Le Piège et la Bête
Le soleil était déjà haut dans le ciel quand le jeune Akil termina sa tâche dans les champs. Il s’essuya le front avec le pan de son pagne. Il avait désherbé toute la matinée, seul, les mains couvertes de terre sèche. À peine avait-il terminé que le poids du monde retombait sur ses épaules. Il pensait à sa famille, à lui-même, à leur pauvreté silencieuse, aux humiliations qu’ils subissaient au village. Condamné à un avenir qui n’avait jamais vraiment commencé.
Toujours les derniers servis. Toujours regardés avec pitié, voire avec mépris. On les appelait les Sans-chance. Ce surnom lui collait à la peau.
Il se mit en route, traînant les pieds. Mais au lieu de suivre les sentiers familiers, il choisit de couper à travers la forêt, comme il le faisait parfois pour éviter de croiser les villageois.
Ce chemin n’était ni le plus court, ni le plus sûr. Les anciens du village l’avaient toujours mis en garde contre ces bois. Trop d’histoires y circulaient — des bruits de tambours la nuit, des disparitions inexpliquées, et la présence de créatures que personne n’avait jamais vues, mais que tous redoutaient.
Mais Akil n’avait pas peur des ombres. Il avait grandi dedans.
Ses pieds nus foulaient le sol couvert de feuilles mortes, tandis que la lumière du jour, filtrée par les branches épaisses, tissait des motifs changeants sur son torse maigre. Il marchait sans vraiment penser, les mâchoires serrées. Il voulait piétiner sa colère jusqu’à l’épuisement. Cette colère sourde, têtue, qui couvait depuis l’enfance. Il en avait assez de se taire, de courber l’échine. Assez qu’on dise que sa mère était maudite. Assez d’être invisible.
Puis un son l’arracha à ses pensées. Un claquement sec. Un sifflement grave et irrégulier.
Il s’arrêta, tendit l’oreille.
À quelques pas, dans une clairière noyée d’herbes hautes, un piège. Un ancien mécanisme de bois et de corde, sûrement posé par un chasseur expérimenté, venait de se refermer. Il s’approcha lentement, avec précaution. Ce qu’il vit le figea, le cœur battant.
À l’intérieur, prisonnière, une créature gigantesque se débattait faiblement.
Un serpent — mais pas un serpent ordinaire — d’une taille et d’un aspect hors du commun.
Il était long comme un tronc d’arbre, son corps luisait d’une teinte vert sombre, presque noire. Ses écailles semblaient marquées par le temps, comme si elles portaient des symboles. Ses yeux brillaient d’une intelligence trouble. Ce n’étaient pas les yeux d’un animal sauvage. Ils étaient… tristes. Anciens. Pas de peur. Juste… de la fatigue.
Akil recula brusquement, pris de peur. Tout son corps lui criait de fuir. Mais quelque chose l’empêchait de bouger. Était-ce la douleur dans les yeux de la bête ? Ou ce souvenir flou, lointain, d’un conte que sa grand-mère racontait quand il était enfant — celui d’un serpent roi, gardien des royaumes anciens, qui attendait qu’un enfant au cœur pur vienne le libérer ?
Mais il connaissait aussi les légendes. Celles qui parlaient de la Mère des Serpents, comme disaient les vieux. Celle qui pouvait engloutir un homme d’un seul mouvement. Celle qu’il ne fallait ni blesser, ni ignorer. Celle qui vivait entre deux mondes : celui des vivants et celui des ancêtres.
Il aurait dû fuir. Il le savait. Mais il resta figé. Ces yeux le retenaient.
Il respira lentement, cherchant son courage dans le silence.
— Je… je ne te ferai pas de mal, murmura-t-il, plus pour lui-même que pour l’animal.
Ses doigts tremblaient. Il défit les cordes, une à une. Le serpent ne bougea pas. Lorsqu’il fut libre, il glissa hors du piège sans bruit, sans hâte, et disparut entre les arbres, sans un regard en arrière.
Akil resta seul dans la clairière, haletant, comme si le temps s’était suspendu.
Il ne comprenait pas ce qui venait de se passer. Était-ce de la pitié ? Une impulsion ? Ou quelque chose de plus ancien, de plus profond, qu’il ne pouvait pas nommer ?
Le jour déclinait. Il reprit sa route, au hasard, guidé par une force qu’il ne pouvait nommer. Les sentiers s’entrecroisaient, tous inconnus. Il choisit celui qui semblait le plus ouvert.
Il ne savait pas encore que ce détour allait changer le cours de son existence.
Arrivé à un carrefour de sentiers, il hésita. Aucun ne lui semblait familier. Il choisit celui de gauche, presque au hasard. Il marcha pendant des heures. Puis des jours.
Sept jours, dira-t-il plus tard.
Sept jours sans repos. Sans eau claire ni nourriture suffisante. Juste la marche. Et ce sentiment étrange qu’il allait quelque part, même s’il ignorait où.
Le septième jour, ses jambes cédèrent sous lui. Il s’écroula au pied d’un arbre immense et s’endormit sans même résister.
Quand il se réveilla, il n’était plus chez lui.
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