Chapitre 16

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Le soleil projette des ombres déformées dans le salon. Béatrice y entrapercevrait presque des résidus suite à la visite de Boucles de Sang. Un bref instant, elle s’attarde sur ce prénom étrange. Comment une créature liée aux rêves peut-elle être dénommée de la sorte ? Les mains serrées autour d’une tasse de thé chaude, elle réentend la voix du « renard » – lointaine et proche à la fois, déformée dans sa diction.

Un grincement la ramène à la réalité. Aedan s’agite sur sa chaise qui couine sous son poids. Derrière lui, installé sur le canapé poussé tout au fond du salon, Aro et Marcus s’affairent. Une trousse de secours, au cuir vieilli par les années, est ouverte en grand devant eux. Désinfectant, bandages, plaquettes de médicaments en ont été sortis pour soigner Marcus qui grimace, le visage marqué par sa captivité passée et sa douleur présente.

« Mon enfant, l’appelle Aedan, qui tourne le dos au couple. Je sais que cela peut être pénible, mais comme tu l’as dit toi-même : nous devons parler du Jeu.

— Commençons par le public. »

Elle préfère débuter par l’élément qui la gêne le plus : comment et qui les regarde « jouer » ? Qui aimerait voir des gens se battre de toutes leurs forces pour à peine survivre un temps ? Une multitude de personnes lui vient en tête. Les ongles de Béatrice blanchissent, ses doigts agrippés à sa tasse.

« Tu connais les télé-réalités ? Même si c’est récent, tu en as peut-être déjà vu une ? »

Béatrice acquiesce, les doigts presqu’engourdis.

« C’est pareil pour le Jeu de la Faucheuse et du Sablier, les caméras étant remplacées par de la magie. Contrairement à vos émissions où les téléspectateurs sont humains, pour nous ce sont des êtres divins, dont certains ont créé des plans. »

Aedan pioche un rousquille dans une jarre abandonnée sur la table.

« Prenons pour exemple Boucles de Sang. Selon une légende, il a créé Dùuzal pour, vulgairement, faire un bras d’honneur au panthéon des Trois : Lucia, Ecclésia et l’Entre-deux. Ce panthéon est mis à l’honneur pour cette édition du Jeu, même si cette mythologie n’existe pas dans ton plan. Pour ma part, je ne sais que ce que Oupouaout m’en a raconté : la légende de la Destructrice et sa ligne temporelle si particulière qu’il l’a comparée à un fil de coton inextricable.

— Ok, ok… ça a l’air intéressant mais du coup, ce public il… Il nous regarde en ce moment ? »

La sueur poisse le dos de Béatrice. Elle se dandine, mal à l’aise. Aedan lève sa main pour prendre la sienne, mais s’arrête incertain. Peut-être a-t-il senti son malaise brusque ou l’a-t-il vue se tendre. Elle n’aime pas être touchée à l’improviste, encore moins par des étrangers. Pourtant…

Quand elle parle ou observe Aedan, elle a l’impression de le connaître depuis une éternité. Elle veut lui accorder sa confiance, partager avec lui ses plans et lui demander de l’épauler. Tel un vieil ami, perdu de vue des années et qu’elle retrouve comme si pas un jour ne s’était écoulé depuis leur dernière rencontre.

Peut-être est-ce la marque, le lien qui les unit depuis qu’elle l’a baptisé. Cependant, le Chien éveille en elle une sensation de sérénité et de sécurité. Comment ? Pourquoi ? Elle ne ressent pas le besoin de répondre à ses questions à voix haute, car elle en connait les réponses au fond d’elle sans les comprendre.

Cette émotion lui suffit pour une fois.

Alors, Béatrice franchit la distance qui les sépare. Elle serre la main d’Aedan, puis la libère. Sans les voir, elle devine les réactions de ses pères. Aro a dû arrêter ses soins, un sourcil arqué en une question muette. Marcus a dû se redresser un peu, épaules en arrière et le regard assombrit en avertissement. « Ma fille t’offre sa confiance » y lirait Aedan. Ce dernier, ignorant l’importance et la signification du geste de Béatrice, poursuit :

« Chaque spectateur choisit de voir l’Élu ou le Protecteur qu’il souhaite. Par exemple, Arès adore les combats sanguinaires. Il regarde ses préférés en boucle de ce que j’en ai entendu. Ishtar parraine souvent les Protectrices guerrières comme toi. Avec un peu de chance, elle te remarquera et aidera Boucles de Sang pour que tu acquières des pouvoirs puissants, mais aussi tout ce dont tu pourrais avoir besoin durant cette partie.

— Des "spectateurs" peuvent parrainer des Protecteurs ? Comment ? Pourquoi ? Je… »

Béatrice frotte son visage et plonge ses mains dans ses boucles. La tête tirée en arrière et le regard fixé sur le plafond, elle se force à se relaxer. Un profond soupir affaisse ses épaules.

« J’aimerai que tout soit simple. Comme avant, admet-elle. Quand on était petits… »

Un rire léger la secoue. Bien vite, un masque froid le succède.

« Désolée.

— Ne le sois pas, rétorque Aro tout en préparant un pansement. Tu es forte, Béa. Bien plus que tu ne le crois.

Tu es notre fille. »

Béatrice détourne son regard d’eux, les yeux luisants.

« Reprenons, décide-t-elle au bout de quelques instants. Tu parlais de spectateurs ?

— Oui. Si la demande d’un Protecteur dépasse les capacités de la Faucheuse, alors un spectateur peut choisir d’intercéder en sa faveur contre un tribut.

— Ce que la Faucheuse me demandait… »

Un frisson dévale son dos, ses muscles se contractent et réveillent une douleur lancinante. Aedan s’ébroue.

« Ah non ! S’kyark a décidé de nous emmerder et de ne pas négocier. »

Il attrape son rousquille abandonné et le termine en deux crocs.

« En tant qu’entité Juge du Jeu, S’kyark peut donner un pouvoir, parfois deux selon la puissance du premier, sans passer par un parrainage. Son paiement se constitue souvent d'un proche ou quelque chose d’une valeur inestimable pour le Protecteur. Le Jeu t’a déjà pris les deux. »

Béatrice triture ses ongles. Une pensée la traverse, sans doute en même temps qu’Aro qui la questionne d’une voix blanche :

« La Faucheuse t’a forcée à accepter ton rôle en te torturant. Même après que… que tu aies dit "oui", iel a continué. Pourquoi, Béatrice ? En échange de quoi ? »

Marcus l’empêche de se lever, le bloquant à ses côtés sur le canapé d’une main.

« Tu as passé un contrat. »

Béatrice n’arrive pas à savoir s’il la questionne ou s’il affirme ses mots, son expression piégée dans la douleur. L’apparition de larmes la fait tressaillir.

« Que se passe-t-il ? la presse Aedan, perdu et se tournant vers l’un puis l’autre.

— J’ai déjà passé des contrats avec la Faucheuse, avoue Béatrice. Deux… Je… J’ai refusé de rejouer pendant un mois. Perpignan était devenu inaccessible à tout le monde, sauf à sa Protectrice. »

Elle se lève et s’agenouille devant ses pères. Marcus saisit son visage, caresse du pouce sa joue. Un faible rire l’agite. L’italien résonne entre eux :

« Quelques os cassés et des ongles arrachés ont été le prix pour que vous me suiviez.

— Nous voulions t’accompagner contre ta volonté, se rappelle Aro.

Tu préférais nous savoir en sûreté.

— Une part de moi le souhaite encore, une autre est putain d’heureuse de vous avoir ici. »

Marcus embrasse son front, tandis qu’Aro frotte son dos. Elle se laisse aller dans leurs cajoleries, oubliant leur discussion d’origine pour profiter de ce moment. Ses épaules se détendent et sa respiration s’apaise. Presqu’endormie, elle entend au loin Aro s’adresser à Aedan :

« Existe-t-il un moyen d’empêcher ce public de nous épier ? Imaginons qu’on prépare un plan contre Ahmès et qu’un spectateur ne veut pas qu’il perde… Pourrait-il interférer ?

— Pas si cela avantage de façon significative l’Élu et, indirectement, le Sablier. Pour imager : les Élus représentent les pièces d’échecs du Sablier, et les Protecteurs celles de la Faucheuse. Noir contre blanc. Si le Jeu se termine par la victoire d’un Élu et la destruction de votre plan, alors le Sablier gagne un « souhait » auprès de Nuséria, la créatrice du Jeu.

— Un souhait ? »

L’intonation d’Aro prend des accents orageux.

« Nous risquons tout – notre famille, nos vies, notre monde – pour qu’un "dieu" voit son souhait se réaliser ?

— Oui. Cela est injuste, le devance Aedan, mais c’est le tribut que votre plan doit payer après Apocalypse. Le Jeu a permis d’arrêter cette guerre et de reconstruire votre monde.

— Le sacrifice des précédentes générations aurait dû suffire.

— Vos gouvernements ont commencé à user des armes dont ils comprennent à peine le concept ! Sans les Crucifiés, le Jeu n’aurait jamais été éveillé et votre monde ne serait sûrement qu’une terre austère couverte de cratères radioactifs. »

Un lourd silence s’abat sur Aro et Aedan. Béatrice étudie son père longuement, puis se redresse à contrecœur. Comme son arrière-grand-père maternel, elle doit affronter ses ennemis et ses ennuis de face.

« Tu as parlé d’éditions... Sur toutes ces éditions, combien de fois la Faucheuse a gagné ? »

Aedan détourne son regard et répond, d’un souffle ténu :

« Nous participons à la cinq cent trente-septième édition. La Faucheuse en a gagné une centaine, souffle Aedan. Beaucoup pensent que le Sablier fausse le Jeu. Mais ! Du fait que ce jeu-ci est en l’honneur des Trois, le Sablier ne se risquerait pas à tricher. Lucia est une déesse primordiale que beaucoup de dieux craignent – toutes mythologies confondues.

— Super. »

Béatrice croise ses bras couverts de chair de poule. Elle sursaute alors que Marcus l’enlace. Du coin de l’œil, elle voit Aro ranger la trousse de secours. Ils échangent un sourire qui n’atteint pas leurs yeux. La lassitude s’empare d’elle. En moins de quarante-huit heures, elle en a appris plus qu’en plusieurs mois à Tijuana. Peut-être l’un des rares avantages d’être une Protectrice.

« Pour en revenir à S’kyark, reprend Aedan, grâce à son entêtement, nous avons gagné le soutien de Boucles de Sang. Je ne le connais pas intimement. Cependant, je t’assure qu’il est juste et jamais, au grand jamais, il ne te réclamera de sacrifier ta famille pour son propre intérêt. Je suppose que cela vient du fait qu’il soit un Maudit.

— Cela fait deux fois que j’entends ce terme. Qu’est-ce qu’un Maudit ? »

Un cri rauque coupe court à leur discussion. Béatrice et ses pères s’arment tandis qu’Aedan se métamorphose en berger allemand. Ils se dirigent vers l’entrée. La voix de Caleb retentit dans la cage d’escalier, des coups de feu sont échangés.

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