Chapitre 13

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Aedan l’observe d’un air penaud. Comme avec Myung-Dae, leur conversation s’avère désagréable. Béatrice doit passer un marché avec la Faucheuse, le plus tôt étant le mieux. Les serviteurs d’Ahmès démontrent une force qui risque de la surpasser lors d’un simple combat – que cela soit les Changés ou les saeat. De plus, ni ses pères ni elle n’ont encore affronté les thaleb, qui seraient à la croisée de l’Homme et du chacal.

Le Chien l’encourage dans sa décision en parlant de son épouse.

« Elle possède un lien particulier avec S’kyark ! »

Béatrice grimace. Imaginer la Faucheuse tisser des liens amicaux la dérange autant que connaître son prénom. Après tout, qui l’a baptisé·e ? La Mort ? Ou sa « mère » ? Existe-t-il donc d’autres Faucheuses ? Ou une unique ?

Foutu Jeu.

En plus de l’obliger à se battre à mort, il met à mal ses croyances et la pousse à s’interroger sur des sujets déplaisants. Bien loin de ses réflexions, Aedan ajoute à son attention :

« Tu as un faible pour les chiens, mon enfant. S’kyark pour les chats.

— J’aime aussi les félins, objecte Béatrice. Et arrête avec tes yeux de merle en frit ! »

Le Chien s’ébroue et pose son museau sur sa cuisse. Quand sommes-nous devenus aussi proches ? Béatrice ne résiste pas à son envie de le caresser. Son pelage est chaud. Le câliner la détend presque.

Un pétale de dahlia tombe sur un carré de soie. Béatrice le contemple, y puise un calme la fuyant. Malgré sa bravade usuelle, la Faucheuse l’effraye. L’idée de lui parler éveille en elle son désir de fuir. Loin et vite. Pour aller où, pauvre conne ?

« S’kyark t’a blessée plus que de raison, admet Aedan. Mais… »

Il a raison. La Faucheuse lui vendra une arme adaptée à ses combats à venir, peut-être des pouvoirs suffisants pour éliminer Ahmès et mettre fin à la partie de Perpignan au plus vite. À eux d’en négocier le prix.

Aro serre son épaule. Il l’encourage en silence. Le cœur dans la gorge, elle accepte la proposition d’Aedan. Ce dernier jappe de plaisir avant de partir. Qu’ai-je fait ? Béatrice frotte son visage, grogne sous une crampe. Pourquoi a-t-elle quitté son lit ce matin ? Rectification. Pourquoi a-t-elle quitté son lit à Lausanne, hier ?

« P’pa… Tes armes, comment les as-tu récupérées ? »

Cette réalisation soudaine dérange Béatrice : même si des résistants ont fouillé leur appartement détruit, Aro lui avait expliqué qu’une escouade avait pris leurs armes à leur arrivée.

« Candice connaissait le trinôme qui nous les avait confisqués. Elle en a profité pour demander à ce que nos affaires soient amenées ici. »

Il faudra que je la remercie. Un sourire éclot sur ses lèvres pincées jusque-là. Un parfum boisé et masculin lui pique le nez. Aro et elle se retournent vers Marcus. Le visage tuméfié de ce dernier retourne l’estomac de Béatrice. Elle se lève, ses mains en suspens dans les airs. Son père s’en saisit et embrasse ses phalanges.

« Tu devrais te reposer. » le rabroue-t-elle.

Son père lui répond de ses yeux verts, qui lui rappellent la forêt d'Umbra. Ils y randonnaient souvent, y campant parfois. Ils s’assoient sans se lâcher. Béatrice gigote sur sa chaise, à la fois nerveuse et mal installée. D’un souffle, elle explique à Marcus la situation. La nuque raide, il l’étudie longuement avant de signer en italien :

« Nous te suivrons, quoi qu’il se passe.

— Merci, papa. »

*

Après un repas frugal, leur groupe hétéroclite a débarrassé la table pour s’y installer en attendant la Chatte aux environs de 13 heures. Béatrice observe chaque membre de cette attablée, Aro et Marcus, respectivement à sa gauche et à sa droite, échangent en LIS. De l’autre côté d’Aro, Aedan réajuste pour la énième fois son haut trop grand.

Il a repris sa forme humaine, le temps de manger en leur compagnie et pour – selon ses propres mots – enlacer son épouse dès son arrivée. Ses vêtements d’emprunt lui donnent un air faussement enfantin. Perrez le dépassait d’une bonne dizaine de centimètres.

Nerveuse, Béatrice cesse d’épier Aedan. Elle bouge sa jambe et bat des doigts sur le plateau en bois broue. Une pointe d’inquiétude s’immisce dans son esprit. Si la Faucheuse lui réclame une vie, elle compte lui offrir Caleb – Candice a toutes les capacités pour le remplacer, si les éloges d’Aedan envers elle ne sont pas que des belles paroles.

Béatrice décide de jouer quitte ou double, si la Faucheuse accepte la vie de Caleb : soit la Résistance la craindra en apprenant la mort de Caleb pour leur cause, soit cette organisation se retournera contre elle. Un frisson cavale le long de son dos. Son corps se contracte en réponse, réveillant la douleur sourde dans son bas-ventre.

Un coup d’œil à une horloge-statue l’informe que la Chatte ne devrait plus tarder. Son regard délaisse l’objet antique pour Aedan. Ce dernier s’amuse à décortiquer une rose. Ses lèvres bougent sous des mots inaudibles.

Béatrice les lit, ayant suivi Reiju lors de ses cours de lecture labiale. Contrairement à lui, elle a poussé le vice à apprendre à lire sur les lèvres en anglais, français et italien. Le meurtre de ses parents à l’étranger et son incapacité à expliquer la situation à une policière la traumatisent toujours. À cause de cela, elle apprend toutes les formes de langage qui se présentent à elle.

« Elle m’aime un peu, beaucoup, passionnément, à la folie, pas du tout. Hum… Un peu, beaucoup… passionnément ! »

Un sourire réchauffe le visage de Béatrice. Elle se frotte les yeux, tout à coup lasse. L’insouciance du Chien, sa simplicité et sa franchisse exhument une part d’elle qu’elle croyait perdue à jamais. Un toc interrompt ce moment. Aedan repose la tige épineuse et accourt à la porte.

Du salon, tous l’entendent embrasser son épouse. Le bruit de talons rassure Béatrice : au moins, la Chatte est sous sa forme humaine. Elle apparaît dans le chambranle de la pièce lumineuse, Aedan collé à elle. Le grain de peau basané du Chien contraste avec celui laiteux de la Chatte.

Son époux la dépasse de deux bonnes têtes, rappelant à Béatrice sa propre différence de taille entre Reiju et elle. La Chatte possède un visage en forme de cœur, évoquant celui d’un poupon, auréolé par une chevelure blanche, dense et lisse. Celle-ci forme un carcan de velours et se termine à la naissance de hanches rondes. Un bref instant, Béatrice se demande qui de la saeat et de son frère a les cheveux les plus longs.

Un courant d’air agite la robe d’été crème, qui dénote dans cette pièce où tous sont habillés pour se battre que se promener. Une alliance accroche le regard de Béatrice. Un saphir vert sertit l’anneau d’or, unique touche de couleur chez la Chatte en dehors de ses yeux vairons d’un bleu dragée et d’un vert tilleul. Les rétines verticales interrogent la Protectrice sans que sa question ne soit claire.

« Quelle tête d’enterrement, Protectrice ! »

Elle hume l’air et rit.

« Tu as peur de S’kyark, notre grand méchant loup.

Ya Rouhi… »

Ô mon âme ? Béatrice regarde Aedan puis retourne son attention sur la Chatte.

« La Faucheuse aime laisser une forte impression. Ton mari m’a convaincu de m’allier à lui, depuis sa cage. Je trouve ça étrange que tu l’y aies laissé. Es-tu plus faible que je ne le soupçonne ? »

Elles se jaugent puis se sourient. La Chatte pointe son mari en la questionnant :

« Toi aussi, tu trouves habibi un peu trop prompte dans ses décisions ? »

Mon amour, hein ? Béatrice se retient de rire : à leur façon, le Chien et la Chatte sont kitch.

« C’en est presque plus flippant que la Faucheuse. Mais ma question subsiste.

— Je ne trahirai pas comme lui. Je t’aide aujourd’hui, car j’ai une dette envers toi pour avoir délivré mon époux. Tu ne serais pas intervenue, je me serais arrangée avec le Lion… Une fois S’kyark à table avec vous, je rejoindrai mon maître.

— Pourquoi Ya Rouhi ? Ne sens-tu pas l’aura de Béatrice ? »

La Chatte embrasse la joue de son mari et le repousse vers l’attablée.

« Je t’aime, malgré tous nos différends. Mais… Je ne tournerai pas le dos à maître Ahmès. Il m’a rendu ma magie et ma splendeur passée. Je me moque à moitié de ses manipulations génétiques. D’ailleurs ! Qui sommes-nous pour ordonner un demi-dieu ? Rien que les esprits des heures sacrées, oubliés, relayés à un passé mourant. Je ne crains qu’une chose des agissements de maître Ahmès : qu’un jour, un Changé nous surpasse. Imagine cela, habibi.

— Ne donne pas de mauvaises idées à Béatrice.

— Je n’ai pas très envie de devenir un chien enragé, tu me passeras l’expression Aedan, le rassure Béatrice.

— Assez tergiversé ! tranche la Chatte. J’ai une réunion avec les saeat très bientôt. »

La saeat s’approche de Béatrice pour attraper un verre à pied. Son doigt glisse sur le pourtour de cristal, produisant un son constant. Elle clame des mots en arabe, yeux presque clos. La tête penchée sur le côté, elle semble déconnectée de leur réalité. Son index s’immobilise, ses paupières s’ouvrent en grand. Elle s’incline, repose le verre et part. Aedan la suit, l’embrasse bruyamment. Des gloussements s’élèvent et se taisent. La porte d’entrée grince et claque. Béatrice ne lâche pas du regard le chambranle du salon.

Aedan apparaît dans son champ de vision et disparaît. Si elle ne se retourne pas, la Faucheuse n’existera pas. Comme le corps des enfants-goules de la veille. Aro l’appelle en douceur, tandis que Marcus serre son genou. Ne peut-elle pas se lever et suivre la Chatte ? Bien que loufoque, elle lui plaît. Elles pourraient même devenir copines de beuverie !

Elle imagine son frère, un sourcil arqué, signant « croque-mitaine ». Leur code pour encourager l’autre à affronter ses peurs. De toute façon, je ne peux pas prendre la poudre d’escampette… À contrecœur, elle se retourne vers la Faucheuse. L’entité savoure un grand verre de lait, à deux pas des portes-fenêtres donnant sur le balcon. Les prunelles rouge sang l’étudient, ennuyées.

« Enfin prête à sacrifier les tiens ? »

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