Ma douleur

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Le reste de la journée se poursuit comme d'habitude : jugements, regards de travers, moqueries, bousculades et autres méchancetés gratuites à mon encontre. Pourtant, ce qui m'agace le plus, ce sont les regards de certaines personnes qui me prennent en pitié, surtout lorsque celles-ci sont belles, à la plastique parfaite. Des personnes qui n'ont rien à m'envier, tandis que moi, je tuerais pour avoir le minimum de ce qu'elles ont.


Je n'ai jamais compris cette vague de haine à mon égard, tout ça parce que je suis différente. Que je porte sur moi des stigmates d'un accident dans lequel j'aurai pu perdre la vie. Un accident qui m'a traumatisé à vie, car chaque fois que je me regarde dans le miroir, je revois cette horrible nuit à jamais gravée dans mon esprit.


Maman était au volant de sa voiture. On s'apprêtait à rentrer après notre journée shopping pour rejoindre papa, et pouvoir fêter mon anniversaire tous les trois. Cependant, la voiture n'est jamais arrivée à destination. Pour cause, ma mère, ce soir-là, n'a rien trouvé de mieux que de se refaire une beauté, utilisant le rétroviseur central pour le faire, perdant, durant quelques secondes, les yeux de la route. Il était trop tard pour reprendre le contrôle du véhicule lorsqu'un camion nous a violemment percutées. La voiture a fait plusieurs tonneaux. Certaines vitres se sont brisées et des éclats sont venus se loger dans ma chair. C'est ce qui m'a valu cette magnifique cicatrice sur la joue. Depuis, plus rien n'a été pareil.


Je n'ai jamais su comment j'étais sortie de la voiture. La seule chose dont je me souviens après le choc, c'est de m'être réveillée quelques semaines plus tard à l'hôpital. Le visage défiguré et ma jambe portant des séquelles irréversibles.


Une personne un jour m'a dit : tu devrais oublier le passé pour pouvoir avancer. C'est ce que j'ai fait. Tout du moins, quelques temps. Toutefois, lorsqu'on vous ressasse sans cesse depuis des années que vous n'êtes rien. Que vous ne valez rien et qu'en plus, vous êtes laide. Difficile d'avancer sans se heurter ou se renfermer. C'est ce que j'avais fini par faire, car bien sûr, à force de me répéter les mêmes choses, je m'étais persuadée que c'est ce que j'étais. Ni belle. Ni intéressante. Que peu importe les efforts que je ferais, pas un seul regard ne valait la peine de se poser ou de s'attarder sur moi.


Pourtant, je suis tellement bien plus que ça. Bien plus qu'une simple enveloppe charnelle. Comme les autres, je possède un esprit avec mes sentiments et mes propres émotions. J'ai aussi un cœur qui bat et qui ne demande qu'à aimer et à être apprécié en retour. Je ne suis pas méchante, loin de là. Quelque peu sauvage, je l'admets, mais je suis avant tout un être humain. Une adolescente de quatorze ans qui ne demande qu'à vivre sa vie, tout simplement. Alors, pourquoi est-ce si difficile ?


Après les cours, je prends le bus pour rentrer, ne pouvant pas le faire à pied puisque le collège est bien trop loin de la maison. Comme toujours, je subis, mais moins que le matin. Probablement à cause de la fatigue de ces gamins qui ne demandent qu'à rentrer chez eux après leur longue journée de labeur.


Arrivée chez moi, je monte directement dans ma chambre pour y déposer mes affaires, prendre ma douche et me mettre en pyjama. Il est un peu plus de dix-huit heures lorsque je redescends pour rejoindre mes parents à la cuisine, pour les aider à préparer le repas, chose dans laquelle j'excelle. Je ne suis peut-être pas un cas désespéré finalement.


« Salut, dis-je tout en m'approchant d'eux avant de me laver les mains.

— Comment s'est passé ta journée ? demande ma mère, comme un réflexe, mais pas du tout concernée.

— Comme si ça t'intéressait, réponds-je sur un ton neutre, avant de commencer à couper les légumes.

— Belle, s'il te plaît, intervient mon père. Sois polie avec ta mère.

— Je suis désolée, dis-je tout en baissant mon visage après avoir décroché mon regard de celui de mon paternel. »


Je préfère ensuite garder le silence, car quoi que je dise ou fasse, mes parents ne se rangeront jamais de mon côté, puisqu'ils ne s'intéressent plus à moi. Ils posent ces questions parce qu'une routine s'est installée, mais surtout pour se donner bonne conscience.


Le reste de la préparation du repas se fait donc en silence. Pendant la cuisson de celui-ci, je monte dans ma chambre faire mes devoirs et réviser mes cours pour les contrôles de demain. À défaut d'avoir des amis pour m'aider, j'ai au moins le mérite d'être assidue dans mes révisions. J'apprends tout, puisque pour ma part, les leçons, c'est comme des poèmes. Si j'apprends par cœur, je n'aurai aucune difficulté à avoir de bonnes notes. Je dois avoir un bon bulletin si je veux avoir la chance de passer en troisième. Si je veux pouvoir finir mes études au collège pour quitter cet endroit de souffrance, pensant bêtement que le lycée sera moins pénible. Parce que les élèves y sont plus âgés, par conséquent, plus matures. Enfin, ça, c'est dans l'esprit de mon idéal. Peut-être est-ce trop demandé ? Seul l'avenir me le dira.


Je termine ma leçon lorsque mon père m'interpelle depuis le bas de l'escalier. Il est l'heure de passer à table. Je ferme mon cahier et les rejoins. Les assiettes sont déjà remplies et l'eau servie. Le début du repas se fait en silence. Ce genre de silence qui pèse. Qui devient très vite gênant, alors, pour atténuer cette ambiance cassante, je décide de prendre la parole, même si je sais, qu'une fois de plus, je parlerais dans le vide.


« Aujourd'hui, madame Silver nous a dit que notre collège avait été sélectionné pour participer à un concours interrégional.

— C'est excellent ça, ça te permettra de rencontrer du monde. Tu devrais en profiter pour t'intégrer et te faire de nouveaux amis.

— Maman, je n'ai pas envie d'y participer parce que ça ne va rien m'apporter de bon.

— Ne recommence pas avec ça. Ça te fera du bien. En plus, c'est une façon de garder la ligne.

— Pourquoi faut-il toujours que ça se résume à ça ? Je ne suis pas comme toi, maman, et je ne le serais jamais. Fais-toi une raison ! haussé-je légèrement, agacée par ses propos blessants.

— Belle ! Qu'est-ce que je t'ai dit, me reprend mon père, partagé entre l'exaspération et la lassitude de ces situations incessantes.

— Papa, vous ne pouvez pas me forcer à faire quelque chose que je ne souhaite pas. En plus, je n'ai plus aucun maillot de bain qui me va.

— Ça se rachète, relève sèchement ma mère, tout en portant un morceau de viande à sa bouche.

— Ne serait-ce pas de l'argent mal dépensé ? N'est-ce pas tout le temps ce que tu me répètes ? Que pour devenir intéressante. Pour que les gens m'aiment, je dois moi-même faire des efforts, sans aucun artifice.

— Ce n'est pas pareil. Tu viens tout juste de dire qu'il s'agit d'un concours. Je suppose donc que ça comptera pour ta moyenne. N'ai-je pas raison ? demande ma mère, tout en arquant un sourcil.

— Oui, réponds-je tout en baissant mon visage, force est de constater qu'elle aura toujours le dernier mot.

— Alors, la question est réglée. Demain, j'irai t'acheter un nouveau maillot.

— Une pièce. Je veux que ce soit un maillot une pièce.

— Évidemment qu'il sera une pièce, dit-elle tout en levant les yeux au ciel. Inutile de montrer tes formes disgracieuses dans un deux pièces.

— Chérie, s'il te plaît, intervient enfin mon père tout en l'observant alors qu'il pose sa main sur la sienne. »


D'un sourire, il lui fait comprendre de stopper maintenant la conversation, avant que les choses n'empirent ou que je sorte de mes gonds. Chose que j'aurai déjà dû faire depuis longtemps. Cependant, mes parents ont au moins eu le mérite de bien m'éduquer, alors, il est hors de question pour moi de leur manquer de respect. Le silence est donc mon meilleur allié, mais aussi mon meilleur ennemi.


À cet instant, je n'ai plus d'appétit. Je me lève de table tout en débarrassant mon assiette. Muette, faisant comme si mes parents ne sont pas là. Toutefois, je sens bien leurs regards derrière moi et l'agacement de ma mère qui ne manque pas de me le faire remarquer, en posant furieusement ses couverts dans son assiette.


« Tu devrais au moins manger tes légumes.

— Pourquoi ? Pour garder la ligne. À quoi cela servirait-il ?

— Ta vie serait moins pénible. »


En entendant ça, je laisse tomber mon assiette brusquement dans l'évier qui se brise instantanément sous l'impact. Je soupire bruyamment alors que des larmes se forment dans mes yeux. Puis, je laisse soudainement échapper un rire nerveux d'entre mes lèvres avant de me retourner vers ma mère et de lui faire face.


« Laisse-moi te poser une question, maman.

— Je t'écoute.

— Crois-tu sincèrement que c'est mon corps qui pose un problème ? Que c'est ça qui m'empêche de me faire des amis ? Que c'est à cause de ça que personne ne m'aime ? Si c'est ce que tu penses, tu n'as vraiment rien compris.

— De quoi d'autre sinon ?

— M'as-tu bien regardé ? haussé-je après m'être rapproché dangereusement d'elle.

— Belle, qu'est-ce qui te prend ? Recule.

— Pourquoi, papa ? dis-je tout en le regardant furieusement. Elle doit comprendre que mon corps n'a rien à voir avec qui je suis, poursuis-je en reportant mon regard sur ma mère. »


D'un coup, je tire sa chaise pour qu'elle soit face à moi. Je pose mes mains sur chaque accoudoir de celle-ci. Je me baisse ensuite à sa hauteur et approche mon visage près du sien, suffisamment près pour qu'elle sente mon souffle chaud sur ses joues.


« Regarde-moi, maman.

— Arrête tes caprices, dit-elle, mal à l'aise tout en détournant son regard et se raclant la gorge.

— Regarde-moi, répété-je tout en lui criant après, ce qui la fait sursauter, la situation m'échappant totalement. Ce n'est pas mon corps qui pose un problème, mais mon visage ! Tu devrais pourtant le savoir, puisque c'est à cause de toi que je suis devenue comme ça, conclus-je tout en laissant couler mes larmes le long de mes joues. »


Je me relève subitement, essuyant rageusement celles-ci avant de m'éloigner d'elle. Après avoir pris une grande inspiration, j'expire tout en observant ma mère, reprenant ensuite la parole.


« Si tu as oublié, moi, je n'oublierai jamais qu'à cause de ta stupide addiction à la perfection, tu as fait de moi la parfaite imperfection. »


C'est sur ces dernières paroles que je quitte la cuisine. Au moment de passer près de mon père, celui-ci me retient par le bras, son regard triste plongé dans le mien. Je me mets alors à rire, prenant sa main pour la retirer, tout en secouant ma tête de gauche à droite, soupirant de frustration.


« Papa, ce regard que tu as en ce moment, j'aurais tellement aimé le voir plus tôt. Lorsque la petite fille que j'étais était terrifiée. Maintenant, je suppose que c'est trop tard. Hum ? »


Je les regarde une dernière fois avant de monter dans ma chambre. Je m'enferme directement dans la salle de bains. Debout face au miroir, les mains solidement agrippées de chaque côté du lavabo, je n'arrive plus à contenir mes larmes, mais surtout cette douleur qui me crève le cœur. J'ai si mal dans la poitrine que je n'arrive plus à respirer. Mécaniquement, j'attrape la lame de rasoir cachée au fond de mon placard, dans la boîte de mes tampons.


Je m'installe ensuite dans la baignoire et commence par scarifier mes poignets, après avoir pris le soin de mettre une serviette dans ma bouche. Ainsi, mes pleurs, mais surtout mes cris de rage et de tourment qui m'empoisonnent l'esprit, seront et resteront étouffés.

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