Lourdes
Lourdes, sous l'œil impénétrable de Jésus cloué au mur de sa chambre, priait.
Elle tenait à purifier son âme avant de nettoyer son corps. Les éclaboussures rouges sur ses mains viraient du rouge profond au brun rouillé en séchant.
Elle interrompit soudain sa litanie rédemptrice. Y avait-il eu un bruit dans le salon ? Seul le silence épais et vaguement culpabilisant lui répondit. D'aussi loin que Lourdes se souvenait, elle avait toujours entendu Mère psalmodier ou s'épancher sur la déliquescence du monde, la perte des valeurs morales. Mais aujourd'hui, rien, pas la moindre plainte. Pas même un souffle.
La jeune fille reprit son obsécration solitaire. Au-delà de la rengaine rassurante, se trouvait une alcôve de paix, une plage où elle se sentait en communion avec Dieu, où toutes ses fautes lui étaient pardonnées.
Elle resta un long moment agenouillée. La porte de sa chambre s'ouvrit lentement, mais personne ne franchit le seuil de sa chambre. Lourdes lâcha du regard le crucifix au-dessus de son lit étroit et tourna la tête vers le miroir. Il était hors de question pour elle de se confronter directement à sa visiteuse :
" Allez-vous-en, Mère.
- Tu n'as aucune raison de me parler avec autant de colère, Lourdes.
- Je suis parfaitement calme.
- Est-ce que je dois te rappeler l'ignominie de ce monde, mon enfant ? As-tu oublié à quel point tu es un miracle ?
- Les prodiges dont vous parlez, Mère, n'existent pas.
- Prétends-tu en savoir davantage que moi sur la création, jeune insolente ? Que sais-tu des sacrifices que j'ai endurés pour toi du haut de tes quinze ans ?
- Dieu n'a préservé qu'une seule femme de la souillure du péché originel.
- Oserais-tu me comparer aux autres catins de ce monde ?
- Non, Mère, mais je ne suis pas le fruit d'une destinée extraordinaire. Dieu met sur notre chemin des tentations, nous y résistons du mieux que nous pouvons. Parfois, nous succombons, mais nous pouvons nous repentir.
- Tu parles comme si tu acceptais l'œuvre du Malin dans ton existence. Te soumets-tu à ses fausses promesses ?
- Bien sûr que non, Mère, mais Dieu est-il bonté ou prison ? Dois-je vivre enfermée ici ou dispenser sa parole et ouvrir mon cœur à mon prochain ?
- Tu voudrais t'aventurer dans ce monde impie et barbare ?
- Il y a de la violence dans ce qui nous entoure, c'est vrai. Peut-être peut-on infléchir la réflexion des non-croyants en leur offrant inconditionnellement l'amour.
- Et à ce bellâtre qui cherche à te séduire, que comptes-tu offrir ?
- De l'amour. Fraternel dans un premier temps. Est-ce que la vie ne s'évertue pas à nous emmener vers des chemins inattendus ? Comment savoir par avance le cours que prendra ma relation avec Matthew ?
- Les sentiers du démon.
- Mère, je vous répète que j'ai rencontré Matthew au catéchisme. Ses paroles et ses actes sont empreints de lumière. Pensez-vous que le Diable viendrait chercher une enfant comme moi ?
- Satan est fourbe, tu l'oublies. Je vais te laisser à tes prières. Ton âme mérite d'être lavée de ton orgueil.
- Vous avez raison, Mère, j'ai besoin de force. "
Le silence retomba.
Quand Lourdes rouvrit les yeux, la lumière du crépuscule s'insinuait à travers les volets de sa chambre. L'appartement était toujours aussi calme. Au bout du couloir, elle remarqua les chaussons en fausse fourrure rose de sa mère qui dépassaient de guingois du passage vers le salon. Lourdes les considéra d'un œil vide. Les collants d'un gris triste étaient déchirés sur les tibias, sous le nylon couraient des veines noires. La blouse de Mère était froissée et retroussée jusqu'à dévoiler d'épais jupons de coton. Les fleurs écarlates sur sa poitrine massive s'étaient fanées en de grotesques ombres du même brun que celui sur les mains poisseuses de Lourdes. La jeune fille s'attarda plus longuement sur le visage de Mère devenu de cire. Ses yeux autrefois noisette s'étaient nimbés des brumes d'octobre, rivés pour toujours vers une toile d'araignée au-dessus de la porte.
" Je suis désolée de m'être emportée, Mère. Vous ne dites rien ? Êtes-vous toujours fâchée ? Est-ce que je reste votre petite fille même si j'aime un garçon ? Mère ? Mère ? "
Les appels de Lourdes restèrent sans réponse, comme prisonniers d'une goulée d'air entre des lèvres sans vie. Dieu ne lui parla plus ce soir-là et l'adolescente ressentit un immense vide dans le creux de sa poitrine. Son cœur battait-il encore ? Pour s'en assurer, elle resta longtemps à écouter. Elle ne put s'en convaincre, mais elle perçut les rumeurs de la ville se tarir dans la nuit. Elle repensa à l'incinérateur dans la cave de leur immeuble, au bruit lourd que ferait le corps massif de Mère en dégringolant dans les escaliers. Lourdes ne risquait-elle pas de réveiller le voisinage en traînant la cause de tous ses tourments jusqu'à la chaufferie ? Cette mère acariâtre, persuadée que le monde courait à sa perte, qui s'était réfugiée dans la prière et la la foi aveugle, allant même jusqu'à oublier ou nier ? le père de Lourdes, à répéter jusqu'à l'écœurement que sa fille était un miracle digne de l'Immaculée Conception. Cette mère qui refusait de sortir de leur appartement, ne serait-ce pour acheter une brique de lait à l'épicerie au coin de la rue, qui vivait recluse dans un trois-pièces terne à interpréter chaque micro-évènement comme un signe du Tout-Puissant. À tourmenter son enfant, à faire preuve de violence tant physique que psycholgique pour essayer de maintenir sa fille dans le chemin qu'elle estimait droit. Puis il y avait eu les mots de trop, ceux qui avaient poussé Lourdes à refermer les doigts sur le manche du couteau et à l'enfoncer tant de fois dans la poitrine de Mère qu'elle en avait perdu le compte.
Dans une anfractuosité de son esprit ou depuis un coin du salon, le fantôme de Mère sourit à Lourdes et la jeune fille lui sourit en retour. Dans un ultime raisonnement sensé, elle se demanda si elle craignait davantage la justice des hommes peu encline au pardon ou celle de Dieu miséricordieux avec les honnêtes rédempteurs.

Annotations
Versions