L'homme d'entretien
Flint l'avait mauvaise. Un peu avant minuit, le répartiteur de service l'avait tiré du lit et lui avait demandé de rappliquer au plus vite au poste de police sur Venice Boulevard.
La lumière crue d'un néon tressautait dans l'équivalent du placard à balais où il se trouvait avec le commissaire Torello et le sergent Madigan. En raison du manque de sommeil, il sentait ses terminaisons nerveuses grésiller sous la même électricité noire. Il se pinça l'arrête du nez pour essayer de chasser la fatigue et désigna d'un geste du menton l'homme assis dans la salle d'interrogatoire :
" Qu'est-ce qu'on a sur ce gars ?
- Il s'appelle Hector Somoza. Marié, trois enfants. Il travaille pour une société de nettoyage de La Brea.
- C'est tout ? Il est connu de nos services ?
- Il est blanc comme neige. Il n'y a même pas une contravention à son nom.
- Et à l'Immigration ?
- Il paraît en règle.
- Alors expliquez-moi, sergent, pourquoi ce gars est en détention chez nous. "
En début de soirée, une patrouille avait ramassé Somoza alors qu'il nettoyait à la lance à incendie les quais de déchargement d'un entrepôt désaffecté sur Pico Boulevard. Dans leur compte-rendu initial, ils notaient qu'ils avaient remarqué des écoulements d'un liquide mousseux et rosé là où l'homme en blouse grise avait passé le jet. Somoza n'avait opposé aucune résistance à son interpellation. Flint tiqua :
" Et bien quoi, Sergent ? Vos gars l'ont alpagué pour quoi ? Utilisation intempestive d'une lance à incendie ?
- C'est ce qui leur a mis la puce à l'oreille.
- C'est un peu léger, vous ne trouvez pas ?
- Il était près de vingt-deux heures, Lieutenant. Il me semble que c'est un peu tard pour laver un hangar abandonné à grandes eaux.
- Ça, j'en conviens. Mais nous n'avons rien sur notre gus. Des infos sur la boîte qui l'embauche ?
- Là non plus, Lieutenant. Rien de louche. Mais vous allez trouver intéressant ce que nous avons trouvé à l'intérieur du bâtiment.
- C'est à dire ?
- Du sang en quantité importante. Et surtout ceci. "
Madigan sortit de sa poche une pochette en plastique. Il la déroula et Flint se pencha dessus. L'horreur saisit le policier. Le sachet contenait de la glace pilée et une deuxième enveloppe plus petite. Dans ce cœur froid, un doigt - un index ou peut-être un annulaire - et autour de la chair tuméfiée, un petit diamant monté sur une bague en or. L'épiderme n'avait pas commencé à se décolorer, les tissus n'étaient pas nécrosés et le sang coagulait à peine.
" Ce bijou vous dit quelque chose, Lieutenant ? intervint Torello.
- Il me semble vaguement familier, mais à quoi le raccrocher ?
- Je vous mets sur la piste, Lieutenant. À qui appartient l'entrepôt à votre avis ?
- Ce sont les Llama qui gèrent Pico Boulevard. Ce qui pourrait coller avec le patronyme de notre invité si on se fie à sa consonance ethnique. Mais je n'ai jamais vu Jorge Llama porter ce genre de bagues, ni même ses associés.
- Qui sont leurs rivaux ? demanda Madigan.
- Dans l'ordre d'importance, je dirais les Natale ou les Bifulco. Ces familles italiennes en veulent, surtout depuis qu'elles contrôlent Vegas. Il existe de vieilles histoires avec les Mondragòn également. Et après ça, je pencherais pour les gangs de Compton. Quelle est votre théorie, Sergent ?
- Je pense que, sous ses airs d'employé modèle bien sous tous rapports, Mr. Somoza est un nettoyeur au service des Llama.
- Flint, vous avez entendu des rumeurs au sujet de transactions les concernant ?
- Ces enfoirés d'Hispanos ont toujours tout un tas de plans en tête, Commissaire. Ce sont les rois de la magouille et ils ont déjà commencé à inonder les rues de brown sugar. Si vous voulez mon avis, l'Harrison Act est une bonne chose, mais il n'est plus d'aucune utilité face aux cartels qui émergent de l'autre côté de la frontière.
- Lieutenant, nous ne sommes pas là pour parler politique.
- Évidemment, Commissaire. Que disent les gars du labo, Sergent ?
- J'attends encore leur rapport.
- Lieutenant Flint, je vous confie cette enquête. Travailler là-dessus sera pour vous une bonne occasion pour prouver au district attorney que vous ne faites pas une fixette sur les Braxton. ordonna Torello.
- Je présume que je n'ai pas le choix.
- Vous ne l'avez pas, Lieutenant. Sauf si vous préférez une mise à pied. Sergent Madigan, vous ferez équipe avec le lieutenant Flint sur cette affaire. Messieurs, je compte sur votre pleine collaboration. "
Le commissaire quitta la pièce. Flint se tourna vers Madigan :
" Qu'est-ce que vous croyez qu'il est arrivé dans cet entrepôt ?
- Je pencherais pour un deal qui a mal tourné et les survivants ont commencé à effacer les traces en faisant appel à Somoza. Ou peut-être un guet-apens.
- Somoza était-il seul sur place ?
- D'après les premières constatations, oui. Et il nous a dit qu'il travaillait seul ce soir.
- Des coups de feu ont-ils été signalés ?
- Personne ne vit dans ces quartiers, Lieutenant. Donc personne ne nous a rien rapporté.
- L.A. est une grande ville, il y a toujours du monde qui traîne. Ne serait-ce que des sans-abris. Trouvez-moi un témoin. Bon Dieu, je déteste les Llama à peu près autant que ces bourgeois de la Valley. Ça fait trop longtemps à mon goût que ces salopards échappent à la justice. Je ne veux pas de vice de forme, Sergent. Cette fois, ils vont tomber pour de bon.
- Par quoi on commence, Lieutenant ?
- Par lui. répliqua Flint avant d'ajouter :
- Demain, à la première heure, nous irons asticoter quelques indics pour savoir s'il manque du monde par ci, par là.
- Quelle piste on suit ?
- J'en sais rien pour l'instant. Et, dans ces cas-là, on démarre par un large ratissage. "
Dans la salle d'interrogatoire, Hector Somoza pianotait nerveusement sur le rebord de la table. De temps en temps, il portait une main à sa moustache de bon père de famille et la lissait du bout des doigts. Avec ses tempes grisonnantes, ses traits un peu épais et le léger embonpoint qu'il arborait, il avait tout du citoyen modèle. Pour Flint, quelque chose ne collait toutefois pas dans ce tableau idyllique. L'homme dégageait une impression fugitive, mais impossible à nier de froideur, de calcul. Ses yeux, petites prunelles d'un noir d'obsidienne, ne cillaient pas et restaient fixés sur un point de la porte de la cellule.
Flint sut qu'il avait affaire à un as du rodéo nocturne, l'un de ces êtres méthodiques et sans scrupules qui avaient fait la ville de tous les vices leur foyer.

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