IV - « Toile de lin seules » par Liv Everstein
Ni Dahlia ni moi, ne nous attendions à un tel cortège. Liv était pourtant une femme seule, vivant recluse au fin fond de la campagne danoise. Et pourtant, près d’une centaine de personnes s’étaient réunies pour sa bisættelse.
Astrid, l’aînée des deux tantes de Dahlia, tenait à ce que les funérailles de Liv soient célébrées dans le respect des traditions, malgré le fait que sa petite sœur n’ait jamais été portée sur les rites et pratiques luthériennes.
Depuis le parvis de l’église, j’entends les chants qui résonnent à l’intérieur. Dahlia pousse les portes sans un mot. Je me glisse dans son ombre, essayant de ne pas attirer l’attention alors que tous les regards convergent vers l’intruse.
Elle n’offre aucune excuse à ce blasphème. Je vois le visage d’Astrid s’empourprer, colère, honte, ou un peu des deux ?
La présence de Dahlia impose un lourd silence, ses yeux rivés sur le cercueil blanc qui trône devant l’assemblée.
Un imposant bouquet la nargue depuis le couvercle, composé de dahlias aux teintes mauves et blanches. Dahlia les identifie aussitôt : Dahlia pinnata et Dahlia imperalis.
L’un symbolise la force intérieure — j’en rirais presque — l’autre, la transcendance, miroir fidèle de l’art de Liv. Deux fleurs savamment choisies.
— Forbandede dahliaer, jure-t-elle dans un parfait danois.
Deux fleurs que Dahlia déteste, car elles l’ont privée de sa mère. Elle veut les arracher. Les piétiner.
Les murmures grondent entre les murs de l’église tandis que le Prêtre tente de reprendre la main sur la cérémonie.
Lorsque Dahlia arrive au niveau du premier rang de bancs, Astrid lui empoigne le bras. Elle se crispe.
— Lille dumme kvinde ! Il ne fallait pas venir si c’était pour manquer de respect à ta mère ou profaner une église, chuchote-t-elle entre ses dents.
— Pourquoi ces dahlier ?
Elle se défait de l’emprise de sa tante, mais ne quitte pas des yeux l’estrade fleurie.
— Liv adorait les dahlias…
La voix de la doyenne Everstein devient fébrile. Elle sait que c’est faux ; Liv maudissait les dahlias dont elle ne parvenait jamais à saisir l’essence. Les peignant sans relâche, une vie durant.
— Astrid… Dahlia, ce n’est ni le lieu ni le moment de faire de tels esclandres, intervient Tyra, la plus jeune des sœurs.
— Ce sont elles qui l’ont tué ! hurle-t-elle, les yeux injectés de sang.
— Dahlia… essayé-je.
Elle m’ignore et se rue sur le cercueil. Les petits pétales volent par dizaine alors qu’elle les envoie valser. Le prêtre, témoin de sa rage, mime un signe de croix. Les sanglots de Dahlia s’élèvent jusqu’aux vitraux. Elle hait ces fleurs, plus que tout au monde. Elles obsédaient tant Liv, qu’elle avait fini par perdre sa mère, il y a de cela bien des années. Volée par ces toiles, son art, ses fixations maladives… Ces maudits dahlias.
Et maintenant, sa fille en porte le nom. Un nom qui la hante.
Elle s’effondre à genoux, face au linceul de sa mère.
— Mama…
Au milieu de dahlias saccagés, Dahlia et sa mère forment le dernier tableau de Liv Everstein. Un chaos floral pour ultime épitaphe.
Je reste figé un instant, hypnotisé par cette scène qui mêle violence et beauté. Une fascinante tragédie. Puis je me ressaisis, et m’approche d’elle — frêle silhouette au pied d’un cercueil.
Je passe mes bras autour de ses épaules secouées de sanglots, lentement. Je resserre mon emprise. Elle doit sentir que je suis là. Qu’elle n’est pas seule.
— Je suis là, Dahlia… Je ne t’abandonnerais jamais, lui soufflé-je à l’oreille.
Ses pleurs redoublent, et son corps se replie un peu plus sur lui-même, recroquevillé, fragile.
Autour de nous, tout se fige. Ils la regardent, tous. Incapables d’agir, incapables de comprendre. Comme si une enfant s’était effondrée devant eux — une fillette de vingt-huit ans que la mort venait de briser.
Je la serre un peu plus fort. Qu’ils détournent les yeux s’ils ne savent pas quoi faire. Moi, je reste. Je serai toujours là. Sa seule famille.
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