Le tronc

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Il flottait dans les eaux glacées de la Green river en cette fin octobre, un pêcheur l'avait ferré de son hameçon pour le brochet et l'avait ramené à travers les impétueux courants jusqu'à la berge. En découvrant le tronc humain, il avait vomi dans les racines des saules puis l'un de ses amis avait couru jusqu'au poste des gardes forestiers en amont de la rivière.

Il était plus de minuit quand l'information était parvenue à Jack Crawford et avant deux heures du matin, il toquait à ma porte. J'ouvrais les yeux sur un espace que je ne reconnaissais pas, comme si je me retrouvais piégé dans un rêve étrange. Puis je me souvins que j'avais travaillé tard sur les notes de la task force avant de me détendre devant la télévision et m'être endormi devant une rediffusion du film " Tron ". Mon ancien chef de section se tenait sur le palier, deux grands gobelets à la main. Je râlai :

 " Bon sang ! Quelle heure il est ?

 - Très tard. Ou extrêmement tôt.

 - Pourquoi t'es là ?

 - Va t'habiller, un avion nous attend à l'aéroport. J'aimerais que nous ayons décollé dans trente minutes. Je t'expliquerai tout en route.

Je me passai de l'eau froide sur le visage et j'enfilai en vitesse des vêtements propres. Jack me tendit un café.

Une pluie fine et froide tombait sur le parking et nous accompagna jusqu'à la bourgade d'Enumclaw . Pendant le trajet jusqu'à l'aérodrome, Jack m'avait demandé d'attraper une mallette sur la banquette :

 " Le Bureau a validé ton statut d'agent spécial par intérim. Dans l'attaché-case, il y a ton accréditation et ton arme de service. Tu peux la prendre, même si je pense que tu préféreras garder ton revolver. Par contre, il va falloir que tu fasses quelque chose pour cette barbe.

 - Parle-moi plutôt du corps.

 - De ce qu'il en reste serait une définition plus juste.

 - C'est à dire ? "

 Il me raconta la découverte macabre. Le café me parut tout à coup particulièrement indigeste, âpre et comme filtré à travers une chaussette sale. Je le vidai par la fenêtre.

 " Le sexe ? La couleur de peau ? demandai-je froidement pour cacher mon malaise.

 - Féminin. De race blanche, comme les précédentes victimes. Ou peut-être hispanique. Impossible à dire pour l'instant car d'après les premières constatations dont j'ai eu écho avant de venir te récupérer, c'est que le corps a passé un moment dans l'eau.

 - Où l'ont-ils emmené ?

 - À la morgue la plus proche. Nous le ferons transférer plus tard à Seattle pour des examens approfondis. "

Un jet nous attendait sur le tarmac battu par la pluie. Les autres agents nous attendaient déjà à l'intérieur. J'avais espéré me rendormir un peu, mais le vol fut agité de quelques turbulences. Des visions cauchemardesques dansèrent devant mes yeux fermés les brefs instants où je parvins à somnoler.

Deux heures plus tard, nous atterrissions dans l'ombre invisible mais oppressante des collines troubles. J'avais l'impression de me retrouver catapulté aux confins d'une nuit sans rivages, dans la sphère d'influence du tueur.

Le shérif, un gros costaud à l'épaisse moustache poivre et sel, et deux de ses adjoints patientaient les bras croisés sur la poitrine près de son véhicule de service. Tous les trois portaient un Stetson de cow-boy.

 " Vous êtes les agents du FBI ?

 - Oui. Désolé, notre vol a pris du retard.

 - Pas de problème, nous sommes bien contents de vous refiler l'affaire, si vous me permettez l'expression. "

Le tronc reposait sur une table dans le froid de la morgue en une masse de chairs d'un blanc marbré de lignes bleu cobalt là où la mort avait apposé sa marque. Un papillon rose déployait ses ailes sur l'aine droite. Le médecin-légiste nous considéra par-dessus ses lunettes en demi-lune. Murieta, l'une des jeunes recrues que Jack avait intégré à notre task force, déglutit et pâlit. Je lui dis :

 " Si vous pensez que vous allez être malade, aucun souci, mais restez dehors.

 - Je vais tenir.

 - Ça, ça aide. " ajouta Crawford en lui lançant un pot de Vicks.

Le docteur demanda si nous étions prêts, Jack acquiesça d'un signe de tête. Plongé dans mes réflexions, j'écoutais à peine l'examen du praticien. J'observais les membres amputés. La déchirure était nette et précise, du travail de professionnel, mais je remarquais quelques meurtrissures dans la chair qui m'indiquait que le tueur s'était servi d'un instrument dentelé.

 " Vous penchez pour quel genre d'outils, Docteur ?

 - Vu l'écart entre les morsures dans la chair, j'opterais pour une scie électrique ou à métaux.

 - Il y a davantage de projections dans l'utilisation d'une scie circulaire. La puissance de l'engin permet plus facilement de trancher une tête.

 - À quoi tu penses, Nell ? me demanda Jack.

 - Dans les cas précédents, en particulier ceux où on a identifié la victime, il n'a pas été constaté de traces de violence chez elles.

 - En dehors des effractions qu'elles avaient subi auparavant, non.

 - Donc le meurtrier utilise un endroit où il séquestre ses victimes jusqu'au moment où il décide de les éliminer. La police a retrouvé les deux premiers corps identifiés dans un rayon de cinquante kilomètres autour de leur domicile. Il est tout à fait envisageable que le tueur soit aussi du coin. Voire qu'il connaisse les victimes.

 - Et pour les suivants ?

 - Des opportunités lors d'un déplacement. Ou il est habitué à prendre ces routes et avait déjà l'occasion de faire des repérages. Il existe une troisième hypothèse, Jack, mais celle-là est la moins plaisante.

 - Laquelle, Nell ?

 - Que notre homme ait suffisamment confiance en ces capacités pour oser voyager avec sa proie.

 - Il opérerait depuis une base fixe. Il nous faut donc chercher à la fois des vans, des utilitaires ou des camionnettes et des personnes dans l'entourage des premières victimes qui possèdent un tel véhicule.

 - Dans l'hypothèse qu'il ne s'agisse pas d'un routard qui tue au hasard de ses errances. Mais il a travaillé ce corps d'une façon si méthodique, si froide que je ne crois pas en une rencontre hasardeuse. Il faut énormément de colère et de détermination pour dépecer un cadavre de cette façon.

 - Comme une pulsion passionnelle ? lança d'une voix penaude Murieta.

 - Une idée ressemblante, oui.

 - Excusez-moi, agent Grainger, mais je ne comprends pas pourquoi l'assassin s'est cette fois acharné sur le corps pour ne nous laisser que le tronc. poursuivit le jeune agent, une main tendue dans ma direction.

 - Pourquoi abandonnent-ils les dépouilles habituellement ? répondis-je.

 - Parce qu'elles n'ont plus de valeur à leurs yeux.

 - Très bien. Maintenant, pourquoi, selon vous, s'adonner à de tels actes ? continuai-je en pointant du doigt le tronc sur la table d'autopsie.

 - Jeffrey Dahmer avait conservé des têtes en guise de trophée. Ed Gein aussi, il me semble.

 - C'est vrai pour des têtes. Mais des jambes et des bras ?

 - Là, je sèche.

Crawford, qui se contentait jusque là de suivre nos échanges, intervint :

 - Tu penses à quoi, Nell ?

 - Je crois que notre tueur s'est laissé aller à quelques pulsions mal maîtrisées et qu'il a cherché à effacer ses traces.

 - Comme des morsures ?

 - C'est ça. Il a pris conscience après coup que nous pouvions l'identifier par son lâcher prise.

 - Docteur, est-il possible de retourner le corps ?

 - Sans problème.

 - Tu cherches quoi, Nell ?

 - N'importe quelle marque dans le dos ou sur les fesses."

La victime arborait sur les omoplates des ailes de fée. Flétries à jamais. Toutefois, je ne remarquai aucune meurtrissure dans la chair. Le tueur avait cédé à ses fantasmes obscurs, mais il les avait rapidement dominés.

Le shérif jouait nerveusement avec les bords de son chapeau. Je me tournais vers lui :

 " J'aurais besoin de me rendre sur les lieux.

 - Sans problème. Je pense qu'à l'heure qu'il est, vos collègues ont déjà rejoint mes adjoints. Mais qu'espérez-vous trouver là-bas ? Surtout si le... corps est resté un moment dans l'eau comme l'affirme le docteur.

 - Quelque chose vous a peut-être échappé. Et j'ai besoin de visualiser l'endroit par moi-même.

 - Comme vous voudrez. C'est vous l'expert. "

Il pleuvait toujours ; toutefois l'horizon se mouchetait d'une fine ligne grise quand nous sortîmes de la morgue. Sous les nuages bas, je commençais à deviner les courbes dentelées des montagnes autour de nous. Et toujours cette sensation oppressante de paranoïa.

Pendant le trajet, Jack se retourna vers moi :

 " Nom d'un chien, Nell. Toi qui te prétendais rouillé, tu nous as sorti le grand numéro là-bas.

 - Peut-être que tout ceci ne s'oublie pas facilement.

 - Tes vieux instincts reviennent. Ce sera un sacré avantage dans cette affaire. "

Je ne répondis rien, même si je reconnaissais que Crawford avait raison.

Un peu plus tard, alors que nous traversions à pied la forêt en direction de la berge où le corps avait été repêché, j'eus soudain l'impression que les fantômes de toutes les enquêtes passées m'observaient au travers des troncs entre lesquels nous louvoyions péniblement. J'étais de retour au royaume des morts et j'en éprouvais une sorte de jubilation morbide.

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