Le tisserand
Pour traquer un tueur en série, il fallait plonger dans sa psyché, démêler l'écheveau de ses fantasmes mortifères et danser sur les fils de soie qu'il tissait à la manière d'une araignée entre chacune de ses victimes et lui-même. Et j'étais autrefois salement doué pour ça.
Dans la solitude de ma chambre de motel, je mesurais à quel point j'étais rouillé. Ou peut-être que je n'avais pas les idées assez claires pour arriver à travailler, encore chahuté par les mots durs que j'avais échangés quelques jours plus tôt avec Audrey.
Après mon infructueuse partie de pêche, j'étais revenu à la cabane en milieu d'après-midi. Elle était assise dans l'un des vieux fauteuils en rotin sur le ponton qui dominait le lac, emmitouflée dans une couverture, un livre ouvert sur les genoux. Elle m'avait considéré de ses yeux couleur de brume du soir, silencieuse. J'avais lancé :
" Comment ça va, ma belle ?
- Aussi bien qu'il est possible d'aller.
- Je suis...
- Écoute, Nell, j'ai parfaitement conscience qu'aucun des mots que nous pourrions échanger ne changera quoi que ce soit. Tu as pris ta décision et je reste sur ma position.
- Je vois.
- Tu meurs d'envie de replonger dans une telle affaire, je le lis sur ton visage. Tu es accro à cette noirceur.
- C'est vrai. Je ne t'ai jamais menti à ce sujet.
- Et je ne peux pas t'en empêcher. Je ne te demanderai qu'une seule chose.
- Laquelle ?
- Tu as travaillé dur pour t'éloigner de ces rivages sombres, Nell. Alors ne gâche pas cet écrin en le corrompant avec ces histoires de serial killer. Ta cabane doit rester un sanctuaire, ton oasis.
- J'irai bosser ailleurs, dans ce cas. Seras-tu toujours là quand je reviendrai ?
- Seulement si tu n'es pas devenu un loup entre temps. "
Les mots d'Audrey étaient clairs. Je pouvais m'immerger, mais sans me mouiller. C'était comme courir sur le fil ténu d'une lame de rasoir.
Mon esprit tournait à vide ; aussi je m'enfermai dans une bulle de jazz et me plongeai une nouvelle fois dans la lecture du dossier que m'avait remis Jack Crawford. Petit à petit, porté par les improvisations à la trompette de Miles Davis, quelques rouages se dégrippaient. J'étais loin d'avoir recouvré tous mes réflexes, aussi me concentrai-je sur les bases du travail d'enquêteur. J'essayais de relier les victimes entre elles par une éventuelle ressemblance physique, par des lieux communs dans leur existence, des habitudes ou des activités qu'elles partageaient sans le savoir. Des liens presque invisibles, comme les fils d'une toile d'araignée cachée dans une cave sans lumière. Ce soir-là, je parcourus un nombre incalculable de fois les feuillets à l'intérieur de la chemise en carton, je pris des notes ou surlignais des points que je pensais importants. Après des heures en apnée, je me reculais sur mon siège, retirais mes écouteurs. Je dégageais le dessus de la commode de la télévision et la lourde lampe qui s'y trouvaient avant de punaiser sur le mur la carte routière du pays. Jack avait attendu le quatrième meurtre pour me convier dans la danse. Deux dans l'Oregon, un à la frontière entre l'Utah et le Wyoming, le dernier en date dans le désert du Nevada. Avec la pelote de fil rouge que j'avais achetée en même temps que la carte, je traçais mes premières lignes et comme je m'y attendais, je sus qu'il me faudrait aller encore plus loin pour résoudre cette affaire.
On toqua à ma porte, j'allais ouvrir à Jack.
" Je vois que tu reprends tes vieilles habitudes. Tu avances ?
- Pas vraiment. Mais il est encore tôt pour en savoir davantage.
- Tu veux te joindre à nous pour la réunion de notre task force ? Ou tu préfères rester à cogiter tout seul dans ton coin ?
- Évidemment que je viens.
- Dans ce cas, nous allons te trouver autre chose qu'une chambre de motel pour que tu puisses bosser. Tu n'es pas resté au chalet ?
- Audrey ne voulait pas que je travaille là-haut. "
Sur le parking, je regardais un instant les hauteurs. Au-delà de la pluie qui tombait en un mince rideau gris, les brumes du crépuscule qui s'accrochaient aux conifères sur les collines ressemblaient à la robe déchirée d'un fantôme. Et dans son sillage, le chagrin et la peur.
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