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***

Trente ans plus tard

Gardelonde observait le champ de fleurs où les femmes et les gamins venaient cueillirent des bouquets. Reclus dans sa chaumière, il entendait les moqueries. Elles fusaient de part et d’autre des murs en bois, claquaient dans son esprit fatigué.

Assis sur sa chaise, face à son bureau, il les écoutait, une à une. Le temps aurait voulu qu'il s'en moquât, mais Gardelonde les suspendait à sa rancune. Il les empilait, les recevait, les conservait. Les années passaient et elles redoublaient. Toujours plus cruelles. Toujours plus acides. Cesseraient-elles un jour ?

Plume en main, Gardelon se concentra sur les courbes d'une robe qu'il réalisait pour une cliente. Il noircit les manches bouffantes, quand une larme coula sur sa joue. Les mots le blesserait-il à jamais ? N'était-il pas habitué depuis tout ce temps ? Il tourna à nouveau son regard animal vers le champ. Ce champ qu’il avait un jour tant aimé, lui venait en dégout dès qu’il y posait ses yeux malheureux. Seule une femme pouvait effacer sa frustration.

Aujourd’hui encore, Ambre ramassait des orties pour ses décoctions. Ses cheveux sombres noués négligemment et posés sur son épaule dansaient chastement contre son corps potelé. Ses yeux d’un brun chaleureux, parlaient de sagesse et avec douceur. Même si elle l’avait rejeté par deux fois, Gardelonde ne savait lui en vouloir. Comment le pouvait-il ? La regarder lui faisait tant de bien.

Des enfants jouaient auprès d’elle et d’autres jeunes filles. Ils chantaient encore cette chanson. Celle où Gardelonde était un monstre d’effroi et mangeait le cœur des belles vierges. Est-ce qu’Ambre le croyait aussi ? Sans doute que non. Sinon, elle aurait crié, quand pour la première fois, ils s’étaient rencontrés.

Une seconde larme glissa. Son nez se plissa, ses lèvres s'ourlèrent sur ses crocs, son regard brûlait d’une haine amère. Rien ne finirait ? Encore combien de temps à entendre ces mensonges ? Ces horreurs ? Sa mâchoire se crispa et un son guttural s'échappa. Ses mains plaquées sur l'encadrement de la fenêtre, il rageait silencieusement.

— Un jour, je deviendrais celui que vous imaginez.

L’hybride écoutait les enfants, regardaient les femmes rire ou médire, puis il posa à nouveaux ses yeux sur Ambre, elle ne disait rien, souriait au vent. Il n'y avait qu'elle pour adoucir son cœur furibond, peint de rancœur. Ambre était si sage, si bonne. Elle ne chantait jamais de méchanceté et son rire, elle le dédiait aux rayons du soleil. Elle ne se moquait pas. Jamais. Cependant, elle aussi lui faisait mal…

Elle fut rejointe par un jeune homme fort beau, peint dans la lumière céleste elle-même. Cet homme aussi était un hybride, Gardelonde le voyait à sa chevelure moitié plumé moitié normal.

Fallait-il être beau sur toute couture pour être aimé ? pensa-t-il en brisant la plume d’encre qu’il avait en main.

Le chant des gamins s’intensifia et les rires bien heureux d’Ambre et de son fiancé, l’écœuraient. Ils faisaient naître dans son cœur plus de noirceur encore, qu’il n’en avait déjà depuis la mort de Guinelle. Sa mère morte, les gens ne craignait plus le balai qu'elle brandissait.

Gardelonde se détourna, le cœur serrait. Son visage grimaçait entre douleur et rage inexprimée. La solitude le rongeait bien moins que la haine qu'on lui portait.

Il s’installa à son bureau et commença à étudier un livre obscur donné par un hybride qu’il avait hébergé dans le temps.

Revins en lui les derniers mots de ce vieil hibou mal léché :

— Un jour, tu devras te venger afin que ton cœur soit moins lourd.

C’était ainsi qu’un hybride pouvait sauver son âme de la rancœur. En se vengeant de son malheur. Et son malheur, c’étaient les préjugés des villageois. Gardelonde n'avait point envie de devenir une statue de sel. Il ne méritait pas le sort qu'on semblait lui tisser. S'il restait pacifique encore une décennie, il finirait par mourir, il le concevait. Car déjà, la peau de son ventre se durcissait comme la pâte à sel. Voilà ce que les moqueries, les vilains mots et parfois, la violence lui causait ! Un mal irréversible qu’il devrait combattre.

— Ici est ma vie. Ici est mon nid. Je ne partirais pas. Mais je n'endurerais plus. Dans peu de temps pour le dire, on me respectera. Les villageois auront appris la tolérance, foi d'hybride. Je ferais de chacun d'eux un être particulier, gronda-t-il entre ses crocs.

Il se pencha sur son ouvrage, en lu une centaine de pages. Ses doigts soulignaient le moindre mots, revenant sur un passage.

Le soir même, il alla dans le champ déserté et contempla le lieu serein et harmonieux. Comment croire qu’ici même, dans ce paradis de beauté endormi, on lui tordait le cœur.

Chaque fois que le soleil brillait, les souffrances et le jugement des villageois redoublaient. L'image d'Ambre et de son fiancé s'égara entre herbe haute et fleurs ensommeillées. La colère lui monta au cœur et lui serra la gorge. Ainsi, les refus de la jeune femme n'était pas dû à son métissage, mais bel et bien à sa figure. Il le savait. Ambre n'avait jamais tenu plus de quelques secondes en le regardant. Elle avait beau dire que l’âme primait sur les apparences, elle n'en restait pas moins une humaine avec de grands yeux ouverts.

— Comment aurait-elle pu m'aimer ? J'ai trop rêvé. J'ai cru aux mensonges qu'elle me tissait à chacune de nos rencontres. Elle me fuyait, je la traquais, comme un idiot ! Avant que mon cœur devienne noir et ne lâche sous le désespoir, avant que mon corps se solidifie et que je crache mon dernier souffle, je réclame vengeance pour toute ma souffrance ! Je sauverai mon âme et donnerai une leçon à tous ces monstres, murmura-t-il. J’arrêterai la progression de cette malédiction qu’ils m’ont infligé.

Il se pencha vers une première fleur, la caressa. Elle tressaillit. Il lui ordonna dans un murmure mélancolique :

— Pâquerette, fait de la main qui te cueilleras un sabot de taureau.

Il saupoudra la plante d’une poussière brunâtre et fit de même avec une centaine autres fleurs. Toujours, il changea son souhait et offrit une vie éternelle aux fleurs. Cela jusqu’à ce qu’on les coupe.

Pendant une année, Gardelonde souffla ses maléfices. Puis lorsque les villageois eurent tous une anomalie, il partit en voyage, le cœur serein. Il se posa devant la tombe de sa mère et lui promis :

— Je reviendrais quand chacun me respectera. Mon corps saura quand le moment sera venu.

Malheureusement, il ne revint jamais. Ainsi, la malédiction resta implantée dans le sol et le champ fut fui.

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