Vin nocturne

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J'ai dormi tout le jour. Je me réveille dans un crépuscule cendreux et silencieux et je sens plus que je n'entends les prémices d'une nouvelle nuit de festoiement.

Une soif terrible m'étreint, je passe une langue sèche sur mes lèvres gercées. Je n'en tire aucun réconfort, seulement une impression désagréable de tiraillement. Il me faut boire ; toutefois je ne peux me mettre en quête de quoi me rassassier tant qu'il reste un peu de lumière dans les rues. Le soleil couché, nous pourrons avec mes compagnons de nuit nous répandre dans la ville et nous abreuver autant qu'il nous plaira.

Je me redresse sur ma couche. Rien ne bouge dans la maisonnée. Suis-je le premier à émerger des limbes du sommeil, de ces obscurs rivages sans rêves ? Tandis que je tends l'oreille vers des bruits furtifs, mon esprit dérive vers les changements apportés par ma rencontre avec le Prince Polidori. Depuis qu'il m'a généreusement accepté dans sa confrérie, plus aucune vision ne hante mes heures de repos. Je dors comme si j'étais mort du levant au ponant et à chaque nouvelle nuit, je déborde d'une vitalité folle, comme si je cherchais à rattraper le temps perdu. Le Maître nous laisse, avec mes frères, nous amuser, même s'il répète que nous possédons à présent l'éternité pour assouvir nos pulsions. Il nous a promis d'inextinguibles gorgées d'épais vin nocturne et d'immenses pouvoirs. Il n'avait pas menti et il n'y a pas une goutte de liqueur rouge dont je ne me sois pas délecté.

Au-dessus de ma tête, une lame de parquet craque puis j'entends la cavalcade effrayée d'un rat. Étonnant, me dis-je. Ont-ils repris possession de la demeure pendant que nous nous abritions derrière de lourds rideaux opaques ? N'ont-ils pas senti que nous vivions là ? Une proie de très maigre consolation pour des gourmets comme nous. Le Maître entrerait dans une colère noire s'il nous surprenait à nous avillir à de telles bassesses. J'ose espérer que mon frère saura retenir sa soif. Une nouvelle série de pas rejoint la première, une pulsion similaire nous réunit. Comme à chaque réveil, je me sens reposé, mais faible. Je dois me nourrir. Emmanuel me tend un verre d'un nectar rubis. Sa robe est épaisse, son parfum cuivré. Pourtant, le liquide a déjà perdu de sa fraîcheur. Il ne sert qu'à me mettre en appétit, à me donner assez de force en vue du banquet de ce soir.

Pendant que nous époussetons nos costumes et nos chapeaux, que nous faisons briller nos souliers, nous fantasmons sur la cargaison de prostituées en provenance de la Havane. Nous avons aussi eu vent que le marché aux esclaves proposait de magnifiques spécimens. Des hommes forts, gorgés d'une vie qui nous a fui et dont nous nous repaissons chaque nuit. Je plonge le doigt dans mon verre et me teinte les joues d'une légère roseur afin de dissimuler mes traits pâles. Je n'éprouve nul besoin de me contempler dans le miroir pour remarquer la dureté presque hypnotique de mon regard.

Thaddeus me demande si je préfère me rendre à la foire nègre ou au lupanar pour m'enivrer. Je ne lui révèle pas que je projette plutôt une visite de l'autre côté du fleuve. Dans l'une de ces maisons cossues aux colonnes blanches, aubout d'une longue allée de chênes.

Une fois que St Augustine aura sonné les vêpres, je rejoindrai Astrea et je l'emmènerai dans le royaume nocturne qui est le mien. Dans quelque repli secret, je boirai sa liqueur de vie et je lui offrirai la mienne pour qu'ensemble, nous naviguions sur des rivières d'infinis.

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