1 - Quai de gare

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Une pluie fine arrosait les passants. La main cramponnée à celle de son oncle pour ne pas se perdre dans la foule qui se pressait sur les trottoirs, Léocadia tentait, tant bien que mal, de suivre le rythme. Les petits chaussons de toile que sa tante lui avait offert étaient remplis d'eau et agrémentaient le brouhaha ambiant d'un bruit de succion insupportable à chaque pas.

Enfin, la gare apparut devant eux, majestueuse et grouillante de gens sales et pressés, aux antipodes de ce que c'était imaginé la fillette de onze ans. Mais, loin de la décevoir, ce tableau pourtant peu reluisant la réjouissait. Elle avait ainsi de nombreuses questions en tête qui l'occuperaient pour le trajet et elle ne s’ennuierait pas, chose dont elle avait toujours eu peur.

Léocadia avait ralenti le pas pour suivre pleinement ses rêveries et son oncle la saisit par l'épaule pour la faire avancer plus vite. Une dame qui tenait en équilibre entre ses bras deux cageots de citrons les injuria lorsqu'ils passèrent trop près, manquant de lui faire renverser son chargement. Léocadia accepta de ser laissa guider par ce gros monsieur qui l'avait élevée et ils naviguèrent entre les mancuniens pressés. Enfin, ils s'arrêtèrent devant un quai. Un train venait d'arriver, et ces passagers descendaient en laissant retomber leurs imposantes valises sur le sol bétonné.

Déjà l'attention de la petite fille s'était détournée de son oncle pour se poser sur ces voyageurs qui déambulaient à toute vitesse tout autour d'elle. Pour la ramener vers lui, il gronda :

— Hazeline !

Il employait toujours son troisième prénom lorsqu'il voulait parler sérieusement. Sans doute pensait-il la menacer en l'appelant ainsi mais la petite fille était seulement triste de se prénommer par un dérivé de feu sa mère qu'elle n'avait pas pu connaître.

Elle le regarda bien en face en réprimant un frisson. Elle avait beau avoir vécu sa vie entière chez son oncle, elle n'avait jamais réussi à s'habituer à ses narines frémissantes et à ses yeux globuleux. Ce départ en pensionnat avait quelques avantages qu'elle attendait impatiemment et ne plus voir le visage de son oncle en faisait partie. Ça, et ne plus devoir subir les farces de son cousin Danny.

Elle fit un violent effort pour ne pas détourner le regard et écouta avec difficulté ce discours qu'il avait remué pendant des jours et qui était nettement moins bon que si il l'avait improvisé juste devant le marche-pied du train. Il commença par lui faire d'inutiles recommandations puis abandonna l'idée d'un raisonnement construit pour se lancer à l'aveuglette. Le résultat en était bien meilleur.

— Lorsque ta mère est morte, j'ai juré de t'élever comme ma propre fille. Alors, aujourd'hui, je t'envoie dans un des meilleurs internats d'Angleterre pour que tu suives la voie de ta mère. Elle y a été élève dans sa jeunesse.

Il hésita à lui parler de son père, ce russe qui avait abandonné sa mère alors qu'elle était enceinte, mais préféra ne pas évoquer le sujet. Léocadia était sans doute trop jeune pour entendre parler d'odieux coureurs de jupons.

Voyant que son oncle en avait fini avec leurs adieux, elle se leva sur la pointe des orteils et, du haut de sa petite taille, déposa un baiser sur la joue de son oncle. Ces marques d'affection entre l'oncle et la nièce étaient si rares que les deux en furent surpris. George rougit en bafouillant mais Léocadia coupa court en attrapant des mains de son oncle sa malle. Elle se retourna, observa le train qui patientait, puis l'horloge et enfin, revenant à gros bonhomme qui ne savait pas où mettre ses mains maintenant qu'il n'avait plus la valise à porter, elle dit :

— Au revoir, mon oncle !

Sa voix joyeuse étonna George : jamais une petite fille n'avait l'air aussi heureuse de partir des années dans une institution lointaine. Il lui rendit son sourire, mais la grimace de l'homme était bien plus hypocrite que le rayonnement de Léocadia.

Elle monta dans le wagon, serrant fort dans son poing le billet qui devait la mener à destination. Elle s'installa à une banquette, seule, déposant sa valise à ses pieds. De l'autre côté de la vitre lui parvenaient les derniers paroles de son oncle.

— Au revoir, ma petite. Je t'attendrais ici le jour de ta majorité.

Puis il se détourna et partit sans un regard en arrière tandis que le chef de gare sonnait la fermeture des portes.

Léocadia essaya d'occulter ce sentiment d'abandon qui montait en elle. Le soulagement qu'elle avait entre-aperçu dans la voix de son oncle la mettait mal à l'aise. Pour penser à autre chose, elle sortit son petit carnet et y relu les dernières questions qu'elle avait écrite avant de partir de la maison.

Si les oiseaux ne volaient pas, que feraient-ils de leurs journées ?

Ma tante boit trois tasses de thé par jour. Combien de jours faudrait-il pour remplir une baignoire si on renversait chaque fois la totalité du contenu au lieu de la boire ?

Quel anagramme peut-on former avec Gare et Manchester ?

Et sur ces réflexions qui la tinrent alerte un tiers d'heure, elle s'endormit paisiblement, la main repliée sous l'oreille en guise de coussin.

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