La moustache du Major
Avril s'achevait, mais l'hiver semblait s'agripper désespérément aux collines sombres couvertes d'épaisses forêts. Je découvrais aussi que la guerre laissait autant de profondes cicatrices dans les théâtres où elle s'était déroulée que d'incommensurables sillons dans le cœur des hommes.
Je déjeunais ce matin-là de succédané de café, de tartines de pain noir et de vieille confiture de prunes trouvée dans une cave de la bourgade où nous stationnions quand mon aide de camp déposa sur mon bureau un rapport. J'en recevais des dizaines du même acabit. Alors que je m'apprêtais à le mettre sur la pile de dossiers qu'il me restait à consulter, le sergent Rourke me dit :
" Vous devriez vous pencher sur celui-là, mon Capitaine.
- Ah oui ? Et pourquoi ça ?
- Je n'ai lu que le bilan préliminaire, mais je crois qu'il s'est passé des choses étranges dans ce camp de prisonniers.
- De quoi parlez-vous, Sergent ?
- Une unité du 75th Rangers a investi ce stalag au fond de la forêt. Dans l'une des cellules d'isolement, ils ont trouvé un grand singe.
- C'est une plaisanterie ?
- J'ai bien peur que non, mon Capitaine.
- Poursuivez. ordonnai-je d'un geste de la main.
- La bestiole est docile et calme. Elle semble même répondre à des injonctions primaires. Mais le plus dingue, c'est qu'elle porte la vareuse d'un officier qui a disparu avec son commando pendant Bastogne.
- Peut-être un animal échappé d'un zoo que la Wehrmacht a utilisé pour nous jouer un mauvais tour.
- Peut-être, mais le lieutenant précise dans sa déclaration qu'il n'a pas su reconnaître le primate en question et que celui-ci a des yeux étonnamment humains. Excusez mon langage, mon Capitaine, mais c'est quoi, cette folie encore ?
- Quel nom y avait-il sur la vareuse ?
- Dovenpoort, mon Capitaine.
- Ça ira comme ça, Sergent. Vous pouvez disposer. "
Rourke sortit. Je laissai tomber la chemise en kraft brun sur le sous-main de mon bureau. Mon café était froid et je me sentais d'humeur aussi maussade que les nuages d'un gris de plomb qui charriaient des rideaux de pluie. Ce pays, cette mission me déprimaient. On m'avait collé au recensement des prisonniers de guerre américains pour deux raisons. La première parce que j'étais juriste de formation, la seconde parce que la guerre tirait sur sa fin quand j'avais été appelé. J'avais débarqué à Nancy un mois plus tôt et nos troupes avaient déjà franchi le Rhin depuis plusieurs semaines. Depuis, nous suivions la progression alliée et la charge de travail s'accumulait sur mon bureau. Je n'osais m'avouer à quel point cela m'arrangeait de rester dans les lignes arrières car maintenant que nous foulions le sol allemand, les derniers bataillons SS se battaient avec l'énergie du désespoir. Et je n'avais ni allant particulier ni idée suicidaire pour aller au front.
Dovenpoort. Je connaissais ce nom pour leurs aciéries que la famille exploitait dans à peu près tout le pays, dont une où travaillait l'un de mes oncles. Ils possédaient aussi, si ma mémoire était bonne, une compagnie de transport ferroviaire et quelques derricks dans le sud du Texas.
L'histoire que m'avait racontée mon aide de camp m'interpellait. Un singe auquel on aurait enfilé la veste d'un officier ? Quel esprit pouvait être assez pervers pour s'adonner à ce genre d'idée ?
Je me plongeais dans la lecture du dossier. De page en page, je retrouvais les éléments que m'avait rapportés le sergent Rourke. Plus je m'enfonçais dans les feuillets, plus le mystère s'épaississait. Avant midi, j'appelais mon aide de camp.
" Sergent, je voudrais que vous vous assuriez que la route jusqu'au stalag V-A est bien dégagée.
- Mon Capitaine ?
- Je lis dans ce rapport que, compte tenu de la situation, le singe est maintenu sous notre surveillance au camp de prisonniers.
- Euh... c'est exact, mon Capitaine.
- J'aimerais donc que vous nous mettiez en relation avec l'officier supérieur de l'unité qui a libéré la place et que nous nous y rendions au plus tôt. Où en est la 2ème DB ?
- Elle nous précède d'une bonne semaine, mon Capitaine.
- Donc la route est sûre ?
- Dans la mesure du possible, oui. Il reste peut-être quelques poches de résistance, des francs-tireurs.
- Dans ce cas, demandez dix hommes au Commandant Hammerslee. Et trouvez-moi Schwarzer et Musacchio.
- À vos ordres, mon Capitaine. "
À peine un quart d'heure plus tard, mon téléphone sonna :
" Capitaine Le Saux, veuillez venir dans mon bureau.
- Bien, mon Commandant. " répondis-je à l'intonation plus sèche que d'habitude de mon supérieur direct.
Son secrétaire m'introduisit dès que je me présentais. Le commandant caressait sa moustache d'un air perplexe quand j'entrai. Un dossier était ouvert devant lui et je remarquai aussitôt le verre de whisky posé sur un rond de serviette juste à côté. L'odeur du tabac blond de Virginie me fit tourner le regard vers la fenêtre. Le colonel Trautman, visage taillé à la serpe et regard d'aigle, se tenait là, l'œil inquisiteur. Je saluai puis Hammerslee m'invita à m'asseoir.
" Capitaine Le Saux, j'ai eu vent de la demande d'effectifs de la part du sergent Rourke.
- C'est exact, mon Commandant.
- Vous n'êtes pas sans savoir que nos troupes manquent un peu partout et qu'il m'est difficile de vous octroyer le nombre d'hommes désiré.
- Je comprends tout à fait, mais cette requête me semble justifiée étant donné les circonstances. Le dossier concernant cette mascarade autour du major Dovenpoort est pour le moins extraordinaire. Et...
- Quel nom avez-vous dit, Capitaine ? intervint Trautman.
- Dovenpoort, mon Colonel.
- C'est bien ce qu'il nous avait semblé entendre, Capitaine. dit Hammerslee en échangeant un air sinistre.
- Mon Commandant ?
- Capitaine, est-ce que vous connaissez l'histoire du major Dovenpoort ?
- Je crains que non.
- Le major et son unité ont disparu au début de la bataille de Bastogne. D'après les renseignements que nous avons glanés, l'armée allemande les a fait prisonniers alors qu'ils tenaient une ferme sur le flanc gauche. Ils ont ensuite été transférés dans un camp à la frontière entre l'Allemagne et le Luxembourg puis dans le stalag V-A.
- J'espère que vous pardonnerez ma question, mon Commandant, mais comment se fait-il que vous connaissiez avec autant de détails le parcours du major Dovenpoort depuis sa capture ?
- Vous ne savez donc rien au sujet des Dovenpoort ?
- Je sais qu'ils sont une famille riche de la côte Est. Qu'ils possèdent de nombreuses entreprises dans tout le pays, du Maine jusqu'au Nevada.
- Les Dovenpoort sont également de puissants mécènes politiques, ils ont financé la campagne de Hoover en 32. intervint le colonel Trautman.
- J'ignorais, mon Colonel.
- Ça n'a rien d'étonnant, Capitaine. Les Dovenpoort, en dehors de la gestion de leurs entreprises et de leur engagement financier politique, sont une famille d'une extrême discrétion.
- On pourrait même affirmer qu'ils vivent reclus dans leur manoir des forêts sauvages de l'état de New York. ajouta Hammerslee.
- D'ailleurs, s'il vous prenait l'envie d'essayer de les rencontrer, vous vous heurteriez à leurs avocats de New York, Miami ou Houston.
- Ces gens-là vivent donc dans le secret le plus épais.
- Excitant pour un juriste comme vous, Capitaine Le Saux.
- Plutôt, oui. Que préconisez-vous, mon Colonel ?
- Nous mettons à votre disposition les hommes que vous demandiez. Rendez-vous sur place et évaluez la situation. Il n'y a plus de soldats allemands là-bas, ils ont tous pris la fuite, mais peut-être pourrez-vous tirer quelques informations des prisonniers que nous avons transféré dans un hôpital de campagne. Capitaine Le Saux, je compte sur votre discrétion pour que cette affaire ne devienne pas un cirque politique. "
Une heure plus tard, nous nous enfoncions sur les routes boueuses du Bade-Wurtemberg. Par deux fois, nous nous laissâmes dépasser par des colonnes de Sherman. Nous arrivâmes à Ludwigsburg en fin d'après-midi et le temps de trouver le stalag, la nuit tombait. Dans le crépuscule, les baraquements présentaient un aspect terriblement sinistre. Le crachin qui tombait n'arrangeait rien et, à la vue des ombres qui dansaient devant nos phares, un long frisson me courut le long de la colonne vertébrale. Je cachai mon angoisse en râlant :
" Sergent, vous ne m'aviez pas dit qu'une unité de Rangers montait la garde ici ?
- Si, mon Capitaine. Je prends deux hommes pour inspecter la zone.
- Faites ça. "
La bruine s'intensifiait, Musacchio, mon chauffeur, battait la cadence d'une musique que lui seul entendait sur le volant de notre Jeep. À l'arrière, Schwarzer, mon interprète, jetait des regards tout autour de notre convoi. Quant à moi, j'étais comme hypnotisé par les rubans de brume et me revinrent en mémoire les histoires que nous nous racontions avec mon grand frère pour nous faire peur le soir dans nos lits.
J'entendais à présent la pluie sur la capote de notre tout-terrain et sur les toits en tôle des casemates. Plusieurs silhouettes émergèrent de l'obscurité. Le sergent Rourke avait trouvé les soldats en poste ici. Je rencontrai ainsi le lieutenant Troy. Il m'expliqua que nous nous étions trompés de chemin et que nous étions arrivés par la mauvaise entrée du stalag. Quand je lui demandais où se trouvaient les prisonniers, il me montra les tentes qui servaient d'hôpital de fortune.
" Et concernant le major Dovenpoort ?
- Attendez, rien à l'heure actuelle ne permet de certifier qu'il s'agit bien de l'officier que vous recherchez. J'ai seulement noté dans mon rapport d'étranges faits, notamment les yeux aux expressions humaines sur cette face simiesque.
- Est-il avec les autre hommes ?
- Oh, non, mon Capitaine. Par mesure de sécurité, nous le gardons à l'écart. Au moins le temps d'y voir plus clair dans ce cas.
- Par mesure de sécurité ?
- Les hommes que nous avons sorti d'ici ont déjà vécu pas mal de sales trucs. La guerre psychologique de ces salopards de SS a laissé suffisamment de traces dans la tête de ces gars. Inutile d'en rajouter avec des histoires à dormir debout.
- Je vois. Est-ce que je peux rencontrer notre invité mystère ?
- Suivez-moi. "
Rourke nous emboîta le pas. Seul le crissement du gravier troublait l'épaisseur de la nuit. Le cadenas claqua quand Troy ouvrit la porte en métal. Il était certains secrets que l'on gardait sous les verrous, d'autres que les arcanes du pouvoir se chargeaient de faire disparaître, mais je n'en savais encore rien à cette heure-ci. Le jeune officier nous conduisit à la lueur de sa lampe torche jusqu'à un réduit.
" Nous l'avons installé là, dans l'ancienne infirmerie du camp. C'est toujours mieux que le cachot infect où ils l'avaient enfermé.
- Est-ce que c'est sûr ?
- Impossible à dire, mon Capitaine. La créature a un comportement qui ressemble à des réflexes humains. Il s'est réfugié sur le lit et il se tient calme, juste à se balancer d'avant en arrière.
- Des signes d'agressivité ?
- Absolument aucun. J'ai moi-même pu l'approcher sans problème, tout comme notre médecin.
- Très bien, ouvrez, je vous prie. "
À la lueur de la seule lampe du lieutenant, je ne distinguais d'abord rien dans cette obscurité épaisse. Puis deux billes argentées vinrent se poser sur moi, intransigeantes, à la fois curieuses et chargées de méfiance. Quelque chose parut se pencher vers moi et je frémis en découvrant la créature pour laquelle j'étais venu jusqu'ici. Je murmurai à l'adresse du lieutenant Troy :
" Est-il possible d'avoir plus de lumière ?
- J'ai seulement quelques torches à ma disposition, mon Capitaine.
- Ça fera l'affaire.
- Ne lui braquez pas le faisceau dans le visage. C'est la seule chose qui semble l'agacer.
- Très bien. Rourke, rendez-vous utile. " lançai-je à l'adresse de mon aide de camp.
Je découvris dans les cônes de lumière un torse large, couvert de poils blonds-roux. Ses bras, tout aussi velus, étaient presque trop courts pour ceux d'un singe de grande taille et sous sa peau roulaient des muscles aussi épais et durs que des rouleaux de monnaie.
" Un peu plus haut la lumière, s'il vous plait. " demandai-je.
Le lieutenant orienta sa lampe vers le menton de l'animal. je m'approchai, fasciné tant par cette bouche aux lèvres épaisses et rieuses que par ses yeux d'un bleu de glacier. La créature portait comme une moustache particulièrement fournie, d'un blond doré. Dans mon dos, Rourke souffla :
" Mon Dieu ! On dirait un orang-outan albinos. "
À ces mots, le singe réagit en renâclant à la manière d'un cheval. Nous nous regardâmes, surpris. Nous avait-il compris ? Ses yeux semblaient s'amuser de la situation. Quand je tendis la main vers la vareuse posée sur le lit, l'animal considéra mon geste, mais ne m'empêcha pas de le prendre. Comme je m'y attendais, je lus Dovenpoort.
" Qu'en dites-vous, mon Capitaine ?
- Il est trop tôt pour tirer quelque conclusion que ce soit. J'aimerais m'entretenir avec les hommes que vous avez libérés.
- Bien sûr. "
J'allais partir avec le blouson quand la créature me saisit le poignet et m'attira à elle jusqu'à coller mon oreille à sa bouche. Ce que j'entendis me glaça d'effroi et toute la nuit qui suivit, je tentais de me persuader que j'avais halluciné. J'essayai de me dégager, mais sa poigne m'écrasait le bras. Quand Troy et Rourke se mirent à crier, elle me relâcha et je reculai en me caressant au travers du coton épais de mon manteau là où elle m'avait attrapé.
" Mon Capitaine, est-ce que ça va ?
- Ça va, oui. grondai-je.
- Sortons d'ici. Venez, mon Capitaine, un remontant vous fera du bien. " ajouta le lieutenant.
Je ne partageais pas ce que j'avais entendu avec les deux hommes. C'était bien trop fou pour qu'ils me croient. Encore ébranlé, je bus le mauvais whisky du Ranger. Mon esprit était incapable de se détacher des évènements que je venais de vivre. Étais-je en train de devenir fou ?
Je marchais ensuite jusqu'aux lits des soldats libérés. Peu purent me fournir des détails sur la bête, sauf un staff sergeant dont le regard laissait pressentir qu'il avait traversé plus d'une bataille.
" J'en ai vu, des folies dans c'te guerre, mon Capitaine. Mais celle-là, c'est un coup à vous filer des cauchemars jusqu'à la fin de vos jours.
- Racontez-moi ça. Vous connaissiez le major Dovenpoort depuis longtemps ?
- J'suis sous ses ordres depuis la Normandie. Depuis que notre chef de groupe s'est pris une grenande allemande à Bayeux.
- Comment était-il ?
- Un très bon chef. Mais il avait des manies étranges.
- C'est-à-dire ?
- C't-à-dire qu'y s'présentait bien propre devant nous le matin, pis qu'à midi, il se planquait pour un brin de toilette et pareil le soir.
- Pourquoi dites-vous que c'était pour se laver ?
- Pas seul'ment s'laver, mon Capitaine. Mais s'raser. Avec les gars, on voyait ben que ses poils poussaient à une vitesse folle. Qu'ça l'obligeait à s'raser la barbe trois fois par jour. Le plus dingue, c'était sa moustache.
- Elle poussait si vite qu'elle le f'sait ressembler à un homme préhistorique. Un vrai Néanderthal.
- Étrange.
- N'empêche qu'c'était un sacré combattant, le major. Capable d'escalader un talus ou un mirador en deux temps, trois mouv'ments. Un vrai p'tit singe. C'est d'ailleurs pour ça qu'les Schleus l'ont bouclé dans l'une des cages d'isolement. J'crois que le gars aurait été capable d'arracher les barreaux de sa cellule et de s'enfuir par les toits. Ou p't-être que l'enfermement le rendait dingue. J'en sais rien, j'suis pas psychiatre.
- Ensuite, que s'est-il passé ?
- Ils l'ont laissé moisir là. Au début, il se tenait silencieux puis on a commencé à entendre des plaintes comme ceux d'un animal apeuré. Au bout d'une semaine, c'était devenu de vrais cris à se damner. Une fois quand j'étais gosse, mon père m'avait emmené au zoo de Cleveland. Un des gorilles s'est mis à hurler comme un possédé, à se jeter contre les barreaux. Ben, c'qui sortait de la cellule d'isolement, c'était exactement du même genre.
- Est-ce que les soldats allemands auraient eu l'idée d'introduire un animal dans la cage du major Dovenpoort ?
- C'serait sacrément tordu, vous croyez pas ? Ensuite, ces enfoirés de la Wehrmacht se sont tirés à l'approche des Rangers. Les SS qui dirigeaient le camp ont parlé de nous exécuter, mais ils manquaient de temps, alors eux aussi ont foutu le camp. Et on nous a sortis de là.
- Mais aucune trace du major ?
- Pas l'ombre d'une trace, il s'est tout bonnement volatilisé.
- Peut-être l'ont-ils emmené avec eux.
- Nos fenêtres donnaient sur la cour et sur leurs foutus cagibis. L'un de nous l'aurait vu si ça avait été le cas. Si vous n'avez pas d'autres questions, mon Capitaine, j'aimerais beaucoup dormir un peu.
- Naturellement. "
Je ressortis, plongé dans un profond désarroi. Plus je recueillais d'informations, moins je comprenais l'affaire. Rourke me rejoignit en me disant que le lieutenant Troy avait mis une tente à notre disposition pour la nuit. Je n'envisageais pas un instant de partir sans avoir tiré tout ça au clair, mais les évènements qui survinrent le lendemain coupèrent court à toute investigation.
Une aube grise et pluvieuse pointait timidement à travers la forêt quand une Jeep et une estafette médicale s'arrêtèrent sur la place centrale du stalag. Des officiers descendirent, donc un colonel dont je ne distinguais pas les yeux derrière ses lunettes de vue. Il vint à notre rencontre et lança d'un ton neutre :
" Capitaine Le Saux ?
- Oui, mon colonel. Nous avons reçu cette nuit l'information que vous avez entre vos mains le major Edvard Dovenpoort. Nous vous prions de nous remettre sur-le-champ cet officier pour que nous puissions le conduire en lieu sûr.
- Puis-je vous demander sous quelle autorité, mon Colonel ? Et où l'emmenez-vous ?
- Sur ordre du général Bradley en personne. Voici mes ordres, Capitaine. Quant à notre destination, elle ne vous concerne en rien. Je vous prierai aussi de nous céder tout document ayant trait à cette opération. Tous vos dossiers, notes... "
Il glissa dans ma main un document signé d'Omar Bradley. Je ne pouvais pas m'y opposer. Je donnai au mystérieux colonel tout ce que je possédais sur la raison de notre présence ici. En un quart d'heure, ils avaient chargé le major Dovenpoort dans l'ambulance et ils avaient disparu dans la forêt comme ils étaient venus. En les regardant s'éloigner, Troy lâcha :
" J'ai horreur de ces connards de l'OSS.
- Comment ça, Lieutenant ?
- Vous n'avez pas remarqué qu'ils n'avaient aucun signe distinctif sur leurs uniformes ?
- Non.
- C'est signé OSS, ça. À tous les coups.
- Dans ce cas, nous n'avons plus rien à faire ici.
- Bonne chance à vous, Capitaine. Il va vous en falloir si vous marchez sur les plates-bandes des barbouzes.
- Je n'ai aucune intention de m'attaquer à eux.
- Dieu vous en préserve. "
Le silence qui tomba avait l'épaisseur des secrets enfouis au fond d'une tombe. Nous rentrâmes à la base. Je ne dévoilais rien et le commandant Hammerslee ne me courut pas après à travers les couloirs pour que je lui remette mon rapport. L'affaire s'enterra d'elle-même, mais je n'oubliais ni ce que dont j'avais été témoin ni ce que j'avais entendu.
Si les Dovenpoort étaient une famille importante, il était toujours possible d'enquêter sur eux. En toute discrétion, vu leurs accointances. À mes heures perdues, je fouillais en plongeant loin, trop loin vraisemblablement, dans leur histoire. Cette histoire me poursuivit bien après que je sois rentré d'Europe, après la guerre. Et je crus devenir fou quand je découvris leur horrible secret.
L'arrière-grand-père du major Dovenpoort faisait partie de l'expédition de David Livingstone qui découvrit les chutes Victoria au fin fond de l'Afrique en 1855. Mais le jeune botaniste disparut sur le trajet retour dans de mystérieuses circonstances, quelque part dans les montagnes inatteignables du Congo. On disait qu'il s'était enfoncé là-bas à la recherche d'orchidées inconnues et que la jungle l'avait avalé corps et âme. En 1870, l'explorateur Jerome DeRoon rencontra un homme blanc dans les profondeurs de la forêt équatoriale qui vivait dans une cabane perchée au sommet des arbres, entouré de singes femelles et de plusieurs petits singes. DeRoon écrivit dans son journal que les singes avaient étrangement des yeux du même bleu que celui de l'homme qui répondait au nom de Dovenpoort et que leurs traits hideux présentaient de troublantes similitudes avec des expressions humaines. Aussi horrifié par sa découverte que par le sort du malheureux à moitié fou, DeRoon organisa le voyage retour du disparu. Celui-ci insista pour emmener ce qu'il appelait sa progéniture. Ils remontèrent ainsi jusqu'à Londres. Deux femelles et trois " enfants " moururent pendant la traversée et les marins, gagnés par les superstitions, jetèrent les corps par-dessus bord.
On s'émerveilla du sauvetage miraculeux de DeRoon, mais le comportement de Dovenpoort fit tellement scandale dans l'Angleterre victorienne qu'il quitta discrètement le Royaume-Uni pour les contrées encore sauvages de l'Amérique. Le marasme régnait encore là-bas après la guerre de Sécession et il était facile pour un homme de se fondre dans le paysage et de disparaître aux yeux du monde si l'envie l'en prenait. Ce que fit sans peine Arjen Dovenpoort. Il fit construire un manoir isolé dans les monts Catskill, loin de l'agitation de New York, Boston ou Providence. Il se murmurait dans les cercles mondains de Nouvelle-Angleterre que l'homme, après tant d'années dans la jungle africaine, ne trouvait nulle consolation à côtoyer ses semblables et qu'il préférait la solitude des montagnes que le trépidant de la ville. Je crois aujourd'hui que ses raisons étaient bien différentes. La guerre civile achevée, il fallait reconstruire et malin, Dovenpoort sut tirer profit de cette situation nouvelle. Avec les diamants qu'il avait ramenés d'Afrique, il se paya un avocat et investit dans l'acier jusqu'à posséder ses premières aciéries. Mais lui ne quitta plus jamais sa propriété. Il eut des enfants des femmes qui l'accompagnaient depuis le Congo. Combien ? Personne ne put l'affirmer avec certitude. Ses avocats engagèrent des professeurs particuliers pour leur éducation. Grassement payés, jasait-on. Je pense à présent que l'argent dépensé permettait de maintenir l'horreur au rang de simple ragot car les habitants de la vallée commencèrent à répandre de folles rumeurs. Que le vieux Dovenpoort s'était acoquiné avec le Diable, qu'il copulait avec les guenons qu'il avait ramenées d'Afrique et que sa progéniture consanguine venait parfois s'adonner à des actes impies sur le bétail des paysans du coin. J'aurais ri si je n'avais pas rencontré en personne le major Dovenpoort en Allemagne.
Malgré tout, la famille prospéra. Et plus ils devenaient puissants et riches, plus le mystère qui les entourait s'épaississait et les rendait encore plus inatteignables.
Mais alors, dans ce cas, pourquoi le major Dovenpoort s'était-il engagé dans l'armée ? Pour prouver au monde que les rumeurs à leur sujet étaient fausses ? J'ai une théorie bien différente à ce sujet. Je n'ai jamais oublié les mots que m'a soufflé la créature à l'oreille :
" Libérez... moi... ! "
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