Trollgrop
Cette déchirure dans la roche nue représentait le voyage d'une vie. Un projet repoussé depuis vingt-cinq ans par les trois amis et l'occasion de reconsolider une relation qui s'était étiolée au fil des ans.
Morten, assis sur ses talons, considérait la fosse noire d'un œil inquiet. Il se retourna vers Oscar, souriant dans l'aube froide :
" T'es sûr de ton coup, Os ?
- Évidemment. "
Par-delà les cimes orientales, l'aurore terne s'habillait lentement d'un rose de dragée. Au-dessus de leurs têtes, des nuages fous couleur d'étain couraient d'un bord à l'autre du ciel. Oscar lança, un peu mordant :
" Vous voulez abandonner maintenant ? Après qu'on se soit tapé cette grimpette.
- Non, bien sûr. Mais ça fait un moment que nous n'avons plus fait de spéléologie. répondit Kasper.
- Contrairement à toi. ajouta Morten.
- C'est comme la bicyclette. Ou la baise. Ça ne s'oublie pas. Et puis, je n'ai pas le brevet de guide pour rien.
- OK, en piste ! " décida Morten.
Ils s'équipèrent en silence, dans le ballet de leurs lampes frontales. Baudriers, cordes, casques, mousquetons et en avant dans le Gouffre du Troll.
" Vous vous rappelez comment descendre en rappel ? demanda Oscar après toutes les vérifications de sécurité.
- Grosso modo, mais on va vite le savoir. " lança Kasper.
Les premiers essais furent lents et précautionneux puis, la confiance revenant, Morten et Kasper s'élancèrent plus franchement sous l'œil amusé d'Oscar. Les vieilles blagues potaches du collège refirent surface à mesure qu'ils s'enfonçaient sous la terre, suivies de confidences plus adultes. Pendant une pause sur un replat avant le plongeon vers l'obscurité de l'aven, Kasper parla de son cancer de l'intestin grêle qui lui déchirait les entrailles et lui laissait au maximum un an de répit. Morten évoqua du bout des lèvres son divorce difficile, de ses enfants qui ne voulaient plus le voir parce qu'il n'avait pas été présent pour eux quand il avait privilégié sa carrière comme juge au tribunal d'Oslo. Oscar compatit avec une sincérité touchante. Quand Morten lui demanda ce que lui avait vécu, il répondit laconiquement :
" Je n'ai ni enfants ni femme sexy. Ni même une belle maison dans la capitale, mais j'ai toutes ces montagnes comme terrain de jeux. Je ne suis jamais parti bien loin et pourtant je me suis éclaté ici. "
Il y avait quelque chose de froid, de mécanique dans son discours. Kasper plaisanta :
" Allez, Os, tu nous as sorti le même refrain hier soir au refuge. Lâche-toi un peu, vieux !
- Non, franchement, les gars, il n'y a rien à ajouter. Je suis heureux d'être resté ici. Vous m'avez manqué les premières années, mais j'ai surmonté ça.
- La vie mène souvent sur des chemins différents et que valent les pactes d'enfants face à la réalité du monde ? philosopha Kasper.
- Ils valent l'importance qu'on leur accorde. Ni plus ni moins.
- Peut-être, Os, peut-être.
- Vous savez pourquoi ce gouffre s'appelle ainsi ?
- Je ne m'en rappelle pas. On en rigolait quand on était gamins, mais aujourd'hui, aucune idée. Et toi, tu t'en souviens, Kasp ?
- Il me semble que ce gouffre est relié au fjörd Lautannen et que le bruit des vagues remonte par différents goulets jusque à l'entrée par laquelle nous sommes entrés, ce qui donne l'impression d'une respiration.
- Tu as raison pour la partie scientifique. Mais connaissez-vous la légende du troll ?
- Les Vikings qui vivaient sur les flancs de ces montagnes croyaient qu'un monstre s'était réfugié dans les profondeurs du gouffre et que sa plainte signifiait qu'il souffrait de la faim. Ou de solitude selon certains récits. Alors, pour éviter toute colère, il le nourrissait en jetant de temps en temps un mouton. Ou des ennemis, d'après d'autres sources.
- Tu as toujours été fasciné par ce folklore fantastique, Os. Gamin déjà, tu passais des heures à nous raconter ces histoires.
- C'est vrai, Kasp. J'ai toujours aimé ces légendes pour l'évasion qu'elles proposent. Il n'y a rien de mal à ça. Vous n'aimeriez pas vous reconnecter à cette part enfantine.
- La vie m'a personnellement poussé à m'en détacher. Je ne sais pas pour toi, Morten, mais je suis trop occupé à Oslo pour m'adonner encore à ces enfantillages.
- Peut-être que vous êtes devenus des gros cons. " rit Oscar.
Morten piqua un fard tandis qu'une lueur noire vibra dans le regard de Kasper qui souffla :
" Cette sortie était peut-être une mauvaise idée.
- Je plaisantais, les gars. Détendez-vous. Nous étions moins susceptibles à l'époque. Il reste un dernier rappel à faire et une centaine de mètres dans un boyau. Elle est là, votre surprise.
- Tu veux nous montrer quoi ? La chambre à coucher du troll ?
- Il y a trois ans, des spéléologues ont découvert une cavité avec des stalactites incroyables. Le site n'est pas ouvert, mais je peux vous y mener. Ça vaut vraiment le détour.
- Allons voir ça avant de nous refroidir. " lança Morten.
Loin au-dessus, le jour contemplait les trois amis d'un œil blanc. Sous leurs pieds, le gouffre ouvrait son impénétrable gueule noire. Morten s'élança en premier. Sur la virgule rocheuse, Oscar finissait de fixer son baudrier, crut comprendre Kasper. Un éclat brut luisait dans sa main. Il se pencha vers la fosse et dit avec froideur :
" Hé, Kasper, comment se porte cette chère Alicia ? Et toi, Morten, j'espère que tu as laissé un joli pactole à tes enfants dans ton testament.
- Put... ! " commença Kasper. Il n'eut pas le temps de terminer sa phrase. Ce qu'il avait pris pour un mousqueton était en réalité la lame aiguisée d'un couteau de chasse. Oscar saisit la corde d'escalade dans sa main. Il sourit, à la manière d'un loup qui vient de capturer un cerf :
" Ça, c'est pour toutes les brimades quand nous étions gamins. Pour toutes les humiliations que vous m'avez infligées. Pour la fois où vous m'avez poussé tout nu dans le vestiaire des filles. Pour les scripts que tu m'as volés, Morten, et qui ont fait de toi cet auteur reconnu. Pour cette femme que j'aimais plus que tout, Kasper, et que tu as séduite dans mon dos jusqu'à t'envoler avec elle. Ton cancer et ton divorce à toi ne sont rien en comparaison de la souffrance que j'ai subie. Vous passerez le bonjour de ma part au troll. "
Sous la morsure de l'acier, la corde trancha net. Oscar resta un moment à observer le puits sans fond. Il n'entendit pas les corps s'écraser dans les profondeurs inaccessibles, les oreilles pleines des souvenirs douloureux qui, espérait-il, s'évanouiraient pour bientôt ne former plus qu'un rêve lointain qui se déchirerait à l'aube.

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