Chapitre 7 : Magnus Ratigan

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J’avais beau avoir dit que j’étais prêt, je ne savais pas par où commencer. Mon cerveau ne fait qu’un tour l’espace d’une seconde, mes pensées s’emballent sans rien tirer de concluant. Dois-je commencer par la réplique ? Je ne sais pas et de plus, je me sens très vulnérable.

- Commencez par nous parler un peu de vous jeune homme. Votre âge, ce qu’il vous pousse à venir aujourd’hui, annonce une des femmes du jury.

- Je m’appelle Jordan, j’ai 25 ans et comme vous avez compris je suis français. Heu… je suis arrivé il y a trois jours en fait, pour un voyage avec mes sœurs. Et c’est Mrs Avery qui est venue me trouver pour me demander de passer le casting.

La dame qui n’avait pas l’air convaincu de me voir ici accorde un regard de reproche à cette pauvre Mrs Avery, qui ne semblait pas vraiment assumer cette action de sa part.

- Depuis quand fait-on la pêche aux canards ? demande la femme un peu désagréable.

- Oh ça va Mildred, se défend Mrs Avery, ne nie pas qu’en imaginant le personnage de Magnus, on s’est tous mis d’accord sur une apparence physique, et que ce garçon est le corps même de ce que nous imaginons.

- Ça n’a aucune importance ce que nous imaginons ! Se représenter Magnus n’était qu’un jeu c’est tout, il peut avoir n’importe quel physique !

- Certes ! reprend Mrs Avery d’une voix plus haute. Mais en quoi est-il mal que j’ai demandé à ce garçon de participer ?!

- Un directeur de casting n’a pas à favoriser quelqu’un pour son apparence ! menace Mildred d’un ton également plus sec.

Je reste planté là, à les regarder se prendre le bec, sans rien dire. Etant donné que le reste du jury n’arrive pas à mettre un terme à leur querelle, je me permets dans un excès de folie, d’hausser le ton à mon tour :

- Je conçois totalement que le rôle de Magnus soit très important à vos yeux ! Il va devenir le modèle de beaucoup, beaucoup de monde s’il est bien représenté ! Etant moi-même homosexuel je comprends à quel point il est vital de faire honneur au personnage. Donc si je n’ai pas ma place ici je…

La fameuse Mildred me regarde avec un air suspicieux, avant de me couper la parole :

- Vous êtes homosexuel ? me demande-t-elle.

- Oui madame.

Un silence s’installe. Les autres membres du jury me sourient et assurent à leur collègue hésitante que j’ai l’air d’un bon candidat, du moins pour passer le casting au même titre que les autres, évidemment.

- On connait bien la polémique des hétéros qui jouent des personnages gays, rétorque l’homme. Un acteur homosexuel pour Magnus serait un avantage considérable. Les jeunes personnes de la communauté LGBTQ+ seraient fières !

Mildred hésite quelques secondes, mais son visage s’était apaisé.

- C’est d’accord, vous pouvez tenter votre chance Jordan. Mais je te préviens Grace, c’est la première et dernière fois que j’accepte ce comportement sans en toucher un mot aux supérieurs.

- Très bien, allez-y ! Dites-nous, pourquoi vous aimeriez devenir Magnus Ratigan ?

Réfléchi bien à ce que tu vas dire. Chaque mot est crucial.

- Eh bien, déjà je tiens à préciser que j’ai toujours souhaité être acteur et qu’aujourd’hui, c’est un privilège pour moi de passer ce casting. Je pense qu’il est très bon de représenter les couples LGBTQ+ au cinéma, étant petit je n’ai eu aucun modèle auquel m’identifier. Magnus pourrait devenir une véritable figure iconique de la firme Disney si votre film fonctionne bien, et quoiqu’il advienne, il marquera l’histoire en devant un des premiers princes Disney gays avec Harvey et je trouve ça magnifique.

Le jury me regarde avec sérieux, hochant leur tête de temps en temps. J’imagine que c’est un discours très basique qu’ils ont entendu des centaines de fois depuis le début de leurs auditions. Ne faudrait-il pas que je continue avec un peu plus de toupet ? Des fois c’est apprécié, si ce n’est pas le cas… je n’aurais perdu que ma journée.

- Vous n’avez pas peur de la réaction du monde entier ? Je ne suis pas sûr que le film soit bien accueilli…

Un malaise s’installe. Cette bonne femme, Mildred, paraît outrée. Mrs Avery me regarde droit dans les yeux. L’homme (que je présume également gay) considère fortement mes paroles, trahissant le fait que la question est réellement de mise.

- La validation de ce projet a été très mûrement réfléchie et en connaissances de causes. Nous savons très bien que les médias s’empareront de l’histoire, et que le film sera banni dans plusieurs pays. Mais nous avons assez confiance au niveau du marché européen pour que le film n’en ressorte pas perdant.

- L’Europe ? L’homophobie est assumée partout… je reprends en rajoutant une couche.

- Jeune homme vous n’êtes pas là pour parler scandale, mais pour auditionner, dit sèchement Mildred.

Je crois sentir que la question est clairement un point noir dans toute cette histoire, ils sont sincèrement inquiets et je le comprends bien. Le film aura certes son audience, mais je serais bluffé de le voir sortir vainqueur. Bref, ne vaut mieux pas m’attarder sur ce point-là.

- Vous avez d’autres questions ? je demande avec les bras ballants.

Mrs Avery rit discrètement, j’imagine que c’est aussi culoté de ma part de poser la question. A ce stade je n’espère même plus être considéré comme un choix potentiel.

- On peut passer à la réplique, annonce l’homme derrière le bureau.

Je remarque seulement maintenant que c’est un bel homme, bruns aux yeux clairs. Il me sourit, attendant que je m’y mette. Soudainement je panique. Il faut me débarrasser de Jordan, abandonner ses expressions, la façon dont il se tient. De toute évidence il s’agit d’une scène où le personnage est tiraillé par la peur de ce qu’il ressent, l’angoisse d’être découvert, la frustration de ne pas pouvoir aimer au grand jour…

Déjà je m’affaisse un peu en fermant les yeux quelques secondes pour accueillir la meilleure concentration possible. Je pense à Magnus, à la personne qu’il peut être, son amour incompris pour un autre garçon. Je n’ai pas vraiment de mal à me mettre dans la peau de l’amoureux triste. Je repense à mon kiné, aux autres garçons pour qui j’ai eu des sentiments sincères et avec qui il ne s’est jamais rien passé. Je me concentre également sur l’anglais, il est important de montrer que je peux parler de manière impeccable. Mes yeux s’humidifient :

- Je ne peux pas, nous ne pouvons pas. Harvey, que nous arrive-t-il ?

Je regarde chacun des membres du jury dans les yeux, en insistant un peu plus sur cette Mildred. Franchement c’est court comme réplique pour se prouver aux autres. Je sens une seule et unique larme glisser le long de ma joue. J’avais eu habitude de jouer de cette habilité à pleurer facilement avec mes parents étant plus jeune. L’exercice ne m’a pas semblé difficile, bien que le fait de s’exposer ainsi face à des inconnus est intimidant.

- Pourquoi le mal nous a marqué de la sorte ?

J’ai fait mon possible pour offrir à cette dernière question la sincérité la plus douloureuse possible. Une pause s’installe et je sors du personnage, essuyant ma joue ainsi que mes yeux. Je n’ai que des visages neutres devant moi, sauf peut-être Mrs Avery qui a l’air possiblement satisfaite. Je me sens rougir, attendre les prochaines consignes est peut-être le plus gênant.

- Très bien, rétorque une autre femme qui avait encore peu parlé.

Discrètement, je vois leurs petits coups d’œil en coin. Avais-je été si horrible ? Ils se regardent entre eux. Mildred, qui semble être probablement le jury en chef, déclare :

- Serait-il possible que vous imaginiez la suite et que vous nous fassiez une petite improvisation ?

L’improvisation n’est pas vraiment un problème pour moi, je jouais souvent à des jeux d’impro avec mes amis, par contre le faire dans un anglais impeccable, rester imperturbable et le tout de manière spontanée… c’est autre chose. Avec chance Magnus revient à la charge sans difficulté, une fois mes yeux humides je commence.

- Je n’arrive pas à croire que ça me tombe dessus. Pourtant Dieu sait que j’ai lutté fort toute ma vie pour ignorer le péché qui me tiraille. Pourquoi y’a-t-il fallu que je te rencontre ?

Je ne sais pas vraiment si la conversation allait dans ce sens mais je décide d’aller par la tout de même. J’avais joué cette réplique de manière torturée, puis pour le reste j’adoucis le ton, ainsi que mon regard. Je continue de les regarder droit dans les yeux :

- Pourtant je ne regrette pas un instant de t’avoir trouvé.

Je décide aussi d’utiliser un peu plus l’espace autour de moi : je m’avance, fais des gestes pour exprimer mes mots. Surtout je contrôle mon regard : il vaut plus que tous les mots du monde. Je les regarde tous comme si j’allais m’avancer encore plus pour les embrasser. Le visage froncé de Mildred avait disparu, elle me regarde, les sourcils en l’air.

- Magnus, dit alors soudainement l’homme du jury, d’ici la fin du mois le couronnement aura lieu. S’il y a quelque chose que tu aimerais me demander fais-le !

Sous les yeux éberlués des autres, il s’était levé et avait tenté en vain d’adopter une expression plus grave, mais son sourire en coin ne parvenait pas à s’effacer. Je lui fais signe de s’approcher de moi, il n’hésite pas. Il me rejoint devant ses collègues au milieu de la pièce.

- Es-tu en train de me demander de fuir avec toi ? je demande avec surprise.

- Je ne sais plus quoi faire ni penser.

D’une main tremblante je pose ma paume sur sa joue, sa barbe fraîche me picote légèrement. Il continue de sourire sans pouvoir le cacher. Je ne me concentre plus sur les autres qui nous observent, qu’ils soient en train de se moquer ou bien de regarder avec intérêt ça m’est bien égal. J’essaie au mieux de me perdre dans le cœur de Magnus, il est très facile d’interpréter ce rôle tellement il est aisé de s’identifier. Une nouvelle larme glisse le long de ma joue.

- J’aimerais tellement que ce soit possible.

Malgré le jeu d’acteur un peu dramatique de mon partenaire inattendu, il me regarde avec un air complètement charmé. Dans un mouvement lent, j’approche mon visage du sien, sans abandonner une expression torturée, mes lèvres tremblantes se rapprochant des siennes. A quelques centimètres l’un de l’autre, je me redresse instantanément, rompant notre proximité.

- Et là ils s’embrassent passionnément, dis-je pour clôturer ce moment un peu gênant.

Ça devait être comique à regarder : un moment aussi dramatique mélangé avec des larmes et puis soudainement, je sors du personnage, le visage encore humide.

- Eh bien, eh bien, déclare simplement Mildred.

- Qu’est-ce qu’il t’arrive Trevor, tu es tout rouge, rétorque Mrs Avery en riant.

Le dénommé Trevor a effectivement le visage cramoisi, ce que je trouve plutôt flatteur. Il est toujours dans la même position, comme si notre scène allait reprendre. Il finit par retourner à sa place, sous les rires de ses collègues. Je redeviens sérieux et reste planté là, attendant les prochaines instructions.

- Pouvez-vous nous chanter quelque chose ? demande Mildred pour étouffer les rires.

Malheur. Aussi bien que c’était déroulé l’exercice d’improvisation, rien de bon ne pouvait arriver pour la partie chant. Je fixe Mrs Avery, essayant de lui faire comprendre que je n’étais pas au courant de ce petit détail, elle aurait quand même pu me prévenir, j’imagine qu’elle était déjà trop occupée à essayer de me convaincre de sa bonne foi.

- Ça vous pose un problème ?

La voix de cette bonne femme est vraiment agaçante quand elle a décidé de ne pas pouvoir vous saquer. D’accord je peux comprendre que ma participation n’est pas en règle, mais de là à être désagréable tout au long de l’audition c’est manquer d’amabilité. Elle pourrait me descendre après que je sois parti au moins.

- Pas du tout, je réponds en la défiant du regard.

Qui n’est pas aimable avec moi, ne reçoit pas de sympathie en retour, quitte à flinguer mes chances, peu importe. Je vais chanter, possiblement de manière ridicule et pourtant je partirai la tête haute.

- Quelle chanson choisissez-vous ?

La réponse est évidente pour moi. Etant à une audition pour Disney il est évident qu’il est préférable de chanter une chanson d’un classique. La Petite Sirène étant mon préféré, je leur annonce que je vais chanter la chanson phare du film. Par chance, je la connais en anglais et en entier. Je me concentre, essayant de me projeter dans mon enfance, l’époque où je hurlais ces paroles à tue-tête toute la journée. La voix est importante, mais l’émotion qui s’en dégage également : je me revois écouter la scène, ressentir la joie qu’elle me procurait.

Je ne sais vraiment pas ce que donne ma « voix de chanteur », depuis très longtemps je n’avais pas poussé la chansonnette. Pire encore, il ne fallait pas que je la chantonne, non, je devais la chanter avec le cœur.

- « Look at this stuff, isn’t neat ? Wouldn’t you think my collection’s complete ? Wouldn’t you think I’m the girl ? The girl who has everything ».

Je ne peux m’empêcher de froncer du nez, tout simplement car je n’arrive pas à porter un jugement sur ma voix. C’est extrêmement frustrant, je n’arrive pas à savoir si ce que j’entends est bien ou non. Au moins, je n’entends pas ma voix craquer au milieu d’une phrase. Je poursuis la chanson, sans forcer, restant dans un ton plutôt bas et doux. Le cœur battant à mille, je ne croise aucun regard, trouvant un intérêt soudain pour le tapis.

Je continue de chanter sans cesser de me remémorer mon enfance. Vers la fin, j’ai la voix qui tremble au moment où la chanson atteint son paroxysme. Ma dernière note se fait suspendre dans l’air, résonnant dans nos oreilles. Je les regarde, attendant de me faire rire au nez.

- Bien, rétorque Trevor. Je pense qu’on a tout.

- Oh oui, reprend Mildred.

Une chaleur désagréable me fait tourner la tête, je croise le regard de Mrs Avery, celle-ci n’a pas l’air déçue ou horrifiée. Elle m’offre un sourire ainsi qu’un petit signe de tête. Les secondes suivantes s’éternisent. Je leur renseigne mes coordonnées téléphoniques ainsi que mon adresse mail. Le reste de l’entretien se fait dans un silence plutôt perturbant, surtout après avoir eu une audition aussi animée. Comme prévu, la partie chant a tout ruiné, j’en étais sûr.

- Quand aurais-je des nouvelles ? je demande avant de passer la porte.

- D’ici quelques semaines.

- Quelques mois plutôt, corrige Mildred.

Quelques mois ? Un temps de réponse pareil ne pouvait dire qu’une chose : que c’est « non » et qu’on attend le dernier moment pour se souvenir de prévenir les perdants. Je les remercie une dernière fois, en particulier Mrs Avery, et je quitte la pièce. Non sans avoir reçu un clin d’œil de Trevor.

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