Chapitre 27

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En voyant son teint blême, la professeur n’osa pas faire la moindre remarque à Hélène, elle lui proposa même de rentrer si elle ne se sentait pas bien. Hélène lui assura être capable de suivre les cours avec un grand sourire. Loin de rassurer l’enseignante, cela sembla la perturber, elle évita tout contact visuel avec Hélène pour le reste de l’heure.

Durant l’après-midi qui suivit, Mévina fut bien la seule à remarquer la couleur différente des yeux d’Amélie. Cette dernière se demanda même si cela serait passé inaperçu si c’était Denise et ses yeux bleu pâle qui avait pris le dessus.

« Inutile de tenter le diable, Hélène fait parfaitement illusion, souffla Denise.

— Je suis assez d’accord… Je serais presque tentée de te laisser aux commandes pendant les cours ! ajouta Amélie à l’attention de sa mère. Ton écriture est bien plus appliquée que la mienne et tu…

— Ttt ttt ! Bien essayé ma fille ! Mais tu suivras toi-même tes cours dès que nous aurons trouvé un moyen de camoufler ton aura spectrale ! »

Amélie n’insista pas et se contenta d’observer les alentours tandis que sa mère quittait l’enceinte du lycée et prenait le chemin pour rentrer. Elle aurait pu reprendre le contrôle, mais s’abstint de le demander ; sa mère profitait si peu de cette opportunité que de marcher à nouveau, de sentir le vent contre sa peau… Elle pouvait bien lui laisser ce loisir un peu plus longtemps.

Alors qu’elles étaient bientôt arrivées, elles entendirent des miaulements plaintifs. Hélène se dirigea aussitôt dans la direction des gémissements.

Dans une petite impasse adjacente, trois adolescents étaient accroupis autour de quelque chose, un chat vraisemblablement et ricanaient.

« Attends, passe-moi les ciseaux, je veux essayer un truc ! » gloussa l’un d’entre eux.

Avant même qu’Hélène ne puisse esquisser le moindre geste, Amélie avait repris le dessus. Dans un dernier sursaut de lucidité, elle projeta une partie de son esprit dans ses corbeaux pour surveiller les environs. Elle laissa ensuite la colère inonder ses veines et guider ses actes.

Elle se précipita vers le groupe et attrapa par les cheveux le premier garçon à sa portée, le tirant brutalement en arrière. Lorsqu’elle vit les ciseaux sanglants dans sa main droite, elle perdit la raison. Elle mordit violemment sa propre main gauche jusqu’à la faire saigner avant de cracher son sang dans la bouche du malheureux qui l’avait gardée entrouverte de surprise. Lâchant son outil de torture, il porta les mains à sa gorge, les yeux révulsés et tomba complètement à la renverse. Amélie se détourna de sa première victime et considéra les deux autres. À l’instar de Mévina, ils semblaient pétrifiés par sa présence, sans un regard pour leur ami dont le teint s’assombrissait de plus en plus à chaque seconde. Entre leurs mains, un chaton. Pas n’importe quel chaton.

Mon chaton ! grogna intérieurement Amélie en reconnaissant le petit félin, malgré le sang qui entachait sa fourrure.

Elle leva sa main gauche devant elle, l’ombre d’un serpent glissa le long de son bras avant de se diviser en deux, chacun plongeant dans la poitrine d’un garçon. Ils furent alors saisis de violents tremblements, permettant à leur victime de glisser hors de leurs mains. Amélie s’en empara aussitôt de sa main droite, s’étonnant brièvement de la docilité du félin.

Alors que le cœur du premier garçon battait pour la dernière fois, Amélie envoûta les deux autres.

« Vous êtes désormais maudits, psalmodia-t-elle d’une voix gutturale. Seul le suicide soulagera votre conscience pour avoir laissé votre camarade mourir étouffé. Vous ne garderez aucun souvenir de ce chat ni de moi. »

Sans attendre davantage, elle se redressa et quitta les lieux avant d’y être vue par un passant. Une vérification rapide à travers ses corbeaux la rassura, personne n’était passé devant l’impasse et personne aux fenêtres.

Le cœur battant la chamade, elle reprit son chemin d’un pas rapide. Elle entendit vaguement les hurlements de deux garçons derrière elle.

Alors qu’elle franchissait le pas de la porte de son domicile, la colère d’Amélie commençait tout juste à diminuer. Elle réalisa alors seulement le silence de sa mère et de Denise. Était-il possible que sa rage ait voilé leur esprit ? La réflexion parvint jusqu’à elles.

« Ce n’est pas impossible… acquiesça Denise.

— On voyait tout, on te parlait, mais tu ne semblais pas nous entendre ! » ajouta Hélène.

Par chance, ni Chantal ni Sergeï n’était encore rentré. Amélie se déchaussa rapidement et monta à sa chambre.

« Ce que tu as fait à ce garçon… commença Hélène, troublée

— …était largement mérité, conclut Denise. Mais tu as pris un risque énorme, tu aurais pu être vue !

— J’avais envoyé mes corbeaux surveiller les environs, il n’y avait personne », argua Amélie en posant le chaton sur son lit.

Elle ôta enfin son manteau — un autre qui allait devoir passer à la machine à cause de taches de sang — et posa son regard sur le petit être famélique qui la dévisageait avec espoir.

« Bon ! Je fais quoi de toi ? »

Ses esprits s’agitèrent aussitôt, outrées par une telle question.

« Tu le gardes, bien sûr ! s’offusqua sa mère.

— Et tu le soignes ! renchérit Denise

— Et tu lui donnes un nom ! » acheva Hélène.

Amélie se pinça l’arête du nez et soupira.

« Oui, bon, ça suffit ! Je vais y réfléchir ! »

Elle jeta un regard derrière elle. Son miroir psyché lui renvoya la même apparence que dans les toilettes du lycée. Le voile de brume noire était revenu. Un sourire satisfait étira ses lèvres en se remémorant l’aisance avec laquelle elle s’en était servi contre les deux garçons pour les maudire. Elle se détourna finalement de son reflet et s’empara de sa trousse au fond de son sac de cours, elle en sortit sa baguette d’if.

Aussi loin que remontaient ses souvenirs, aucun animal vivant ne l’avait jamais laissée l’approcher. Contrairement aux humains, aucun n’avait cherché véritablement à la blesser, ils s’assuraient juste de rester hors de sa portée. Elle se rappela le chat siamois de la sœur de Chantal, le rejet de l’animal l’avait blessée à l’époque. Cela avait été sa dernière tentative d’approche d’un animal.

Était-il réellement possible que ce petit truc touffu, tout sale et tout maigre veuille d’elle et de son âme souillée ?

Dans un mélange confus de curiosité et de méfiance, Amélie s’installa face au félin. Il était vraiment en piteux état. Ses oreilles étaient en lambeaux, ses yeux suppuraient et des taches de sang dans son pelage laissaient présager des sévices qu’il avait subis.

Pourtant.

Pourtant, il gardait son regard braqué dans celui d’Amélie, sans ciller, sans la moindre peur ni animosité.

« Ça fait quoi si j’accepte qu’il soit mon familier ? demanda Amélie.

Il t’accompagnera tout au long de ses neuf vies au lieu de s’en servir pour se réincarner, répondit doucement Hélène. Pour une sorcière ou un sorcier, être choisi par un chat est un privilège. Ce n’est pas rare, mais ce n’est pas si courant que ça non plus.

Et pour une nécromancienne, c’est quasi impossible… ajouta Denise, une note de regret dans la voix.

— En quoi c’est un privilège ? » insista la jeune femme, toujours pas convaincue.

Même si une part d’elle avait envie d’accepter l’offre du félin, l’autre songeait que l’avenir allait être sombre à ses côtés et qu’il pourrait trouver un meilleur maître.

« Les chats familiers renforcent la magie de leur maître… et les protègent des mauvais esprits. Normalement », énonça sa mère.

Amélie gloussa face à cette révélation.

« Je crois que tu t’es un peu planté en me choisissant, hein la boule de poil ?

Qu’importe l’avenir qui t’attend, si tu l’acceptes à tes côtés, il sera heureux de t’accompagner.

— Bon, je vais vraiment y réfléchir… en attendant, je vais déjà te soigner. »

La baguette rendait sa magie blanche plus efficace. Pour autant, Amélie craignait que son aura ne rende la réalisation des soins plus difficile. L’idée de céder cette tâche à sa mère ou à Denise la traversa, mais elle la rejeta aussitôt. C’est juste un défi de plus à relever, je peux le faire… s’encouragea-t-elle intérieurement. Par ailleurs, son instinct lui soufflait que c’était à elle et à elle seule de prendre soin de cette petite créature si elle voulait en faire son familier, car même si elle refusait encore de l’avouer ouvertement, une partie d’elle avait envie de se lier à lui… une autre en revanche, ne pouvait s’empêcher de reprocher la fin tragique de Kévin à l’un de ses congénères.

La jeune sorcière ferma les yeux et prit une profonde inspiration avant d’expirer doucement, calmant la rage qui la dominait encore. Elle chercha un souvenir heureux auquel se rattacher pour se charger d’énergie plus positive.

Elle ne trouva rien.

Ce constat la blessa plus qu’elle n’était capable de l’admettre. Ses rares joies étaient toutes liées à la Mort : les retrouvailles avec l’esprit de sa mère, son amitié improbable avec Denise, pactiser avec un puissant démon, ramener un squelette à la vie… Comment pouvait-elle espérer soulager les souffrances d’un être vivant en usant de souvenirs souillés par la magie noire, la nécromancie ? Pour la première fois depuis longtemps, elle se sentit réellement impuissante, incapable. Ses épaules s’affaissèrent, tandis qu’elle rouvrait les yeux dans un soupir.

« Ne te décourage pas aussi facilement ! s’insurgea Denise. Il t’a choisie, toi ! Qu’importe la source de ton énergie si tu veux le guérir !

Elle a raison, ajouta Hélène. La magie blanche fonctionne mieux avec une énergie positive, mais ce qui compte dans le fond pour réussir un sort, outre la puissance du sorcier, c’est le désir que l’on y met pour le voir se réaliser. »

Le chaton n’avait pas bougé d’un poil depuis qu’Amélie l’avait posé sur le lit. Bien qu’il se tienne assis, face à celle qu’il avait choisie, son corps frêle tremblait de fatigue, de douleur.

« Je me demande quand même ce qu’il faisait si loin de la maison s’il m’a vraiment choisie… s’interrogea Amélie, perdue dans ses sentiments et ses pensées.

Je pense qu’il a essayé de te suivre ce matin, mais qu’il était trop faible pour aller jusqu’au lycée… »

La supposition émise par sa mère ajouta la culpabilité aux émotions qui se livraient bataille dans le cœur de la nécromancienne.

Amélie se redressa, elle fit rouler ses épaules avant d’expirer doucement et de pointer le chaton de sa baguette d’if.

« Curo ! » *

Lentement, les oreilles du chaton se redressèrent et se reformèrent. Enthousiasmée par ce début de résultat, Amélie répéta l’incantation tout en dessinant de petits cercles avec sa baguette. À présent qu’elle s’en savait capable, elle se concentra sur son désir, celui de le soigner de toutes ses blessures et de toutes ses maladies.

Lorsqu’elle laissa retomber sa baguette, elle se sentait épuisée. Épuisée, mais satisfaite : bien qu’il soit toujours d’une maigreur alarmante et couvert de sang, le petit félin respirait la santé. Elle avait aussi pris le temps de guérir sa main gauche.

« Bravo, Amélie ! Maintenant il faut se dépêcher, les magasins vont bientôt fermer ! s’agita Hélène.

— Hein ?

Bah oui ! Il lui faut une litière !

— Et à manger ! compléta Denise avec entrain.

— Ça peut pas attendre demain ? gémit Amélie. Je dois bien avoir un vieux pull à sacrifier pour ses besoins et il y a du lait au frigo ! »

Les deux esprits ripostèrent uniformément avec un « NON » ferme, puis inondèrent Amélie de conseils sur comment s’occuper d’un chaton.

« Stop ! Ok, Ok ! J’ai compris ! Je vais faire des courses ! râla la jeune femme. Enfin… Maman, tu vas faire des courses. J’ai toujours mon petit souci d’aura… »

Hélène ne se fit pas prier deux fois et prit possession du corps de sa fille.

D’un pas rapide, Hélène quitta l’immeuble et s’engagea sur le chemin du supermarché le plus proche. Elle dut cependant changer d’itinéraire : la rue où Amélie s’était déchaînée était inaccessible. Un cordon de sécurité et deux gendarmes à la mine sombre en fermaient l’accès. Elles aperçurent également un camion de pompiers et une ambulance à l’entrée de l’impasse. Hélène s’apprêtait à prendre un autre chemin, lorsqu’elle entendit les pleurs d’une femme. La détresse d’une mère. Son pas ralentit et son regard s’attarda sur le camion de pompier d’où provenaient les lamentations. Amélie la ramena froidement à l’ordre :

« Hitler aussi avait une mère qui l’aimait. Avance. »

Hélène serra la mâchoire avant de se détourner de la scène macabre et de reprendre son chemin.

*curo : je soigne en latin

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