de la Résistance.

— Comme un bon soldat ? »

Un petit ricanement agite Béatrice qui baisse son bras armé. Elle ne se juge pas hors de danger, personne ne peut garder son bras tendu éternellement sans risquer une vilaine crampe. Myung-Dae semble le comprendre, car il maintient ses distances.

« Pour la Résistance, insiste-t-il. En te livrant hier, le Serpent est plus que ravi. Il ne me soupçonnera jamais d’infiltrer la Collaboration ! La seule personne qui aurait pu me compromettre est morte hier… »

Il risque un coup d’œil en direction d’Aro, qui fixe sa gorge. Mauvais, très mauvais signe.

« De votre main, si je ne me trompe pas ? »

Silence.

« Comprenez-vous le français ?

— Béatrice, souhaites-tu encore l’écouter ? l’interroge Aro en italien.

— J’hésite à l’utiliser. Aedan pourrait me confirmer ou non son utilité.

— Quand il ne te servira plus, laisse-le-moi. »

Les rayons solaires luisent sur la lame aiguisée.

« Il n’a jamais arrêté "ses" hommes alors qu’ils s’acharnaient sur Marcus. »

Il ne dirigeait pas que Faure et Perrez, réalise avec effroi Béatrice.

« Dès que nous trouverons quelqu’un pour le remplacer, tu en feras ce que tu veux. »

D’un mouvement synchrone, Aro et Béatrice rangent leur arme.

« Pourquoi nous visites-tu ? Tu risques ton secret et de foutre en l’air cette planque.

— Je… J’aimerai te parler. En privé. »

Béatrice l’observe longuement. En a-t-elle envie ? Non. Cependant, elle pressent qu’en repoussant l’inévitable, la situation s’empirera à l’avenir.

« Pas avant que j’aie bu un café. »

Candice se redresse d’un coup.

« J’en préparai justement ! »

Aro l’arrête dans sa lancée.

« Ramassons ces débris d’abord. »

Béatrice en profite pour faire signe à Myung-Dae de la suivre. Comme la veille, le désordre règne en maître dans le salon. Béatrice repousse des vêtements et s’installe sur une chaise face à un bouquet parfumé. Son nez se fronce sous un lancement dans son ventre. Elle se tortille sur son assise pour trouver une position plus confortable. Myung-Dae reste debout, les épaules tendues et la mâchoire contractée. Il joue avec un bracelet aux motifs celtiques.

Il l’a toujours…

« Pourquoi… pourquoi n’es-tu pas rentrée en France ? »

Dans une autre vie, l’indécision et l’anxiété de Myung-Dae auraient touché Béatrice. Aujourd’hui, cela l’agace. Elle l’observe sans le voir. Un fossé les sépare, infranchissable. Les Moires y ont veillé quatorze ans plus tôt, même si elles les réunissent aujourd’hui. Autrefois un enfant droit dans ses bottes – presque « justicier », Myung-Dae se révèle être un adulte ambivalent.

À cause de lui, Marcus a souffert plus que de raison. Aedan nous proposera quelqu’un d’autre à infiltrer. Cette pensée la surprend, couplée à sa décision de demander son avis au Chien un peu plus tôt. Peut-être que la participation d’Aedan au sauvetage de ses pères l’encourage à solliciter ses conseils. Elle lui accorde une confiance relative : il aurait pu l’amener directement au Serpent ou Ahmès.

« Tu as fugué de l’hôpital, lui reproche Myung-Dae. On t’a attendue, je t’ai attendue ! Ma famille aurait pu t’accueillir !

— Tes parents sont de bonnes personnes, enfin de ce que je m’en souviens... Mais, au point de me prendre sous leurs ailes ? »

Ses nerfs sont à vifs. Comment Myung-Dae a-t-il survécu jusqu’à maintenant en étant naïf ? Béatrice secoue sa tête et des boucles barrent son visage. D’une main lasse, elle les écarte et les rajuste derrière ses oreilles.

« As-tu pensé à Helena ? Elle me haïssait. »

Un pouffement lui échappe. Haïr lui parait bien fade comparé au dégoût et à la violence de Helena, lors de leur dernière rencontre. Le cœur de Béatrice se pince sous une culpabilité passagère. Elle avait cédé à un désir presqu’enfantin pour en payer le prix fort. Le nez froncé, elle réajuste sa position et lâche :

« Elle me hait peut-être encore. Qui sait, les gens comme elle ne changent jamais. Pour le meilleur et le pire. D’ailleurs, où est-elle ? »

Myung-Dae lui répond d’une voix bien trop basse pour qu’elle l’entende. Elle l’enjoint à répéter et déglutit en comprenant ces mots : cheffe du projet Odideus.

« Elle dirige les expérimentations, devine Béatrice. Elle t’a transformée.

— Pour prouver sa loyauté envers maître Ahmès. »

Le sang de Béatrice se glace. Elle les revoit, Helena, Myung-Dae et elle, jouant aux aventuriers. Combien de fois a-t-elle réduit en charpie ses collants ? Combien de fois Myung-Dae a-t-il utilisé un bâton en guise d’épée ? Combien de fois Helena les a-t-elle « soigné » avec son kit de docteur pour enfant ? Leur jeu innocent est remplacé, souillé, par leurs actions respectives.

Béatrice ne déchire plus ses vêtements en crapahutant de partout, mais en se battant à mort. Myung-Dae ne défend plus des princesses imaginaires, mais condamne à la chambre à gaz des innocents. Helena n’utilise plus de faux bandages et remèdes, mais transforme ses congénères en monstre.

Quand et comment se sont-ils perdus ?

Aro apparaît, un plateau entre ses mains pales. Comme si elle le voyait pour la première fois, Béatrice l’observe – de son regard hivernal aux brûlures qui parcheminent sa nuque et ses avant-bras. Pendant une seconde, elle essaye de s'imaginer à la place d'Helena ou Estéfania.

Ses entrailles se tordent avec violence et son souffle se coupe. Non, jamais elle ne se résoudra à trahir l’un des siens ! Aro l’étudie, l’ombre d’un sourire réchauffant son visage. Pour elle, il accéderait à la moindre de ses demandes sans poser de questions. Au même titre que Marcus, il l’aime, la considère comme sa fille. Sa loyauté, qui transparait dans ses prunelles froides, balaye la torpeur qui enlisait Béatrice.

« Merci. » souffle-t-elle en prenant une tasse où un pingouin danse.

L’odeur du café la rassérène et l’emporte loin de Perpignan. Elle voyage jusqu’à l’établissement que tenaient Aro et Marcus à Chicago. Combien de fois y avait-elle englouti des macchiato et des espressos ? Elle revient au salon, baigné dans une lumière douce et chaude. Myung-Dae s’adresse à elle, le visage déchiré par un millier d’émotions.

« Essaye de parler avec ma sœur. Elle… elle doit avoir ses raisons. Je t’en supplie ! »

Béatrice ne lui répond pas. Que pourrait-elle lui dire ? Soit Helena les aide et enraye la production de Changés, soit elle mourra pour y mettre fin. Dans tous les cas, le souhait de Myung-Dae a peu de chances de se réaliser. Une brève seconde, elle le voit préadolescent, une moue contrarié perpétuelle sur son minois.

« Pars, Myung-Dae.

— Béa, s’il te plaît !

— Je t’interdis d’utiliser ce surnom, le prévient-elle d’une voix blanche. Nous ne sommes plus amis. »

Il cède à sa requête et quitte l’appartement. Béatrice s’excuse auprès d’Aro avant de filler dans sa chambre. Des crampes compriment son dos et son bas-ventre, amplifiant son mal-être. Elle fouille dans ses affaires. Un cri victorieux ponctue sa trouvaille. Elle ouvre la boite au rose criard et en sort un tampon.

Son affaire terminée et les mains lavées, elle retrouve son père qui lui offre l’un de ses rares sourires compatissants. Il pousse vers elle sa tasse et boit dans la sienne.

« Marcus dort encore, l’informe-t-il. Sa mâchoire a bien désenflé et les marques sur sa gorge ont diminué. Il devrait reparler très bientôt.

— Tu crois qu’il aura des problèmes sur le long terme ?

— Non, la rassure Aro.

— Quand tu t’occuperas de Myung-Dae, offre-moi son larynx.

— Promis. »

Aro serre sa main. Un petit bruit les prévient de l’arrivée d’Aedan sous sa forme de berger allemand.

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