Couronne d'or, cœur noir
Depuis l'aube des temps, les hommes cherchent à se parer d'or pour montrer leur grandeur.
Le littoral déchiré, un ciel si chargé que j'étais incapable de dire où finissait la lande et où commençait l'azur, les bourrasques qui secouaient notre van et la longue piste cabossée qui s'enfonçait vers l'horizon me donnaient l'impression que nous étions parvenus au bout du monde. Tant bien que mal, je nous maintenais sur la route. À côté de moi, Ariane persistait à vouloir garder son livre ouvert et à nous en proposer la lecture.
L'or incarne le Soleil, figure suprême de toutes les civilisations. La couronne symbolise les rayons de l'astre du jour. Et partout où se posent les yeux des souverains, leur pouvoir s'étend.
Sur la banquette arrière, Törsten mitraillait la nature sauvage avec son Nikon et je me demandais quelle serait la qualité de ses photos tant à cause de la lumière rasante de cette fin d'été que la qualité du revêtement sur lequel nous avancions péniblement. Au travers du rétroviseur intérieur, Claudine échangea l'un de ses étranges regards avec moi. Elle se pencha vers l'avant :
" C'est encore loin ? Est-ce qu'on est au moins sûrs d'être sur la bonne route ?
- La lettre disait à droite au panneau jaune. Il était difficile de le rater. Il ne nous reste qu'à trouver le rocher en forme d'ours assis. répondit Ariane.
- Et après ?
- Après, il y a encore trois kilomètres à parcourir. "
Nous ne tardâmes pas à repérer le fameux rocher qui se découpait au-dessus du rivage. Ariane le pointa du doigt, toute excitée. Plus loin, la piste semblait plus praticable et quand j'accélérai un peu, Törsten râla :
" Bon sang, Finn, ne roule pas si vite !
- Désolé. "
À un kilomètre du lieu de notre rendez-vous, nous tombâmes sur une barrière. De la cabane jouxtante, sortit un homme. De cette silhouette massive couronnée d'une épaisse barbe brune et de deux éclats d'obsidienne à la place des yeux, il se dégageait une vague impression menaçante, mais je mis sur le compte de ce jugement hâtif la fatigue du voyage et la surprise de le voir surgir de la maisonnette. Il nous salua de la main et j'arrêtai le van avant de baisser ma vitre.
" Vous venez pour la cérémonie ?
- Oui, nous avons reçu une invitation de la part de... commença Ariane en se penchant vers ma fenêtre.
- Je vois. Vous êtes les étudiants de la faculté d'ethnologie. Je vais par contre vous demander de bien vouloir vous stationner ici afin de ne pas perturber inutilement le sabbat de Mabon.
- Ça a déjà commencé ? demandai-je.
- Depuis ce matin. Rassurez-vous, ce n'était que le déjeuner d'accueil des participants. Mais vous arrivez à temps pour écouter le discours d'ouverture du rituel d'équinoxe de notre Wiccan.
- Où pouvons-nous nous garer ?
- Juste à côté de la hutte. Ne vous inquiétez pas, personne ne vient jusque là et je veillerai personnellement sur votre véhicule. Après, si vous êtes chargés, je peux demander à mon frère de descendre vous récupérer avec sa charrette.
- Avec les appareils photo, les caméras, nos affaires persos et nos sacs de couchage, ce ne serait pas une mauvaise idée. lança Törsten.
- Si ça ne dérange pas votre frère, ce sera avec plaisir.
- Il en sera ravi. " ajouta l'homme dans un sourire franc qui ne collait pas avec son aspect taciturne.
L'émergence de nouvelles cultures dominantes a repoussé les anciens rites païens dans la discrétion de lieux reculés, mais un bon nombre d'entre eux sont parvenus à survivre en dépit des chasses aux sorcières régulièrement menées par les autorités gouvernantes.
Il ne fallut pas longtemps pour qu'apparaisse la carriole conduite par le frère du garde. S'il avait un visage plus avenant et rasé de près, son regard était encore plus farouche et la ressemblance entre les deux hommes semblait évidente. Sans un mot, il nous aida à charger nos affaires puis nous avançâmes entre les rochers roses battus par la mer et l'inextricable forêt de conifères.
Sur l'autre versant de la colline, nous découvrîmes une imposante bâtisse circulaire en bois, peinte en jaune paille. Je compris qu'il s'agissait d'un édifice religieux à son fronton surmonté non pas d'une croix ou d'un croissant, mais d'un soleil dont le cœur s'enroulait en un vortex flamboyant. Dans mes souvenirs lus au sujet de ce culte, ceci symbolisait l'immuable cercle des saisons qui se perdait dans les spirales du temps. Plus loin dans la plaine, de longues tentes d'un blanc écru encadraient en deux rangées parfaites une longue table de banquet. Et, tout autour de cet écrin paisible, la mer striée de bleu sauvage et d'écume blanche et le vert profond de la forêt. Au milieu des installations, des gens en tenue de tous les jours, remarquai-je, allaient et venaient à leur guise. Des groupes se formaient, certains restaient debout, d'autres s'installaient en cercle. Dans tous les regards que je croisais, je lisais une bienveillance contagieuse.
L'homme qui nous conduisait dirigea la charrette vers le dernier barnum. Il nous dit :
" Le grand Wiccan a pensé que vous seriez plus à l'aise ici. Cette tente vous est entièrement réservée.
- Remerciez-le de notre part.
- Ce serait avec joie, mais vous en aurez l'occasion avant moi, mademoiselle. "
Il nous aida à décharger puis s'éclipsa. Sur un sol de lattes amovibles, des paravents étaient disposés de façon à offrir quatre espaces avec chacun un lit de camp, une table et une chaise et une commode basse pour ranger nos affaires. Le reste de l'espace était occupé par plusieurs tables et d'autres chaises pour nous permettre de travailler. Ariane proposa :
" Et si nous prenions d'abord le pouls en nous mêlant à la foule ?
- Sans caméra ni appareil photo ? ajouta Claudine.
- C'est ça. "
Le Soleil rythme les saisons, le labeur des hommes. Par conséquent, n'est-il pas juste de célébrer ses passages aux points cruciaux d'une année ? De le remercier pour les richesses qu'il nous a apportées autant que pour espérer son retour après les auspices hivernaux ?
Nous échangeâmes un long moment avec ceux qui étaient venus, parfois de très loin, pour fêter l'équinoxe de Mabon. Les ombres commençaient à s'allonger quand le grand Wiccan apparut sur le seuil de la chapelle et nous salua, les bras écartés. Il portait une ample toge d'un blanc ivoirin, sa tête était ceinte d'une couronne dorée sur laquelle était fixée à l'arrière de son crâne un second disque orné. Il toisa la foule en un large regard. Nous nous trouvions trop loin de lui pour parvenir à distinguer parfaitement son visage, mais ses traits semblaient anguleux et ses yeux d'un bleu d'acier étaient comme deux braises incandescentes. Il avait tout du gourou sectaire : le charisme presque magnétique, la stature rendue altière par sa tenue cérémonielle et par le discours envoûté qu'il nous livra. Ariane me glissa à l'oreille :
" Bon sang, Finn, si tu pouvais avoir l'air un peu moins sceptique.
- Est-ce que nous ne sommes pas justement pour notre esprit critique ?
- Rome ne s'est pas construite en une nuit. me souffla Claudine dans mon autre oreille, glissant en même temps sa main toute chaude dans la mienne. Elle ajouta :
- Parfois, l'illumination met plus de temps à embraser les corps. "
Le Wiccan termina son laïus par une incantation au Soleil avant de se retirer dans l'obscurité de son temple. L'un de ses plus proches fidèles, dans une tunique du jaune des blés, s'approcha de nous :
" Le grand Wiccan est disposé à nous recevoir pendant la prochaine heure. Êtes-vous prêts ?
- Le temps pour nous de rassembler nos appareils et nos notes. répondis-je.
- Parfait. Dans ce cas, je vous attends. " conclut-il en se penchant légèrement vers nous.
Ariane allait mener l'interview, Claudine retranscrirait les réponses du prêtre en sténo au cas où nous manquerions de batteries, je filmerai le tout et Törsten m'aiderait quand il ne serait pas occupé à prendre des photos.
Les représentants de l'astre du jour aiment se draper de l'or solaire. Peut-être apprécient-ils l'aura mystique qui les entourent. Le Soleil incite-t-il au narcissisme ?
Le gourou commença par nous remercier de notre présence dans sa communauté, pour la longue et éprouvante route que nous avions parcourue pour arriver là.
" Un chemin comme une confession de foi dans bien des cultes. " ajouta-t-il.
Les sociologues étaient unanimes. En sport, en religion ou encore en politique, un leader doit être lui-même absolument convaincu de son propos s'il veut que ceux qui le suivent adhèrent. Je réalisai que je restais profondément sceptique, au contraire de Claudine qui se penchait à chaque réponse du gourou un peu plus avant. J'en vins même à me demander si les questions d'Ariane n'étaient pas un peu trop tendres. Le Wiccan parla, rit, chanta. Toi, mon gars, tu es vraiment très fort. pensai-je. Puis il acheva sa logorrhée par une nouvelle invitation :
" Demain aura lieu, vous le savez, notre célébration de l'Équinoxe. Si vous avez apporté une tenue comme je vous le demandais dans la lettre que je vous ai écrite, je serai enchanté de vous convier au ramassage des fleurs. Ensuite, nous confectionnerons nos couronnes et le plus beau couple se verra récompensé par la Grâce du Soleil.
- Récompensé ? intervint Ariane.
- Nous devons rendre grâce au Soleil pour avoir chauffé nos cœurs et nos maisons pendant l'été et nous devons aussi l'implorer de revenir plus brillant que jamais au printemps prochain. Pour cela, nous tresserons des tiares en son Honneur et nous danserons en espérant que notre humble appel le satisfasse. répondit-il avec patience à Ariane, mais la lueur d'agacement qui brilla une seconde dans son regard ne m'échappa pas. Il ajouta en tournant la tête vers moi :
- Et pour parvenir à ce résultat, nous aurons besoin de toute l'énergie des personnes présentes. Il n'y a pas de place pour le doute ici. Maintenant si vous voulez bien m'excuser, jeunes gens, il me reste beaucoup à accomplir et je crains de ne pouvoir vous accorder plus de temps. "
À l'extérieur, Ariane me houspilla en chuchotant :
" Bon sang, Finn ! Tu ne voudrais pas garder tes convictions athées pour toi pour une fois ?
- Mais c'est un charlatan, ce mec !
- Nous sommes des invités et je dirige cette étude.
- Nous perdons notre temps ici.
- Est-ce que je dois te rappeler l'investissement que nous avons consenti pour mener ce projet à terme ? Et tu flanches maintenant ? À quelques semaines de l'exam final ?
- Tu as raison, Ariane. Je vais me tenir à carreaux.
- J'apprécierais, oui. "
Nous enfilâmes nos tenues blanches et nous nous enfonçâmes dans l'épaisse forêt. Toutefois, une fois passé le premier rideau de conifères, je fus surpris de trouver des ruisseaux aux eaux couleur de thé, des clairières lumineuses et une herbe grasse et haute, d'un vert presque surnaturel.
" On dirait qu'il y a une sorte de micro-climat dans ces bois. Viens, Finn. " me souffla Claudine.
Je jetai un œil vers Ariane, mais elle était absorbée par sa cueillette de fleurs sauvages. Des violettes en grappes, des tulipes rouges, des jaunes duveteuses, des blanches en clochette. Claudine me prit la main et m'entraîna au loin :
" Où veux-tu aller ? lui demandai-je.
- Là où nous serons tranquilles.
- Je sais ce que tu as dans la tête.
- Oui, et alors ? Ça ne t'a jamais déplu à la fac. "
Elle m'entraîna au-delà d'un bosquet de fougères. Quand nous en ressortîmes, le calme était revenu dans la clairière et le Soleil avait déjà plongé derrière la cîme des arbres. La température tombait rapidement. Elle se hâta de ramasser quelques plantes et nous rejoignîmes le reste de la troupe. Ariane feignit de ne pas nous voir et continua ses interviews, épaulée par Törsten et ma caméra haute définition.
Vint le banquet à la lueur de lampes à huile et de flambeaux. Je me retrouvais face à Claudine, toute souriante. À ma droite, s'assit une vieille femme et à ma gauche, notre cocher. Les plats circulaient de main en main, une véritable orgie de saveurs, de parfums. On nous servit de grandes chopes de bière, fortement houblonnée, de l'hydromel. Au-dessus de moi, les étoiles dansaient entre les nuages, les visages perdaient leur contenance. On riait, on chantait, quelques-uns entamèrent une parodie de chorégraphie. À un moment, je vis Ariane se pencher vers Törsten et l'embrasser à pleine bouche. J'en ressentis la morsure dans la poitrine. Le Wiccan nous poussait à lâcher prise des conventions du monde moderne.
L'or offre l'ambition aux hommes, mais la folie rôde, toujours proche et vénéneuse.
En face de moi, Claudine colla ses lèvres à la serveuse qui passait près d'elel et je sentis la main compatissante de la vieille femme sur la mienne. Et, sans être capable de retenir mon geste, je l'embrassai. Tandis que hurlait le Wiccan à propos de la dernière nuit d'été, des silhouettes vêtues de longues capes d'un rouge de feu nous encerclèrent. Dans l'euphorie alcoolisée, les convives se déshabillèrent, se délestèrent des complexes de leurs corps trop massifs, décharnés par le poids des années, striés de cicatrices ou de tatouages. Je n'échappais pas à cette indécence, mais je voulais rejoindre Claudine pour faire souffrir Ariane autant qu'elle m'avait fait du mal. Je bandais. La grand-mère se laissa glisser à mes pieds et me prit en bouche. Les mains du cocher se baladaient sur mon torse et je n'éprouvais aucun dégoût. Dans le ciel, les astres semblaient rire de cette débauche et je leur répondis en criant comme un loup. Une multitude de mains caressait les seins, le ventre, les fesses d'Ariane. Je vis une jolie rousse glisser un doigt dans son intimité puis venir embrasser sa toison brune. Ils ont mis quelque chose dans nos verres. réalisai-je tout à coup. La peur m'envahit tout à coup, mon cœur s'emballa et je voulus crier ma détresse, mais une poigne de fer s'écrasa sur mon épaule. On murmura à mon oreille sans que je puisse fixer mon attention sur le visage qui me parlait :
" Lutter ne sert à rien. Autant vivre l'instant. À l'aube, tout semblera irréel et sans honte. Comme un doux rêve. "
Je m'abandonnai, incapable de lutter, aux orgasmes, même s'ils étaient illusoires. Je jouis. Plusieurs fois. Je réussis à rejoindre Ariane et à faire l'amour avec elle. Claudine se lova contre nous.
Celui qui m'avait incité à lâcher prise avait raison. Quand le Soleil se leva, je me réveillai en clignant des yeux. Tout me paraissait d'une clarté parfaite, sans ombres. Il faisait frais dans la plaine, ma peau avait un goût de sel, mais je me sentais mieux que jamais. Énormément de sensations de la nuit me revenaient sans que j'éprouve honte ou remords. Je lisais la même réflexion dans le regard d'Ariane, comme si nous avions vécu et partagé un moment. De la porte de la chapelle, le Wiccan cria :
" N'est-ce pas ainsi qu'on se sent quand on est en vie ? N'est-ce pas ainsi que vous désirez vivre jusqu'à la fin de vos jours ? "
- Oui ! hurla l'assemblée en retour. Je braillai avec eux.
- Alors, remercions le Soleil et couronnons-nous pour le Grand Équinoxe de ce soir. Car l'hiver vient et l'incertitude est dans son sillage. "
La folie souffle un vent froid sur les âmes, mais les esprits engourdis ne sentent pas sa morsure qui les emmène jusque dans le tombeau. Fanatiques sont ceux qui prétendent rivaliser avec Râ, Hélios ou Apollon.
Toute la journée, sans repas ni repos, nous piochâmes dans les fleurs ramassées pour confectionner nos tiares. Les mêmes serveuses que la veille nous apportèrent des pichets d'une bière plus douce. Tandis que je marquai une hésitation, on me souffla :
" Bois, fils, ça t'aidera à supporter le spectacle de la veillée. "
Je ne réfléchis pas et engloutis mon verre. Je n'atteignis pas l'ébriété de la nuit précédente, mais je flottais juste au-delà d'un seuil d'acceptation. Ce fut une journée de peu de mots. Quand le Soleil commença à décliner dans le ciel, une agitation fébrile se mit à agiter l'assemblée. L'heure approchait, les guirlandes florales prêtes à être portées. Les hommes dans leurs tuniques rouges feu ou sang ? réapparurent et formèrent un cercle impassible autour des tables. Puis ils s'approchèrent de nous. Je remarquai les bandeaux de tissu qu'ils tenaient par poignées dans leurs mains. Ils nous bandèrent les yeux, nous guidèrent dans une farandole ovale. Nous faisions le tour de la tablée. Une litanie s'éleva :
" Cueille ! Cueille ! Cueille ! Et présente-toi à l'astre rédempteur. "
Je sentais sous mes doigts les épines des sapins, les fougères et toutes les fleurs. La rengaine se poursuivait et je saisis l'une des couronnes. On la porta à mon front et je l'acceptai, docile. Petit à petit, le plateau se vida puis la procession s'arrêta. Nous pûmes retirer nos bandeaux. Aussitôt, des exclamations résonnèrent :
" Oh !
- Superbe !
- Vous avez de la chance.
- Que la Lumière du Soleil vous illumine !
- Félicitations ! "
Je cherchais du regard Ariane, mais ne la vis nulle part. Tandis que le Soleil plongeait une nouvelle fois vers la cime des arbres, un grand feu fut allumé, une ronde s'organisa. Arrivait le moment du vote. Ariane et Claudine se tenaient côte à côte, souriantes et désirables. Leurs bandeaux resplendissaient, mais celui de ma vieille amie dépassait allègrement celui de mon amante occasionnelle. Le principe d'élection était simple. Hommes et femmes choisissaient leur parure préférée et la personne désignée levait un doigt. Ceux qui obtenaient le plus de voix étaient élus Roi et Reine. Leur revenait l'honneur d'ouvrir le bal.
L'effet de la bière commençait à se dissiper et je compris avec horreur qu'Ariane était en passe de devenir Reine. Je paniquai quand à mon tour je dépassai mon concurrent. Ariane comptabilisait dix-huit votes, moi vingt. Sur le perron de la chapelle, le Wiccan exultait. Il ouvrit grand les bras pour nous accueillir, mais il tenait bizarrement les doigts de sa main droite dans la manche de sa toge. L'assemblée se resserra, nous pressant d'avancer vers le sorcier. Je résistai un peu et une main vint s'abattre sur mon épaule. Quelque chose de dur, de pointu et de froid me piqua au niveau des reins. Sous la capuche rouge sombre, Törsten souriait :
" Tu ferais mieux d'avancer, le snobinard. Ou je te plante là. Être Roi et finir ainsi, ce serait dommage. "
De la pointe de son couteau, il m'obligea à marcher. Des larmes coulaient sur les joues d'Ariane, encadrée par la vieille femme qui m'avait caressé une journée plus tôt et par la rousse à la langue baladeuse. En haut de son promontoire, le Wiccan psalmodiait :
" Vous êtes venus dans le Royaume de Solaar avec votre arrogance de citadins. Vous avez profané ces terres que des sages ont bénies il y a de ça des millénaires. Vous êtes venus de la ville avec vos questions et vos doutes sur la sagesse et la pérennité. Nous vous avons offert notre parole, nous avons ouvert pour vous nos cœurs. Et voilà comment vous nous remerciez ? En nous riant au nez ? Il n'y a pas de place pour les impies dans le Royaume de Solaar. J'ai entendu son appel et vous le paierez de votre sang ! "
Il sortit une longue dague de l'intérieur de sa manche. Un long cri muet s'échappa de la poitrine d'Ariane. Törsten me poussa :
" À toi l'honneur, Finn. "
Dans un réflexe de survie, je balançai la tête violemment en arrière. Mon crâne rencontra son nez. Il y eut un craquement sonore, aussitôt suivi d'un beuglement de surprise et de douleur. Ma tête parut exploser. Ce ne fut rien comparé à la lame qu'il me planta dans le dos. Par chance, mon coup de boule lui fit dévier son attaque et il rata mon rein. Il entailla profondément mes poignées d'amour. Le Wiccan se mit à brailler des ordres, on tenta de m'attraper, mais je parvins à me glisser dans la précipitation. Je saisis Ariane par le poignet et commençai à l'entraîner avec moi quand ces deux cerbères s'interposèrent. Je giflai la gamine aux cheveux roux et repoussai la vieille en la frappant en plein visage du plat de ma main libre. Le Wiccan sauta de sa tribune et d'un geste plein de hargne, réussit à entailler profondément le bras d'Ariane. Je lui collai mon poing dans la figure en retour et il tomba à la renverse dans les marches de sa chapelle.
" Viens ! hurlai-je à ma camarade.
- Mais où ?
- Dans la forêt. "
Nous avons couru longtemps. Approximativement dans la direction où nous avions garé le van. Les clefs étaient dans la poche de mon pantalon oublié dans notre tente. Mais je savais démarrer mon vieux tacot avec les fils dénudés sous le tableau de bord. J'espérais juste avoir assez de temps pour y parvenir.
La nuit était à présent tombée. Sous la voûte fantastique des conifères, je ne distinguais pas les étoiles, mais je devinais sans peine qu'elles se moquaient de nous, pauvres marionnettes qui s'agitaient dans le vent de la folie. Des torches zébraient la forêt. Parfois, nous entendions la clameur de nos poursuivants. À un moment, ils faillirent nous prendre en tenaille et j'obligeai Ariane à plonger dans une étroite tanière oubliée de sangliers. Ils passsèrent si proches de nous que l'éclat de leurs flambeaux dansait sur nos visages. Nous restâmes là, un long moment à attendre leur départ. Épuisée, elle s'endormit contre moi.
Une lumière grise louvoyait entre les arbres quand j'émergeai de l'inconscience. Mon corps tout entier me faisait souffrir. Sur tout mon flanc blessé, le sang avait séché en une large auréole brune. J'étais sale, affamé et surtout assoiffé. Je dus secouer Ariane pour qu'elle accepte de sortir de la bauge. Elle se plaignit :
" Et s'ils sont encore là, Finn ?
- Je n'espère pas. Mais j'ai l'impression qu'ils sont partis. Et puis nous devons sortir de cette forêt. "
Mais le silence épais qui régnait dans les arbres ne me plaisait. Pas un oiseau ne chantait, pas un buisson ne frémissait. Même le vent semblait retenir son souffle. Des heures durant, nous progressâmes sur ce terrain difficile. Nous bûmes à même les cours d'eau que nous trouvions. Je ramassais quelques mûres sauvages, mais je savais que nous ne survivrions pas à une deuxième nuit dans cette contrée sauvage. Ariane suivait docilement, parfois mutique, parfois sanglotante. Le Soleil décrochait du zénith quand nous débouchâmes sur une route goudronnée. Je poussai un gros sooupir de soulagement. Sans point de repère, probablement poussés par la faim et la fatigue, nous empruntâmes la descente. Nous marchions depuis un moment quand j'entendis un moteur derrière nous. Je me précipitai au milieu de la route. En attendant que le véhicule débouche, je priai pour qu'il ne s'agisse pas de l'un des membres de la secte. Peut-être étaient-ils toujours sur nos traces. Mais ce fut un poids-lourd qui déboula. Le conducteur pila puis il descendit, furieux de sa cabine. Quand il vit notre état, il nous conduisit à l'hôpital le plus proche. Peu de temps après, arrivèrent des officiers de la police montée.
Les policiers nous interrogèrent séparément, Ariane et moi. D'abord incrédules, ils devinrent sceptiques quand ils recoupèrent nos informations. Deux d'entre d'eux vinrent me voir dans la chambre où j'étais alité et me demandèrent où avait eu lieu la cérémonie. Sur une carte topographique, je leur montrai l'emplacement. Je parlais du poteau jaune à l'entrée du chemin. Le plus âgé des deux connaissait. Ils se rendirent sur place, mettant à profit les dernières heures de soleil.
Dans la solitude de ma chambre, je repensais à toutes ces circonstances. Törsten et Claudia nous avaient-ils trahi ? Et comment avaient-ils opéré ? J'essayais ce soir-là de retracer l'écheveau chronologique.
C'était Ariane qui avait eu la première connaissance de ce culte de l'Équinoxe. Ce qui l'avait excité au point de vouloir consacrer une étude ethnologique sur ce sujet, ce que notre maître de thèse cautionnait. Dix-mois plus tôt, à force de recherches et d'investigations, nous avions trouvé le compte Facebook du grand Wiccan. Nous l'avions contacté et il nous avait répondu qu'il serait d'échanger avec nous, mais de façon épistolaire plutôt que sur les réseaux sociaux. Ariane jubilait, persuadée d'avoir ferré un gros poisson. Je savais à présent qui était la proie. Fait en apparence anodin, nous fîmes à la même époque la rencontre de Claudine et Törsten. Ils venaient d'intégrer le cursus d'ethnologie de la faculté de Québec. Une amitié solide se noua rapidement entre nous au point où Ariane leur proposa de se joindre à notre projet. Parallèlement, j'entamais une relation amoureuse avec Claudine. Vint ensuite la lettre que nous espérions tous. Le grand Wiccan nous conviait à la prochaine cérémonie de l'Équinoxe. Le temps d'obtenir une bourse, de louer du matériel pour filmer et nous prenions la route. S'ensuivit les évènements des nuits précédentes. Je me sentais trahi au plus profond de ma chair. Je me rendais compte à quel point Törsten et Claudia nous avaient menti. Tellement de questions demeuraient pour l'instant sans réponses ? Le grand Wiccan était-il derrière cette sombre machination ? Quels secrets cachait ce culte ? Nos deux supposés camarades de faculté étaient-ils des adorateurs de cette secte ? Avec en point d'orgue, la pire interrogation qui soit : quel sort nous réservaient-ils ?
Le lendemain, je reçus à nouveau la visite de deux policiers. Ils m'expliquèrent qu'ils n'avaient rien trouvé à l'endroit que je leur avais indiqué. Ni tentes, ni chapelle. Pas même une marque dans le sol, un piquet oublié. Ils me montrèrent les photos qu'ils avaient prises. Je reconnus les lieux, mais elles ne montraient aucune construction.
À leurs regards, je savais qu'ils ne me croyaient pas. J'avais peur à présent qu'ils pensent que j'avais monté cette histoire pour abuser d'Ariane. Les traces de toxines dans nos organismes étayaient leur théorie.
Je m'apprêtais à m'endormir quand une ultime pensée me heurta l'esprit :
Couronnés d'or, les hommes singent le Soleil, mais leurs cœurs demeurent de charbon.
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