Underground railroad
Avec Winston, mon meilleur ami, nous avions pris l'habitude de passer par St Paul Street après l'école. Il habitait dans les immeubles derrière la gare et moi, un peu plus loin sur une petite route de campagne, dans une ancienne ferme.
Comme toujours, nous nous étions arrêtés en face de la manufacture désaffectée depuis la crise de 1929, devant l'entrée d'un mystérieux tunnel qui s'enfonçait sous le remblai des voies ferrées en des profondeurs fantasmagoriques pour les enfants de douze ans que nous étions à l'époque. Depuis que nous en avions découvert l'entrée derrière un épais roncier au printemps, nous ne cessions de nous interroger sur les secrets de cette galerie. Où menait-elle ? Que cachait-elle qu'il nous était défendu de découvrir d'après les ordres stricts de mon père ?
Cet après-midi-là d'octobre, nous écoutions le murmure du vent qui sifflait sournoisement en s'échappant de l'étroit goulet. Winston restait au bord du trottoir, à faire le guet pendant que je m'avançais en direction de la gueule noire. J'étais décidé ce jour-là à franchir en même temps le Rubicon de l'interdit et le seuil du tunnel. J'appuyai ma main sur les pierres brunes et humides quand mon ami me héla depuis l'angle du garage abandonné :
" Attends. Y a une voiture qui s'pointe. "
Je revenais comme si de rien n'était vers la chaussée quand le vieux camion s'arrêta à notre hauteur. Je reconnus sans l'ombre d'un doute le tacot. Et merde ! me dis-je. Mon grand-père se pencha par la fenêtre :
" Monte, Nash. Je vais te ramener à la maison.
- On peut déposer Winston, Papy ?
- Bonne idée. Après tout, ce que j'ai à te dire le concerne aussi. "
Une étrange lueur fixe brillait dans l'œil bleu d'ordinaire amusé de mon grand-père, une étincelle qui n'appelait ni à la tergiversation ni à la négociation. Nous grimpâmes, penauds, dans la cabine du Ford. Papy redémarra puis lança :
" Vous vous apprêtiez à faire preuve d'une grande imprudence, jeunes gens.
- Nous voulions juste regarder, M'sieur.
- Ça fait un petit moment que je suis au courant de votre manège, les garçons. dit mon grand-père, indifférent aux propos de Winston.
- Comment ça ?
- Tu oublies que tout le monde se connait dans le coin, Nash. Le gardien de l'ancienne usine est l'un de mes amis. Il vous a repérés dès la rentrée scolaire à fouiner chaque soir près de l'entrée. Il m'a prévenu et j'attendais juste que tu te décides à franchir l'entrée du tunnel.
- ...
- Malgré l'interdiction formelle de ton père. Quant à toi, Winston Jeremies, il me semble que ta mère ne serait pas ravie d'apprendre à quel genre de bêtises tu t'adonnes en rentrant de l'école. "
Sous le coup de l'accusation, mon ami rougit et riva son regard à ses chaussures. Mon grand-père le déposa devant l'entrée de son immeuble. Au moment où il allait refermer la portière, Papy lui dit, le regard pétillant :
" Je ne suis pas en colère contre toi, gamin, mais qu'on ne vous reprenne pas à traîner par là-bas. C'est clair ?
- Oui, m'sieur.
- Très bien. Maintenant, file. "
Sur les premiers miles, je restais silencieux, n'osant ouvrir la bouche. Mon grand-père conduisait plus lentement que d'ordinaire, comme s'il cherchait à s'accorder pour aborder le sujet. Sa main crochue, celle où il lui manquait le majeur et la moitié de l'annulaire, tapait une mesure sur le volant. À la sortie d'un virage, il dit :
" Donc, ton père t'a interdit d'entrer dans les galeries, mais sans t'expliquer pourquoi.
- C'est ça, Papy.
- Je peux comprendre ses raisons. Je pense toutefois que tu es maintenant assez âgé pour que je te raconte une petite histoire. "
Il dut se rendre compte que j'avais remarqué l'inhabituelle gravité dans le timbre de sa voix. Il me sourit avant d'ajouter :
" Prends ça pour l'un de ces récits de fantômes que vous vous répétez entre gosses pour vous faire peur, mais garde bien en tête que tout ceci est vrai, Nash.
- D'accord.
- C'est mon propre grand-père qui m'a confié cet épisode. Ça s'est passé pendant l'hiver 1845, mais lui et sa famille participait à l'underground railroad depuis le début du siècle. Mon grand-père avait repris, à l'âge de seize ans, le flambeau de son père quand celui-ci est tombé de cheval et n'a plus été capable ni de travailler ni d'aider les esclaves à franchir la Mason-Dixon. Ils étaient ce qu'on appelait des chefs de train. Janvier fut terrible cette année-là avec un blizzard qui souffla presque en permanence sur le sud du Maryland et sur notre bonne vieille ville d'Hambleton. Le Potomac avait gelé, il était tombé par endroits plus d'un mètre de neige. Il était du coup inenvisageable de faire traverser les hommes en fuite à pied par les pistes classiques et, bien sûr, il était impossible de cacher trop longtemps les fuyards au même endroit, sous peine qu'eux et les chefs de gare ne soient mis en danger. Quelqu'un a eu alors l'idée d'utiliser un train de marchandises et de leur faire traverser la ligne cachés dans des wagons à bestiaux. Un plan élaboré dans l'urgence et là fut la première erreur du convoi. Le réseau a réussi à les amener jusqu'à Sharpsburg et à les faire embarquer en pleine nuit. Ont-ils été repérés à ce moment ? Une langue s'est-elle déliée ? Impossible à dire, mais une troupe de chasseurs d'esclaves s'est mise en route et ils sont parvenus à les rattraper ici, à Hambleton. Mon grand-père m'a raconté qu'ils ont bien tenté de les dissimuler dans les tunnels sous le remblai, ceux qui t'attirent tant, Nash, mais les mercenaires sont arrivés à ce moment-là et ont massacré tout le monde. Vingt-cinq adultes et cinq enfants.
- Je n'en avais jamais entendu parler, Papy.
- Ça n'a rien d'étonnant. Ce n'est pas un épisode très glorieux de notre histoire.
- Pourquoi ? Ils n'avaient rien fait.
- Là est justement le propos. Aucun des hommes d'Hambleton n'est intervenu. Peut-être le froid les a tétanisés ou la peur de représailles sur les propres familles. Un accès de faiblesse sur lequel les autorités de l'époque ont décidé de jeter un voile de discrétion. Ils ont fait disparaître les corps, probablement dans les profondeurs des tunnels et ils ont enseveli leur honte par la même occasion.
- Mon Dieu !
- Je crois que Dieu n'était pas présent ce jour-là, mais le Diable certainement. Mais l'histoire ne s'arrête pas là, Nash. Quand j'avais à peu près ton âge, je m'interrogeais moi aussi sur ces galeries. C'était pendant l'été qui a suivi la confession de mon grand-père. Je me suis introduit une nuit dans le tunnel sans prévenir mon père bien évidemment. J'avais rendez-vous avec mon meilleur ami, Pete McPherson, nous avions pris un peu de nourriture dans nos celliers, une lampe-torche chacun. À douze ans, la notion d'imprudence nous est étrangère et nous avons découvert là-dessous un vrai labyrinthe. Et fatalement, nous nous sommes perdus. J'ai appris plus tard que nous avions passé deux nuits là-dedans. Deux nuits à errer, à essayer de retrouver un chemin en passant je ne sais combien de fois devant la bonne galerie. Si, au début, nous faisions les fiers, nous avons très vite commencé à entendre comme des soupirs, des murmures. Mais ce n'était pas le vent ou des courants d'air. Nous l'avons compris avec Pete quand nous avons reconnu des mots. Des noms également.
- Qu'est-ce que c'était, Papy ?
- Je crois que c'était les fantômes des esclaves assassinés cette nuit de janvier. Je crois qu'ils sont toujours en colère contre nous pour notre inaction. Je crains le jour où ils s'évaderont de leur prison. Toutefois j'ai encore plus peur que l'histoire ne se répète, Nash.
- Comment pourrait-elle se répéter, Papy ?
- Tes parents t'ont épargné ça, mon grand, mais tu sais que la guerre s'est terminée il y a quelques mois en Europe.
- Oui.
- L'armée a découvert des camps en Allemagne et en Pologne. Là-bas, des hommes haineux ont réduit d'autres hommes aux croyances différentes au rang de...
- De quoi, Papy ?
- Je ne sais même pas comment on peut expliquer ça. Encore moins à un gosse de ton âge, Nash. Qu'est-ce que retiendra l'Histoire de tout ceci ? Mais, s'il te plait, oublie mes digressions et revenons à notre sauvetage. Les fantômes étaient toujours là, je peux jurer en avoir vu qui flottaient à la lisière de nos lampes. Puis des voix, bien réelles celles-ci, ont ricoché sur les pierres des galeries jusqu'à nous. On venait nous chercher. C'est à ce moment que j'ai perdu mes doigts.
- Maman m'a dit que c'était pendant que tu travaillais comme cheminot.
- Ce n'est pas tout à fait exact. Des fois, les adultes racontent de petites histoires pour empêcher les enfants de poser trop de questions. Enfin bref, j'ai posé ma main sur une anfractuosité. C'était en fait une rigole d'évacuation des eaux de pluie et une vipère s'était glissée jusque là, peut-être balayée par les orages des jours précédents. Dans l'obscurité, je l'ai presque empoignée. Par réflexe, elle m'a mordu juste entre les deux doigts. J'ai hurlé si fort que les hommes qui nous cherchaient nous ont trouvé dans les minutes suivantes. Et heureusement, d'ailleurs. Les médecins ont pu sauver une partie la moitié de mon annulaire, mais pas mon majeur. C'était peut-être le prix à payer pour mon imprudence.
- Quelle histoire, Papy.
- Comme tu dis, mon grand. Je ne peux pas t'empêcher d'explorer ou d'expérimenter. Souviens-toi seulement que toute désinvolture a un prix. Parfois très élevé.
- Je m'en rappellerai.
- Et pour les fantômes, Papy ?
- Ils sont sûrement toujours là. Peut-être ont-ils fini par trouver la paix. Est-ce que ça m'a empêché de vivre ma vie, de vieillir ? Je n'en ai pas l'impression. Ai-je rêvé ou étaient-ils bien là ? Tout ce que je sais, Nash, c'est que bien souvent, les réponses nous échappent et que nous continuons quand même à avancer. Ces lubies d'enfant te passeront et tu connaîtras d'autres préoccupations. Ainsi va le monde.
- Je crois que je comprends, Papy.
- J'en doute. Quand tu seras plus grand, oui. Maintenant, va te laver avant de passer à table. Et sois un bon p'tit gars.
- Tu vas raconter ce que je voulais faire à Papa ?
- Certainement pas, mon pote. "
Il sourit et m'ébouriffa les cheveux.
Je ne devais jamais oublier son récit. Quand Winston voulut retourner au tunnel quelques jours plus tard, je refusais. Petit à petit, nous prîmes l'habitude d'emprunter un autre chemin pour rentrer. Les spectres demandent parfois juste de reposer en paix.

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