Le seigneur de ces bois
À mon retour de cours cet après-midi-là, je trouvais ma mère dans l'arrière-cour de notre maison. Elle était tournée en direction des bois qui bordaient notre terrain et lançait à intervalles réguliers le prénom de ma sœur. Je compris toute l'urgence de la situation quand je découvris les larmes sur ses joues en arrivant à sa hauteur.
" Qu'est-ce qui se passe ?
- Oh, Wyatt. Tu es déjà rentré ?
- À la même heure que d'habitude, Maman. Tu cherches Tommie ?
- Oui. Elle est partie de la maison en claquant la porte pendant que Papa et moi, nous... " répondit-elle avant que sa voix ne se brise. Je n'avais pas besoin qu'elle termine sa phrase pour que je comprenne. Papa et Maman étaient encore en train de se disputer.
" Et où est Papa ?
- Là-dedans. Ça doit bien faire une heure qu'il est entré dans cette foutue forêt.
- Tommie ne doit pas être très loin, Maman. Si elle n'est pas à la cabane, je la trouverai sûrement au bord de l'étang, à jeter des cailloux dans l'eau. Et si Papa lui crie dessus, elle ne lui répondra pas.
- Tu comptes essayer de la retrouver ?
- Je connais presque toutes ses cachettes. Tu devrais rentrer, Maman. Il commence à faire froid. "
Je montai jusqu'à notre cabane, mais je ne la trouvais évidemment pas. Au bazar qui régnait dans l'abri, je compris que Papa était venu jusque là et avait fouillé. Dans quel but, me demandai-je. Comme si Tommie pouvait se cacher sous ma pile de comics ou de revues de base-ball. Peut-être avait-il juste passé sa colère sur mes affaires.
Avant le coucher du soleil, la lumière qui entrait dans la forêt avait cette densité presque tangible qui me rappelait étrangement l'intérieur d'une église. En remontant le sentier jusqu'à Sooter Pond, je réalisai que c'était dans ces bois que nous nous sentions, Tommie et moi, le plus en sécurité lorsque les choses s'envenimaient à la maison. Que la forêt nous protégeait par son épais silence des éclats furieux entre nos parents, un peu à la manière des cathédrales et des édifices religieux où les gens trouvaient refuge en cas d'attaque. N'était-ce pas Tommie qui avait suggéré qu'on baptise notre hutte Fort Hayes ?
Tandis que j'entamais la courte descente jusqu'à la mare, j'entendis déjà notre père vociférer le prénom de ma cadette. Ce n'est pas en criant de la sorte qu'elle montrera le bout de son nez, P'pa. pensai-je en mon for intérieur.
" Ah, te voilà, Wyatt ! Ta mère t'a dit pour Tommie ?
- Oui.
- Peut-être qu'avec toi, elle se montrera. Moi, je rentre. Mais si elle n'est pas revenue à la nuit, j'appelle le shérif Mathieu.
- OK, P'pa. "
J'eus beau appeler à mon tour, visiter toutes nos planques jusqu'à Bishop's Creek, je ne la retrouvais pas. La nuit me chassa hors de la forêt. Dans le vide laissé par Tommie s'engouffrèrent les premières inquiétudes. Papa fumait une cigarette, assis sur les marches du perron de notre cour. Il se leva en me voyant revenir bredouille.
" Rien ? "
Je secouai la tête de droite à gauche.
" OK. Dans ce cas, j'appelle le shérif. "
Une heure plus tard, le chef de police Michael Mathieu posait sa main sur mon épaule. Il me demanda de bien vouloir lui montrer les cachettes où nous avions l'habitude de nous rendre. Une obscurité épaisse avait pris possession de la forêt et à suivre le chemin étroit avec pour seule lumière la lampe torche du shérif, j'avais l'impression de nous aventurer à la frontière entre nos connaissances et l'inconnu.
Car ici, à Hamilton, tout le monde savait qu'il n'était jamais bon de se perdre dans les Black Hills. Des disparitions, notre histoire en était jalonnée et personne n'avait oublié celle deux ans auparavant d'Anton Greenhalgh, un écrivain célèbre. Mystère que ni le shérif Mathieu ni la police d'État n'avaient résolu. Je lui montrai la cabane et il inspecta le pourtour à la recherche de traces.
" Ta mère m'a dit qu'il manquait une paire de sneakers dans le vestibule de votre maison.
- Tommie ne porte quasiment que ses baskets, shérif.
- De quelle couleur elles sont ?
- Roses et blanches. Ce sont des Nike.
- Tu es inquiet et c'est normal. Mais je peux te garantir que nous mettrons tous les moyens à disposition pour la retrouver. Neuf fois sur dix, la personne réapparaît le lendemain. Plus rarement le surlendemain. "
Mais il se trompait.
Tommie refit surface dix jours plus tard. Amaigrie, épuisée et désorientée. Couverte de boue, les cheveux plein de brindilles et de poussière, ses vêtements déchirés. Toutefois, les médecins qui l'auscultèrent furent surpris de constater qu'elle ne souffrait ni d'anémie ni d'hypothermie. Je profitai d'une discussion entre mes parents et le shérif pour lui rendre visite dans sa chambre.
" Bon sang, Thomasina ! Où étais-tu cachée tout ce temps ?
- Punaise, il a dû se passer quelque chose de grave pour que tu m'appelles par mon prénom entier.
- Tu m'as fait tellement peur, idiote.
- Et pourtant, je n'ai jamais été en danger. Ce que j'ai vécu était même extraordinaire.
- T'as perdu la boule dans cette forêt, Tommie ! Toute la ville t'a cherchée pendant une semaine.
- Peut-être, mais je n'ai jamais eu peur. J'avais un guide pour sortir de là. Tu veux que je te raconte, Wyatt ?
- Bien sûr. "
Ses yeux verts me renvoyaient des éclats fiévreux. Je lui demandais si elle se sentait bien, si elle voulait que j'appelle l'infirmière. Et là, elle fit quelque chose qu'elle n'avait pas fait depuis l'école primaire. Elle me prit la main.
" Il faut que je te raconte ce que j'ai vu dans la forêt, Wyatt.
- Je t'écoute.
- L'autre jour, je ne me sentais pas bien et j'ai demandé à Maman si je pouvais rester à la maison. Je somnolais dans ma chambre puis j'ai entendu Papa garer son pick-up dans l'allée quand il est rentré du travail. La porte d'entrée de la maison a claqué et Maman lui a demandé de faire moins de bruit car je me reposais. Il a râlé sur le fait que je manquais encore un jour d'école, que Maman nous couvait trop, que nous n'allions pas mûrir comme ça.
- La rengaine habituelle.
- Ils se sont ensuite calmés et en début d'après-midi, quand Maman m'a amené un bol de soupe au lit, Papa a crié que je pouvais quand même me lever, qu'il n'élevait pas des paresseux. Je crois qu'ensuite je me suis rendormie mais ils se disputaient toujours à mon réveil. Comme je me sentais un peu mieux, je me suis levée et je t'ai emprunté ton lecteur MP3 pour écouter tes enregistrements de vieux matchs de base-ball. Surtout je ne voulais plus les entendre tous les deux.
- J'avais remarqué qu'il avait disparu.
- Je suis sortie dans la cour. Lorsque Papa est venu bricoler dans le garage, je suis allée à Fort Hayes. L'air frais me faisait du bien et j'ai essayé de marcher un peu, au moins jusqu'à Sooter Pond. Mais j'étais encore fiévreuse et je me suis assoupie près du ponton. Ce sont les cris de Papa qui m'ont réveillée. Il était venu à l'étang et gueulait pour que je rentre imméditement à la maison. Je n'aime pas quand il nous menace comme ça, Wyatt, et je me suis enfuie. Mais pas vers Bishop's Creek comme d'habitude, je me suis enfoncée dans le passage que tu m'as montré entre les ronciers. Là, j'étais sûre qu'il ne viendrait pas me chercher. Mais le tunnel là-dessous était si long qu'au moment où je suis ressortie, je ne reconnaissais rien. J'ai eu peur et je me suis mise à pleurer. Et puis, quelque chose de gros remuait dans les buissons. Et c'est à ce moment que je l'ai vu.
- Que tu as vu ce qui te suivait ?
- Non, Wyatt. Un cerf magnifique, le plus beau qu'on ait jamais vu, toi et moi, quand on accompagnait Papa à la chasse. Et il m'a invitée à le suivre.
- Tu dérailles, Tommie.
- Non, j'te jure ! Il a baissé la tête vers moi, puis il a bondi sur le côté. Et il a recommencé son geste jusqu'à ce que je me lève et marche dans sa direction. Il courait devant moi pour me montrer le chemin et il s'arrêtait tous les cinquante mètres pour vérifier que j'étais toujours derrière lui. Nous avons couru longtemps comme ça, j'étais fatiguée, mais j'ai réussi à tenir. L'animal qui me suivait depuis le massif de ronces ne nous lâchait pas. Une fois, je me suis retournée et, avec les ombres qui s'allongeaient, je crois que j'ai vu comme une forme rampante qui glissait entre les arbres, sauf que ça n'avait pas vraiment de forme.
- Comment ça, Tommie ?
- Il avait bien des yeux. Ils me regardaient, jaunes et mauvais. Mais le reste, c'était presque comme de la fumée.
- Un sanglier ? Ou un loup ?
- Non, pas du tout. Je reste sur mon idée d'une fumée noire. Comme celle qui sort de la locomotive de Papa quand il démarre son train. Et tu sais comme moi, Wyatt, qu'il y a des choses étranges qui vivent sur les Black Hills. Quand je me suis retournée pour observer notre poursuivant, le cerf a lancé un petit cri. J'ai eu l'impression qu'il me disait à la fois de ne pas traîner et de ne pas regarder l'entité qui nous pistait.
- Pourquoi tu n'es pas revenue plus tôt à la maison ?
- Je ne pouvais pas. Quand la première nuit est devenue trop épaisse et que je me cognais partout, le cerf s'est glissé dans un trou sous les racines d'un immense chêne. Je l'ai rejoint et il s'est positionné de façon à la fois pour me protéger et m'offrir le plus de chaleur possible. J'ai si bien dormi cette nuit-là même si je sentais bien que le danger rôdait à côté de nous. Une fois, j'ai ouvert un œil. Je savais que la créature fouillait les bois pas très loin. Le cerf s'est tourné vers moi et m'a donné un petit coup de museau sur le nez. Le calme est revenu et nous avons repris notre route. Quand il s'arrêtait pour boire dans un ruisseau, je l'imitais. J'ai mangé les mêmes baies que lui, des mûres de la taille du pouce de Papa, des airelles juteuses à souhait. Y a même une fois où j'ai trouvé des carottes sauvages. Et la nuit, nous dormions dans des trous oubliés des sangliers. Mais le plus beau moment reste quand j'ai rencontré sa famille.
- Pourquoi ne t'a-t-il pas ramené vers la civilisation ?
- Peut-être que nous étions trop loin des habitations. Tu sais, j'étais vraiment incapable de me repérer. Nous sommes allés beaucoup plus loin que tout ce que nous avions exploré nous deux. Ou alors, il voulait me présenter les siens.
- Est-ce que tu vas raconter tout ça aux parents ? Au shérif ?
- Je ne sais pas, Wyatt. Des fois, j'ai l'impression que les adultes ont perdu ce pouvoir.
- De quel pouvoir tu parles ?
- De voir la magie dans les choses. "
Ce soir-là, de retour à la maison, j'ignorais si je croyais ce que m'avait raconté Tommie mais je remerciai le cerf de m'avoir rendu ma petite sœur. Car nous savions tous ici que parfois, la forêt prenait.

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