Chapitre 15

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Le Protecteur de Malaga ne ressent plus rien. Le désespoir et la colère l’ont quitté au profit d’un vide béant. Il observe les trois têtes de Cerbère se disputer sa carcasse, de laquelle une mare de sang s’étend. Ainsi sa lutte s’achève, dans une victoire peu glorieuse.

Bam !

Sa femme choit devant le chien des Enfers. La bête renifle le corps inerte et jappe de joie. À nouveau, les têtes se chamaillent les morceaux les plus juteux. Ils la mangent avec plus d’aisance, car Teresa ne porte pas d’armure.

Carlos se rappelle qu’elle veillait sur leur fils, à l’abri des combats. Comment est-elle tombée du ciel alors ? Ah oui… Il l’a échangée contre une arme. Le regard distant, il étudie les cieux. Le fantôme de sa femme le rejoint, aussi amorphe que lui, et l’imite.

Leur petit Esteban apparaît à son tour. Il crie, implore pitié et appelle ses parents. Les esprits restent de marbre face à sa détresse. Une patte frappe le sol, le corps de l’enfant vibre et ses dents de lait claquent.

Cerbère lèche la tête ronde avant de la croquer.

*

Son assistante à ses talons, Noélie se dépêche. Autour d’elles, les employés répondent à une avalanche d’appels, les téléphones sonnant en continue. Un subalterne manque de les bousculer. Il s’excuse sans les regarder, les bras chargés d’un plateau où des cafés se sont à moitié renversé.

Noélie ne lui en tient pas rigueur. Au lieu de cela, elle allonge son pas. Jamais en plus de cinq ans à son poste a-t-elle connu une telle frénésie dans les locaux de la succursale hambourgeoise. Ci et là, elle entend des brides de conversations évoquant la nouvelle qui engendre une telle réaction.

Deux heures plus tôt, le Protecteur de Malaga a offert la victoire à l’Espagne !

Grâce au forfait de l’Élu en pleine partie, il n’a eu qu’à se suicider pour arrêter Metrum et gagner. Tout en trottinant, Noélie s’interroge – autant en tant que dirigeante de la branche allemande des Crucifiés, que simple spectatrice. Pourquoi l’Élu n’a pas abandonné à Oviedo, cinq mois plus tôt, ou à Saragosse, quatre jours auparavant ?

Elle espère que l’un de leurs agents sur le terrain obtiendra cette réponse. Nous pourrons l’utiliser pour convaincre d’autres Élus d’abandonner. Son assistante ouvre la porte de la salle de réunion pour elle.

« Mademoiselle Feuerbach ! »

Noélie se fige un instant avant de s’incliner, le dos en sueur. Sa subalterne l’imite avant de s’éclipser au fond de la pièce, aussi blanche qu’un linge. Elle se confond dans la masse des autres Crucifiés rassemblés en urgence.

« Heureux d’enfin vous rencontrer en personne ! »

Sviatoslav Andreïev, le grand Roy des Crucifiés, manœuvre son fauteuil pour faire face à Noélie. Les roues s’enfoncent dans la moquette d’un marron vibrant. Noélie déglutit et, d’une voix défaillante, parle à son tour :

« Mon Roy, le plaisir est mien. »

Noélie referme la porte derrière elle. Discrètement, elle essuie ses mains sur sa jupe-tailleur. Sviatoslav ne la quitte pas de ses yeux bridés, d’un saphir foncé. Beaucoup spéculent sur le fait qu’il les a hérités de sa mère dont personne ne connaît l’identité, contrairement à son visage en diamant et sa taille qu’il tient de son défunt père.

Une cicatrice barre les traits adoucis par une barbe taillée avec soin. Le soleil brille dans les cheveux acajou mi-longs, ramassés en chignon lâche. Noélie se ressaisit et s’installe au dernier siège libre, à la droite de son Roy. Ce dernier s’adresse à un homme, embourbé dans une chemise trop juste pour lui.

« Monsieur Hatcher, vous pouvez commencer votre rapport. »

D’une voix dépourvue de la moindre trace d’affect, il leur synthétise le dernier compte-rendu de leur service de renseignement. Le Protecteur de Saint-Louis, aux États-Unis, affronterait une déesse inca. La situation en Italie se détériore après la perte de Matera et Turin, une semaine et trois jours plus tôt.

« Nos forces déployées ont diminué de moitié, ajoute-t-il. La dirigeante de la SMP Sforza-Romano nous a contactés. Comme vous le savez… »

Le Crucifié racle sa gorge et triture le dossier appuyant son rapport.

« Comme vous le savez, reprend-il, nous soupçonnions l’un de ses soldats du vol du rotulus de la prophétie de la Sacrifiée et des carnets du onzième Apôtre, Ibrahim, pendant leur convoi de Rome à Moscou. »

Un murmure de stupeur parcourt leur assemblée. Ce vol leur a coûté des documents précieux, la vie de trente-cinq soldats d’élite – sur les cinquante-six déployés. Le regard de Noélie glisse sur leur Roy, qui a perdu l’usage de ses jambes lors de cette attaque. Sept ans plus tard, les Crucifiés les plus conservateurs ne se remettent toujours pas d’obéir à un bâtard estropié.

« Soupçonnions ? souligne le Roy, son expression indéchiffrable.

— En effet, mon Roy. Maria Romano a confirmé nos doutes. Il s’agirait d’un agent qui ne travaille plus pour elle. Une unité de Sforza-Romano est à sa recherche.

— Pourquoi admet-elle cela maintenant ? s’inquiète Noélie. Quel intérêt a-t-elle de nous aider à retrouver ce voleur ?

— Elle suppose, comme nos équipes de recherches, que le rotulus de la Sacrifiée contient un moyen d’arrêter définitivement le Jeu. »

Noélie se crispe. Comment cette Maria a obtenu une telle information ? Son regard d’un marron ensoleillé balaye la salle. Y aurait-il un traître parmi eux ? Qui oserait parler de ce rouleau de parchemin en particulier ? Après tout, leur cauchemar a commencé par son contenu au début du XXème siècle.

L’histoire d’une fleur magique capable d’ôter le moindre sentiment négatif à sa vue, de soigner toutes les maladies par son parfum et, plus fantasmagorique encore, d’octroyer le pouvoir de résurrection en touchant l’un de ses pétales.

Treize Apôtres des Crucifiés partirent en quête de cette fleur miraculeuse, dans l’espoir de mettre fin à Apocalypse. Cette guerre mondiale ravageait le monde depuis des décennies. Contre tout attente, la prophétie de la Crucifiée se révéla en partie vrai. Les Apôtres la trouvèrent mais, au lieu d’apporter la paix, ils enclenchèrent le Jeu de la Faucheuse et du Sablier.

Un à un, les Apôtres moururent, même Espérance Annabel que les Crucifiés crurent en fuite. Celle qui a permis de découvrir la fleur maudite décéda en dernier un jour de mai en 1958, un an avant la publication du traité Thessalonique marquant la fin de la guerre.

« À l’époque ces documents valaient des millions, murmure Noélie, désemparée. Aujourd’hui, il en coûte la vie du monde entier… »

Sviatoslav pose sa main sur la sienne et lui sourit. Noélie rougit et se fustige intérieurement.

« Nous devons trouver ce voleur avant elle, décide le Roy. Hors de question que nous dépendions d’une mercenaire. Il est de notre devoir d’arrêter le Jeu… Cette Maria, vous a-t-elle donné l’identité exacte de son agent ?

— Elle nous a remis un dossier sur lui, que nous avons mis en lieu sûr dans votre château de la Roche Ardente. Aucun de nos hommes n’en a lu le contenu, afin de préserver ses informations confidentielles le temps de recevoir vos directives, mon Roy.

— Si vous le désirez, mon Roy, intervient Noélie, nous pouvons préparer un avion pour décoller dès ce soir. »

Sviatoslav acquiesce, le regard perdu sur leurs mains.

« Faisons ainsi, mademoiselle Feuerbach. Vous m’accompagnerez, ajoute-t-il après un instant de réflexion, j’aimerai vous parler de votre défunt père. »

Noélie lui sourit, imaginant déjà le sujet de cette future conversation.

« Oui, mon Roy. »

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