Noir River

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Gabe Gatineau haïssait la Noir river autant qu'elle exerçait sur lui une fascination morbide. Il n'avait pourtant jamais pu se résoudre à quitter la région. Parfois, il arrêtait sa voiture le long de la digue et s'abandonnait à la contemplation des eaux sombres. Elles roulaient calmes, mais impénétrables et constellées de reflets métalliques. Dans la lumière grise de l'aube, elles semblaient d'étain. Dès que le soleil franchissait le crêt des chênes et des peupliers, elles viraient au mercure. Quand venait le crépuscule, des ondes couleur de cuivre couraient, serpentines, dans les courants puissants.

Elles étaient belles et séductrices, mais Gabe n'oubliait jamais à quel point elles pouvaient s'avérer dangereuses. Cette année encore, trois personnes s'y étaient noyées. La barque de deux pêcheurs du comté voisin, venus vérifier que la Noir river renfermait bien de ces truites arc-en-ciel hors du commun dont tout le monde parlait, avait tout à coup percuté un rocher à fleur d'eau et ils avaient coulé avant que quiconque puisse intervenir. Gabe et ses adjoints avaient ramené les corps sur la rive quand ceux-ci s'étaient pris dans les filets de sécurité de la centrale hydro-électrique. Puis un enfant de l'école primaire était tombé dans la rivière alors qu'il essayait de récupérer à l'aide d'un bâton sa casquette de base-ball qu'une bande de gosses avait jetée dans le courant.

Les vieux murmuraient que parfois, la rivière prenait et que ceux qui vivaient là n'avaient pas leur mot à dire. Gabe refusait de céder à la facilité des superstitions, mais il lui arrivait de se demander si les anciens n'avaient pas raison quelque part.

Comme à son habitude, il souleva ce matin-là un peu de fonte dans son jardin puis partit courir le long des berges. Huit kilomètres dans la boucle jusqu'au barrage avant d'enfiler son uniforme. Au croisement du chemin de halage et de la route qui menait au centre équestre, il salua le vieux Forrest au volant de son Oldsmobile 88. Au travers de la rangée d'acacias et de buissons, les eaux scintillaient de froids éclats argentés. Au-delà des dernières habitations, il vit le pick-up d'Elmer Burrows garé sur le bas-côté puis il aperçut le retraité en compagnie de son inséparable ami, Stevie Ayer. Quand ils entendirent Gabe arriver, la même blague fusa :

 " Vous avez vos permis de pêche, messieurs ?

 - Et si on vous soudoie en truites, shérif, ça ira ?

 - Soyez prudents. Je n'ai pas envie de vous récupérer au milieu de la rivière.

 - On en a vu d'autres, gamin. "

Le trille des oiseaux remplaça les bruits humains, les notes qui s'échappaient de la frondaison lui semblaient toutefois hésitantes. Pour la première fois, Gabe envisagea de faire demi-tour, poussé par quelque funeste pressentiment ; aussi, pour ne pas écouter sa peur, il se concentra sur sa respiration et le rythme de sa course. Petit à petit, il amplfia sa foulée. Son cœur battait fort dans sa poitrine, le sang cinglait à ses tempes, mais il ne parvint à chasser les idées sombres qui l'envahissaient, les aiguillons glacés d'un passé irrésolu. Toutes les familles de la vallée possédaient un lien avec la Noir river et les Gatineau faisaient partie de ceux dont le tribut s'était payé dans le sang et les larmes. Une première fois quand Remy, le petit frère de Gabe, s'était noyé dans le bassin de rétention des eaux de pluie le jour de ses huit ans. Les circonstances exactes de l'accident n'avaient jamais été élucidées. Une seconde fois quand la mère de Gabe se suicida le jour anniversaire du décès de son fils cadet en sautant depuis le pont ferroviaire qui passait derrière leur ancienne maison.

Le ciel se teintait d'un gris hivernal quand Gabe émergea des sous-bois et s'engagea sur la route du barrage électrique. Une brise froide soufflait, presque avec paresse. Au loin, il apercevait la ville, les premiers quartiers résidentiels et, presque spectrale dans la lumière basse du matin, la tour de la mairie. Une odeur de la pluie imminente flottait dans l'air. Les premières gouttes ne tardèrent pas à tomber. Malgré tout, pour la première fois depuis une éternité, il s'arrêta près du déversoir aux eaux couleur de thé. Des joncs fanés dansaient mollement dans le vent, les ronciers viraient au sang automnal. Des endroits sur la Noir river que Gabe détestait le plus, celui-ci surpassait les autres de très loin. Pour la vie fauchée de son frère, pour le trouble profond et impossible à guérir que la rivière avait jeté sur leur famille. Les larmes ne lui venaient plus depuis longtemps, son cœur aussi asséché que les roseaux après l'été. Il resta cependant un long moment à essayer de se remémorer Remy, sa joie de vivre, ses grands yeux marrons, mais l'image s'était effacée avec le temps. Les vieilles photographies dans les albums délaissés de la bibliothèque familiale lui paraissaient parfois être ceux d'un inconnu ou d'un cousin éloigné. Ne restaient que la douleur sourde et la honte de l'oubli.

Quand Gabe releva enfin la tête, il aperçut à moitié caché dans les bosquets l'étrange garçon dont tout le monde parlait en ville. Personne ne savait trop d'où il sortait. Il passait son temps à observer les gens dans leurs occupations quotidiennes. Les rares fois où Gabe l'avait remarqué, il était toujours seul, mais il marmonnait toujours dans sa barbe. Il y avait quelque chose dans la fixité de son regard impénétrable qui troublait ceux qu'il espionnait.

Gabe sentit un long frisson lui remonter le long de l'échine. L'autre souriait. Mais pas amicalement, plutôt de la manière de quelqu'un qui a envie de connaître vos petits secrets. Le temps que Gabe parvienne au buisson où le jeune homme se terrait, celui-ci avait disparu. Il trembla à nouveau, comme pour se dégager d'une emprise invisible.

Et la Noir river coulait, impassible.

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