Chapitre 1 : Le Prince Eric

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"INFO : Famous singer Harry Styles in talks by Disney to play Prince Eric in their new live action The Little Mermaid"

Mon filtre traducteur s'enclenche automatiquement. Je n'ai aucun problème à comprendre l'Anglais, lorsque je le lis, les phrases s'inscrivent dans mon cerveau et je n'ai pas forcément besoin de me concentrer pour traduire. Comme un filtre.

J'ai toujours adoré l'Anglais, c'est bien le seul point fort que j'avais toujours eu. Ayant toujours été un élève moyen à l'école, je pouvais toujours compter sur l'Anglais pour me sauver la mise. "Vous Jordan, vous avez un don je pense ! Le don de pouvoir imiter ce que vous entendez" : voilà ce que m'avait dit mon professeur d'Anglais lors de ma Terminale quand j'avais dix-sept ans. Bien que mal à l'aise de recevoir ce compliment devant la classe entière, j'étais malgré tout fier de moi, et mon ego s'était gonflé le temps de la journée. Pitoyable.

Avec les années j'ai fini par comprendre que frimer avec cette aisance linguistique ne me place pas au dessus des autres. Chacun ses forces et chacun ses faiblesses. J'ai toujours été complètement idiot en Maths par exemple et ça ne changera probablement jamais. J'ai également fini par comprendre que ça ne me rendait pas plus stupide qu'un autre.

Je pense avoir beaucoup mûri ces dernières années, même si je me pensais déjà bien assez mature à l'époque. J'imagine que c'est ça aussi la maturité : comprendre que chaque nouveau jour qui passe est un jour où l'on apprend encore plus de choses, que la vie nous met face à bien des épreuves et que rien n'est acquis.

Aujourd'hui je suis âgé de vingt quatre ans et bon sang, je suis sûr d'être loin de l'apogée de ladite "maturité", j'ai encore tout le temps pour ça.

C'est donc avec aucune difficulté que je lis l'article Anglais qui se trouve sous mes yeux. "Harry Styles" est en pourparler par Disney pour interpréter le rôle du Prince Eric dans "La Petite Sirène". Disney avait pris la fâcheuse habitude de réinventer leurs contes les plus aimés en les emmenant dans la vie réelle. Des films "Live Action" comme ils disent...

"La Petite Sirène" est mon film d'animation préféré ! J'étais littéralement obsédé par ce dessin animé lorsque j'étais gamin, je le regardais en boucle au plus grand dam de mes pauvres parents. J'étais amoureux d'Ariel ET d'Eric, chacun pour une raison différente.

Le fait que Disney ait décidé de tourner un film sur l'histoire m'inquiète, je me sens obstiné à suivre les actualités sur la production. J'aimerais en avoir rien à faire, mais j'imagine que mon âme d'enfant est trop forte là-dessus.

Oui, beaucoup de dessins animés sont ressortis au cinéma, filmés en prises de vues réelles, un vrai film quoi. Beaucoup diront que c'est sans réel intérêt, j'en fais parti, mais je me mens à moi même... il est évident que j'adore ça. Peu importe ce que les gens disent, même la vérité : ce n'est qu'un moyen sûr et facile de se faire une tonne de fric ! Certes mais je m'en fous, je suis friand de ces productions. C'est triste mais c'est comme ça. Comme les américains le disent si bien : take my money Disney !

Donc, Harry Styles ?

Ce jeune mec avec de longs cheveux et qui porte des pantalons trop serrés ? Mince, la production n'est peut-être pas aussi glorieuse que ce que j'espérais. L'image que je me faisais de ce type était réduite à celle qu'il reflétait déjà plusieurs années auparavant, lorsqu'il faisait parti d'un boys band pour jeunes adolescentes. Je n'avais jamais porté un seul intérêt à cette bande de garçons apparemment "super cool" et tatoués de partout. Attention, je ne sous estime pas leur talent, ils devaient forcément en avoir pour avoir atteint un tel niveau de célébrité, c'est juste que je ne m'intéressais pas à eux. Encore moins à Harry Styles en particulier, celui qui est il me semble, le chouchou de ces demoiselles.

Disney I'm begging you, do not ruin my favorite prince !

Le Prince Eric est sans doute la première image masculine qui m'a fait basculer dans "l'autre bord" si je puis me permettre. Gamin, j'étais amoureux d'Ariel pour ses grands cheveux rouges et sa pureté, elle était le premier personnage auquel j'arrivais à m'identifier bien que ce soit une fille, étant petit on ne se soucie pas de ce genre de différence. En revanche j'étais amoureux d'Eric pour une raison bien plus ambigüe et réelle qu'une simple adoration féerique : j'étais destiné à être gay. C'est une nature qui sommeille depuis toujours, attendant le meilleur moment pour éclore. Au même titre que n'importe quelle autre nature.

Dans mon innocence d'enfant, j'étais amoureux du Prince Eric comme les autres petits garçons étaient amoureux de Lara Croft. Ça ne faisait aucune différence à l'époque, quelles belles années c'étaient.

Je ris de moi même, je suis dans mon lit en attendant le sommeil, en train de prier pour qu'un personnage fictif soit traité avec le respect qu'il mérite. Je ne suis pas sûr d'apprécier ce trait de personnalité : rester un éternel enfant. A vingt quatre ans, je suis toujours fan de Disney, suis toujours au premier rang pour découvrir leurs nouveaux films. J'ai l'impression de ne jamais changer : mon âge continue de grimper, j'ai une barbe, mon corps change... mais dans ma tête mon cerveau est immuable. Je ne m'intéresse à guère plus de choses que lorsque j'avais quinze ans.

J'ai les mêmes amis, les mêmes occupations, les mêmes objectifs que je n'arrive pas à atteindre. Je n'évolue qu'à très légère fréquence. Tandis que je vois mes amis autour de moi s'épanouir avec ce que la vie a de meilleur à offrir, moi je reste coincé dans l'adolescence. J'ai essayé de changer, je m'y suis efforcé mais rien à faire. Je ne suis que Jordan, le bon vieux Jordan, qui ne s'amuse pas trop et qui ne fait que lire et écrire...

Jordan qui s'énerve tout seul à cause d'un stupide casting même pas officiel ! Je ne me supporte pas des fois. Bref. Je coupe le wifi de mon portable, le pose au sol pendant qu'il charge, et me blottis sous mes couvertures.

Bien trop vite, les vibrations retentissent et me tirent du sommeil. Tel un corps sans âme je me retourne lentement, attrape mon portable et rallume le wifi. Je passe environ trente minutes comme cela tous les matins, à me promener sur mes applis, mes réseaux sociaux. Je passe plus de temps sur Twitter, subjugué par les réactions suite à l'annonce d'Harry Styles pour La Petite Sirène. Elles sont bonnes et mauvaises. Dubitatives, comme moi. Cela dit je finis par lire un énième article mais qui propose une photo d'illustration : le fameux Harry Styles, souriant à l'objectif. Mignon. Il a grandi depuis la dernière fois que je me suis confronté à lui. Je passe le plus clair de mon temps encore libre à l'imaginer dans la peau d'Eric, c'est bien plus facile maintenant que je vois clairement à quoi il ressemble de nos jours.

Je ne me méprends pas, c'est surtout facile parce que je me rends compte qu'il est plus charmant que dans mes souvenirs, ça doit venir du fait que sa longue tignasse avait été coupée. Désolé, chacun ses goûts. En vérité je dois bien admettre que physiquement il pourrait coller pour le rôle, il n'est pas parfait... mais ils pourraient faire pire j'imagine. Je me ressaisis, je veux que ce film soit le plus parfait possible, pour gracier mes souvenirs d'enfant, Disney peut sans doute trouver encore mieux.

Mais quelle importance a ce petit casting insignifiant quand une longue journée de boulot m'attend ? Je me lève péniblement et oublie presque aussitôt cette histoire.

C'est un automatisme tellement barbant : ouvrir les fenêtres, faire le lit, faire la toilette, se coiffer, se parfumer un peu et filer illico dans le froid du matin. Le tout sans déjeuner. Impossible pour mon estomac, à moins de vouloir tapisser de gerbe les murs de la société dans laquelle je travaille. J'ai besoin de laisser au moins une heure à mon estomac pour se réveiller avant d'avaler quoique ce soit. "Lève toi plus tôt" me dit-on, la bonne blague, et puis quoi encore !

Du coup vers dix heures tous les matins, mon ventre réclame justice. Plus férocement que n'importe quel autre estomac humain je dois bien l'avouer. C'est toujours embarrassant, mais j'ai appris à apporter de quoi régler la situation. Voilà donc, je sors ma petite compote comme les gamins en petite section. Ridicule, mais je me sauve de la gêne écrasante qui m'assaille.

Ce matin est le même que celui d'hier, le même que celui de n'importe quel jour du mois dernier. C'est une routine sans faille, sans passion. Une routine peut être plaisante, si ce que vous faites vous passionne, j'envie tellement un train-train de vie hors du commun. Bien plus que de s'assoir derrière un bureau toute la journée. Même si vous ne pariez sans doute pas là-dessus, j'essaie de ne pas me plaindre, ce job n'est pas trop mal. Même lorsqu'on pense que notre vie est au plus bas, il ne faut jamais oublier qu'elle pourrait être pire.

J'ai un siège confortable, un ordinateur performant et des collègues sympathiques. Forcément qu'il y a pire. Je ne veux vraiment pas jouer au gay fragile, mais si je devais me casser le dos dehors à travailler sous un soleil de plomb, je ne miserais pas sur ma santé mentale. En fait, j'admire ceux qui se tuent au travail, on a tendance à trop oublier le courage que cela demande, la nature horrible de l'humain veut que l'on juge avant tout. J'essaie d'être une meilleure personne dans la vie quotidienne, j'essaie toujours de prôner la tolérance, pouvant moi même être sujet aux esprits fermés.

Certes j'ai déjà rêvé d'une vie plus fabuleuse que celle que je revendique. Je me déteste pour cela : car j'ai un toit, de l'eau chaude, de la nourriture, tout le confort du monde... et pourtant mon égoïsme dépasse l'entendement. J'aurais aimé de meilleurs projets, de meilleurs options. Je ne me suis pas laissé les chances qu'il me fallait, je ne m'en prends qu'à moi même. Quitte à être égoïste, je peux au moins avoir la décence de me blâmer moi-même pour ça.

Enfant je voulais être magicien, surprendre le monde, en particulier mes proches. Puis, rapidement après avoir découvert le cinéma j'ai rêvé de devenir comédien. Mon métier de rêve c'était de me voir sur un écran géant de cinéma, j'imagine que c'est assez cliché, à l'instar des petites filles qui veulent être coiffeuses ou maîtresses. Cela veut-il admettre que je cherchais désespérément l'attention des autres ? je ne dirai jamais complètement non, mais je suis tout de même sûr que le métier en lui-même m’intriguait : jouer la comédie, un rôle, interpréter un personnage qui n'est pas moi.

C'est quelque chose qui me plairait encore aujourd'hui, après avoir fait un peu de théâtre j'ai eu la confirmation que c'était une pensée qui me faisait vibrer. Mais rien qu'une envie, une lubie et rien de plus.

"Acteur ? Ce n'est pas un vrai métier" avait rétorqué mon père lorsque j'avais répondu à la terrible question pour enfants. Cette question tellement chiante qui nous hante toute notre vie, jusqu'au moment fatidique.

Les paroles de mon père sont restées gravées dans ma mémoire, bien que j'étais vraiment jeune lorsque nous avons discuté de mon avenir pour la première fois.

Acteur ? Moi ? Allons bon !

Je ris de moi même en roulant des yeux. Mine de, il n'avait pas complètement tord, il voulait juste me préparer à la triste réalité de la vie : parfois, souvent même, certains rêves sont faits pour rester des rêves.

Et me voilà donc, devant mon écran, loin de la vie qui me faisait réellement vibrer. J'entame le même boulot indéfiniment. La routine est une chose qui nous suit durant la journée entière, que ce soit au niveau professionnel ou au niveau personnel, du moins pour ma part. Je ne vois pas souvent mes amis, nous travaillons tous, et la plupart habitent maintenant trop loin, ayant vite déguerpis de cette petite ville paumée de France. Heureusement que deux ou trois sont tout de même restés, c'est toujours un grand plaisir de les revoir de temps en temps. Mais c'est à peu près tout niveau relationnel. Ma vie amoureuse est quasi inexistante, je n'ai fréquenté qu'une seule personne, Olivier qui était plus âgé.

Cette relation, bien qu'efficace pour me faire découvrir tout ce qui s'ensuit, a été brève et sans réel intérêt. Je suis novice en amour, clairement. Les fois où j'ai réellement craqué pour quelqu'un n'ont jamais abouties. Ça n'était jamais réciproque, du moins j'en étais persuadé, je n'ai jamais eu le courage de m'affirmer plus que ça. C'est comme si j'étais maudit. Heureusement sur ce point là, je ne pleure pas sur mon sort, je sais que certaines choses arrivent à point et que le fait d'avoir sagement patienté me sera récompensé.

Au dehors, quelqu'un est là pour moi j'en suis persuadé, j'ai juste compris qu'il fallait cesser de chercher. Aussi chiant que cela puisse être, courir après l'amour est aussi douloureux. Le destin se chargera de la corvée, je n'en doute pas. Ce sera comme avoir mon propre prince à moi. Mon dieu c'est tellement niais qu'on pourrait en vomir.

Tellement niais que j'en soupire d'envie.

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