I - Vert-de-gris

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Impossible de détacher mes yeux d’elle quand elle peint.

Ses cheveux sombres tombent en rideau désordonné sur ses épaules. Elle ne prend même plus la peine de repousser la mèche collée à sa pommette, pas plus que de se soucier de ses doigts couverts d’acryliques secs. Elle se fond dans la toile, absorbée, presque effacée.

Elle me rappelle Liv, sa mère. La même passion dévorante qui l’habite lorsqu’elle dépose les couleurs sur le lin tendu. Malgré les cernes creusant ses yeux gris, je sais que Dahlia ne posera son pinceau qu’une fois ce tableau achevé.

Plus rien n’existe autour d’elle, pas même moi. Ça fait des heures que je la vois s’acharner sur son œuvre. La nuit est bien avancée, je sens la fatigue m’envahir, tandis qu’elle semble... immunisée.

Je sursaute lorsqu’elle recule, palette coincée entre le pouce et l’index de la main droite, pinceau dans l’autre. Elle soupire, satisfaite.

Devant elle : une toile, un bleu profond, abyssal. Des volutes de gris plombé et de noir charbon s’y entremêlent, striées de vert-de-gris . Aucune lumière. Aucune chaleur.

Je frissonne.

— Tu nous couves une petite dépression, Dahlia ?

Elle sursaute à son tour. Son pinceau tombe, je souris.

— Et oui, je suis toujours là, très chère.

— Tu aurais pu partir, Dimitri.

Son regard ne quitte pas la toile encore humide, comme si elle craignait qu’elle ne se dissolve si elle détournait les yeux.

— J’aurais pu, c’est vrai. Mais comment me priver de nos interminables conversations quand tu peins ? dis-je, un brin moqueur.

Son rire fuse, léger, presque enfantin. Il traverse un instant ce bureau devenu atelier et me ramène à notre enfance. Dahlia et moi avons toujours été inséparables, depuis aussi loin que je me souvienne.

Sa mère, Liv Everstein, s’enfermait des jours entiers dans son atelier pour peindre. Alors, nous étions souvent livrés à nous-mêmes. Je lui racontais des histoires, je la faisais rire, pour qu’elle ne se sente pas trop seule.

Pourtant, quand je regarde sa dernière peinture…

— Tu es prête pour demain…

Je m’interromps, le regard attiré par l’horloge suspendue au mur.

— Pour tout à l’heure, plutôt ?

Elle soupire, ses épaules se tassent sous un poids invisible.

— Dahlia, tu es sûre que…

— Ça va aller, Dimitri.

Elle se tourne vers moi sans vraiment me voir, mais m’adresse un demi-sourire.

Mes yeux passent d’elle à la toile, puis de la toile à elle. Le gris de ses iris se fond dans les pigments qu’elle a choisis. La même teinte, le même vert-de-gris éteint.

Chacune de ses œuvres semble capturer un fragment de Dahlia, comme si, à chaque coup de pinceau, elle s’arrachait un morceau d’elle-même.

C’est à la fois douloureux et fascinant de la voir peindre.

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