Chapitre 14

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La Faucheuse claque des doigts. Les chaises vides lévitent dans les airs, à l’exception d’une. Le mobilier atterrit en douceur derrière Béatrice et ses pères. La chaise d’Aedan s’élève à son tour. Il montre ses dents à la Faucheuse et grogne, une fois reposé à sa gauche. L’Ange de la Mort s’assoit et tapote sa tête, comme si le saeat était sous sa forme animale.

« Brave bête.

— Assez, Faucheuse ! se hérisse Béatrice. Nous désirons marchander avec toi.

— Je sais, Protectrice... Je sais ce que tu désires réellement et ce dont tu as besoin. Je sais quel prix tu souhaites me payer et lequel tu me refuseras. Je sais que nous ne conclurons aucun marché et ce ad vitam aeternam. En tous cas, tant que tu n’accepteras pas les règles comme tout le monde.

— S’kyark ! Oublies-tu ta dette ? l’interroge Aedan.

— La Chatte respire encore, je la considère donc payée... Un khépesh capable de pourfendre n’importe quel saeat, en échange des yeux de tes pères, Protectrice. Leur vie pour un pouvoir. Voilà mes propositions.

— N’exagère pas !

— Exagérer ? Si elle accepte ces deux propositions, elle n’aura qu’un prix global à payer.

— Je refuse de sacrifier mes pères ou leur intégrité ! s’emporte Béatrice. Ils me survivront.

— Vraiment ? souffle la Faucheuse en reposant son verre. Comment le sais-tu ? Serais-tu prophétesse, Protectrice ?

— Tu ne le peux pas non plus, contre Aedan. Risquerais-tu que Béatrice perde ses deux alliés majeurs ? Sa victoire est plus importante que tes demandes morbides.

— Sans eux, elle aurait déjà éliminé le Serpent.

— Comment en être sûr ? »

Aedan agite sa tête et ajoute :

« Ahmès aurait aussi pu la cueillir dès son entrée en ville. Ce que le Bélier, le Taureau et le Lion ont évité en utilisant la présence de ses pères.

— L’Élu ne désire pas sa mort immédiate, saeat. »

Sur ces mots, la Faucheuse se penche vers Béatrice.

« Il veut te voir, t’étudier comme un rat d’exception.

— Je ne suis pas un cobaye, grince-t-elle. Comme mes pères ne font pas partis de nos négociations. »

Les doigts de Marcus s’enfoncent dans son genou. Elle lui jette un regard en coin. Son père fulmine. Elle ne l’a vu qu’une seule fois ainsi, lors d’une terrible nuit à Florence. Ce souvenir pénible l’aide à refluer sa propre colère qui répond à la haine de Marcus.

« Je ne te proposerai pas mes yeux. Mais mes oreilles, contre Béatrice.

— Cela ne représente pas un vrai sacrifice pour toi. Tout comme ta voix, même si tu chantes formidablement bien. Que cela soit sous un couteau ou devant un micro.

— Tu m’espionnes maintenant ?

— Tout le temps, aussi bien toi que tes confrères et consœurs. Je vous vois en permanence, tel un film en arrière-plan dans mon esprit.

— Mon intimité, je ne te l’ai jamais vendue. Tu l’as volée. »

Le visage de poupon luit une fraction de seconde. Aedan ricane.

« Béatrice marque un point. Cela n’apparaît dans aucune règle du Jeu. Elle n’a jamais consenti à cela.

— Saeat, saeat, aurais-tu oblitéré notre public ?

— Cela ne change en rien les faits : tu n’as pas son accord. »

Les entrailles de Béatrice se tordent. Elle aimerait bombarder de questions Aedan, mais se réfrène et remet cela à plus tard – quand ils ne seront plus qu’entre eux. Ses épaules se contractent. Marcus se tend en réponse. La Faucheuse se lève, immunisé·e face à leur agitation. Son corps enfantin dépasse à peine la table. Cette scène incongrue glace Béatrice, alors qu’un souvenir émerge dans son esprit.

« La dernière fois que j’ai chanté devant un micro… ça date d’au moins trois ans, Faucheuse.

— Oh non, humaine, cela s’est produit cette nuit dans un rêve.

— Ce plan ne t’appartient pas, lui sourit Aedan. Boucles de Sang appréciera-t-il d’apprendre que tu trépasses ses frontières ? Cesse de creuser ta tombe, S’kyark. Tu en as trop dit car tu t’amuses plus que de raison. Donne le khépesh consacré à Béatrice. »

Une nuée de questions jaillit en Béatrice : la Faucheuse s’amuse ? qui est Boucles de Sang ? de quel « plan » parlent-ils ? Une sensation de vide appesantit son estomac. La colère lui échauffe les veines, gommant la stupeur à petit feu.

« Deux fois... Cela fait deux fois que je joue. Aucun de mes "confrères" ou "consœurs" n’a vécu ça. Pourquoi les mêmes règles s’appliqueraient pour moi ? J’ai déjà perdu des personnes précieuses à cause du Jeu. »

Un tambour résonne au loin. Béatrice l’entend à peine, dominée par sa fureur. Les fantômes des prisonnières de Tijuana apparaissent derrière elle. Estéfania et Esmeralda l’encadrent, une main posée sur ses épaules voûtées. Béatrice réentend leurs rires, revit leurs discussions remplies d’espoir, repleure leur mort dans son esprit.

« Sainte Marie, mère de Dieu, souffle Aro. »

Sous les yeux écarquillés de Béatrice un renard roux, entouré de flammes au bleu cuivré, saute sur le plateau en bois brou. Bouquets, vêtements, verres en cristal, bouteilles de vin disparaissent de la table. Une odeur de feu de bois imprègne l’air. Le soleil disparaît au profit d’un croissant de lune. Les murs n’existent plus : juste une voûte céleste subsiste autour de la tablée.

Béatrice ne comprend plus rien à la situation. Rêve-t-elle ? Peut-être que cette journée interminable n’est qu’une série de songes étranges, tirant sur le cauchemar ? Aro et Marcus s’éloignent des fantômes, tout en gardant leur place de part et d’autre d’elle. Les défuntes prisonnières réaffirment leur prise, faisant frémir Béatrice sous leur touché froid. Le souffle de celle-ci se condense. Ses yeux suivent le renard qui s’arrête devant la Faucheuse.

L’enfant a cédé la place à une femme nimbée d’une lueur grisâtre. Le visage en lambeau et les yeux vitreux, sa peau translucide et fendillée par endroit, les lèvres cousues comme son ventre découvert malgré un paréo déchiré et souillé.

« S’kyark. »

La voix du renard tonne, venant de partout et nulle part à la fois. Esméralda embrasse Béatrice avant de le rejoindre. La bonne humeur marque le visage transparent de la défunte, les balafres imperceptibles sous cette forme.

« Bordel, souffle Béatrice. Je ne rêve pas ? »

Aedan la rejoint sur cette question, veillant à ne pas s’approcher du renard et de la Faucheuse.

« Non, Boucles de Sang m’a entendu, lui apprend-t-il.

— C’est le renard ? demande-t-elle.

— Oui, un Maudit. Je vous expliquerai plus tard, élude Aedan. Pour le moment, restons sagement de ce côté-ci. »

Béatrice acquiesce. Elle ne comprend plus rien à la situation et préfère les savoir tous réunis qu’éparpillés dans cet endroit. Curieuse, elle regarde ses pieds et découvre une herbe verdoyante où des petites fleurs blanches et jaunes éclosent.

De l’autre côté de la table, la Faucheuse et Boucles de Sang s’affrontent du regard. Esméralda caresse la fourrure du renard, dessine le contour d’une flamme du bout des doigts. Elle glousse, ravie, puis se tourne vers l’Ange de la Mort. Elle approche sa main d’un lambeau de peau et fait mine de s’en saisir.

« Cesse, l’avertit S’kyark, d’une voix déformée.

— Qui es-tu pour ordonner quelqu’un de Dùuzal ? »

Béatrice donne un coup de coude à Aedan qui traduit ce mot par « monde des rêves et des souvenirs ».

« Es-tu Morphée ou l’un de ses homologues ? Es-tu moi, le maître de ces terres, le Maudit ayant mis à genoux une divinité onirique ? Non, tu es S’kyark, la Faucheuse Défaillante que la Mort a punie en personne ! Et tu oses fustiger un esprit de Dùuzal ? Épier les rêves de mes invités ? Souhaites-tu mon amitié ou ma colère ? Ton "public" est interdit ici. Quels que soient leur ligne temporelle ou leurs pouvoirs. Je m’en moque. »

Boucles de Sang délaisse la Faucheuse. En un bond, il atteint Béatrice.

« S’kyark te remettra ton dû à votre retour à Zéro Absolu.

— Notre plan, l’informe Aedan avant qu’elle ne demande. Boucles de Sang, je me permets de te demander une seconde faveur. »

Le renard s’assoit sur son séant, ses yeux d’un bleu-vert bloqués sur Béatrice. Estéfania se pose à ses côtés, son regard fixé sur le saeat. Il le regarde au travers d’Estéfania, comprend Béatrice.

« Béatrice a besoin de pouvoirs. Elle refuse, avec raison, de sacrifier ses pères.

— Je t’en accorde un, en échange d’une faveur. Tu seras de quoi il en retourne le moment venu. Je te promets qu’aucun des tiens ne devra donner sa vie, ou ses yeux, pour cela. Ne pas savoir et être endettée me paraît un tribut suffisant.

— Que lui offres-tu en échange ? se moque au loin S’kyark.

— Un refuge en Dùuzal. Dagmar, une dùuzalienne, te guidera et t’expliquera les règles à ta prochaine visite. Passé, présent et futur ne recèlent pas de secret pour moi. Si tu t’acclimates à ce monde, tu réussiras peut-être à y accéder aussi. Cela risque de ne jamais arriver, tu pourrais n’accéder qu’à des rêves que certains jugeront risibles. Tu les détromperas le moment venu, je te le promets.

— J'accepte.

— Sage décision. Pour ton second pouvoir, S'kyark et moi allons poursuivre notre entrevu en privée. Bon réveil. »

Béatrice sursaute et tombe de sa chaise. Aedan, Aro et Marcus se réveillent en trombe aussi. Ils se regardent les uns les autres.

« Personne ne doit savoir ce qu'il vient de se passer, les prévient Aedan. Sinon, Ahmès l'utilisera contre nous ! Nous venons de choisir la Faucheuse comme ennemi au profit de Boucles de Sang. Personne n'avait jamais fait ça avant ! Ah, ah ! Sa tête ! »

Béatrice hausse l’un de ses sourcils. Sous sa question silencieuse, Aedan s’explique :

« J'ai un... passif avec S'kyark. Nous avons aussi trouvé une solution à ton problème numéro un, Béatrice ! se réjouit-il. Tu as la garantie qu'aucun mal ne sera fait à Aro et Marcus. Du moins, pas pour une arme ou un pouvoir. Boucles de Sang tiendra sa parole. Un vrai gentleman !

— Je t'en remercie Aedan. Maintenant, discutons. »

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