Lambeaux

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En arrivant sur les berges de la Green river, je compris. Tant notre erreur d'appréciation que le stratégème du tueur.

Dans la lumière incertaine de l'aube, des lambeaux de brume flottaient au-dessus des flots et noyaient le jaune automnal du feuillage et le brun humide du tronc des trembles derrière un rideau diaphane. Le torrent bouillonnait d'ombres noires et roses pâle. Quelques semaines plus tôt, je me serais présenté là, avant que le Soleil ne perce l'horizon, dans l'espoir d'attraper des truites arc-en-ciel et autres blackbass.

Ce matin-là, je venais non pour pêcher, mais pour une chasse. Ou plutôt je m'avançais sur la piste du plus pire prédateur qui soit. Terrible car il nous ressemblait tellement que sa sauvagerie nous révulsait autant qu'elle nous fascinait. Et, comme pour appuyer ma sombre théorie sur le genre humain, une foule s'était amassée deux cents mètres en aval de notre position sur un pont, ses arches vert acier tendues au-dessus du brouillard. Dès que la nouvelle s'était propagée, les gens étaient venus à la fois pour tenter d'apercevoir les enquêteurs dans leur travail et, si possible, être témoin d'une découverte macabre et à la fois pour se situer personnellement sur l'éventail du spectre humain. Condamner, juger et se rassurer. Aux spots aveuglants, je devinais que la presse et peut-être une chaîne de télévision se trouvait parmi les badauds.

Le shérif Franks me tira de mes pensées en pointant du doigt une anse au courant plus calme, entouré de ronciers et de fougères. Un seul coup d'œil aux rochers qui affleuraient juste sous la surface me convainquit que le corps n'avait pas été abandonné au courant en amont, mais bien ici. Les eaux coulaient si peu profondes que je pouvais traverser jusqu'à l'autre rive en sautant de pierre en pierre. Et là où je devrais m'immerger, je doutais que l'eau atteignit le haut de mes bottes militaires. Je me détachai du groupe, quittai ma veste et l'accrochai à une branche basse. Murieta repéra mon manège et me demanda :

 " Monsieur ? "

Je ne répondis pas, mais Jack Crawford s'en chargea d'une invective courte. Je sortis mon vieux dictaphone d'une poche intérieure de mon blouson, vérifiai la présence d'une bande enregistreuse. Puis je chaussai une paire d'airpods. J'allais piocher dans la bibliothèque de mon téléphone et choisis l'album " The search " de NF. J'avais besoin des émotions à fleur de peau du rappeur pour faire corps avec la psyché du tueur.

En entrant dans le lit de la rivière, je me coiffai de la capuche de mon sweat, tant pour me protéger du froid que des regards indiscrets là-haut sur le pont. Je m'engageais dans un monologue à l'adresse de l'assassin :

 " Débit moyen, eaux peu profondes, des fourrés épais pour te cacher facilement. Tu t'es trouvé un joli petit coin pour balancer ton corps. Tu pensais nous duper, mais, contrairement à tes autres meurtres où tu as laissé dériver tes victimes, c'est ici que tu t'en es débarrassé. Pourquoi ? Le pont ! Parce que du tablier, tu peux nous observer tout à ta guise ! Et tu prends ton pied à nous voir nous pencher sur ton œuvre. Tu te sens invulnérable. Tu cherches à t'amuser avec nous. Tu as mutilé cette pauvre fille, bien davantage que tes précédentes proies. Tu n'es pas psychotique, mais bel et bien un psychopathe froid et patient. Avec elle, tu as juste cédé à tes pulsions mortifères et tu as cependant fait preuve d'assez de maîtrise et de méthodologie pour la dépecer comme tu l'as fait. Tu connais les techniques pour découper un corps. Est-ce que tu travailles dans un abattoir ? Dans une morgue ? Quels supplices as-tu fait subir à cette jeune femme ? J'opterais pour des morsures, je peux cependant me tromper. Tu as conscience de tes penchants, d'où l'effacement des preuves physiques. Parce qu'elles nous relieraient à toi. Tu apparaîs dans les fichiers d'établissements de santé mentale ? D'hôpitaux psychiatriques ? Ces délires remontent à ton enfance. Quelques chose de traumatique. La première fois que tu as mordu, tu as ressenti comme une libération. As-tu joui par la même occasion ? "

J'avais atteint l'autre rive et je grimpais sur la berge en m'accrochant aux herbes grasses qui poussaient. Cent mètres en contrebas, Crawford et Murieta s'entretenaient toujours avec le shérif Franks, le jeune agent consignait tout par sténo dans son carnet. Le chef de la police locale désigna un point sous les ronciers. Je compris que le tronc avait été repéré là. D'après ce que nous avait déclaré Franks, les pêcheurs se tenaient sur la même rive que moi, juste en face du trou d'eau. Les agents de l'unité scientifique avaient sans doute ratissé la zone et je n'avais pas grand intérêt à m'y aventurer pour l'instant. Je désirais avant tout trouver l'endroit où le tueur s'était posté, capter ses humeurs. J'envoyais un message à Jack puis je repris mon monologue :

 " Tu es venu plus d'une fois ici. Pour calmer tes pulsions d'abord. Mais elles sont devenues trop impossibles à maîtriser. Tu es persuadé qu'on peut tout réussir par la volonté, tu aimes dominer le jeu et tu es parvenu à contrôler tes fantasmes jusqu'à dernièrement. Jusqu'à ta première victime ? Ou avais-tu déjà cédé auparavant ? Qu'est-ce qui t'a fait basculer ? Y a-t-il eu un évènement particulier dans ta vie ou as-tu poussé à chaque fois un peu plus loin le bouchon de la perversité ? "

Mon téléphone bourdonna dans la poche de mon pantalon de treillis. Jack répondait à mon texto :

 " Pourquoi veux-tu photographier chaque personne sur le pont ?

 - Je pense que notre homme nous espionne en ce moment même. Faites ça avec discrétion.

 - OK. "

Alors que j'allais glisser mon téléphone dans ma poche, une réflexion me traversa l'esprit. Le tueur avait tout orchestré. Du choix de sa victime à l'emplacement où jeter le corps. Jusqu'au moment où le cadavre serait découvert. Je repris la parole :

 " Parce que tu tiens à nous prouver à quel point tu nous surpasses. Parce que... "

Je regardais les projecteurs sur le pont. Ils bougeaient légèrement, comme si quelqu'un les portait sur son épaule. Et je compris. Ils étaient montés sur des caméras de télévision. Je me redressai vivement. Ma voix était rauque dans le micro de mon dictaphone :

 " Tu as vu mon visage aux infos. C'est Jack qui a répondu à l'interview de la journaliste devant l'antenne de notre Task force, mais j'étais dans le champ de la caméra. Toi, tu jubiles parce que tu as le sentiment de trouver enfin un adversaire à ta mesure. Tu connais mes livres. Tu t'identifies à mes descriptions. Le voilà ton message. Ce dernier corps n'est pas une victime expiatoire de tes pulsions, mais une preuve de ton pouvoir et de ton intellect. Mais également une invitation à ton jeu macabre. "

À l'instant où je m'apprêtais à traverser la rivière en sens inverse, le Soleil s'éleva au-dessus des collines et déchira les voiles blanches de brume dans le vallon. Je m'interrogeai au sujet des lambeaux obscurs et venimeux que ces êtres dénués de la moindre compassion, égoïstes au plus haut point laissaient dans l'existence de l'entourage de leurs victimes.

Alors que je pataugeais dans l'eau froide, je me demandai :

 " Et toi, est-ce que c'est moi qui t'ai créé ? "

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