V - Floraison des dahlias

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Je fixe le cercueil qui s’éloigne vers le cimetière, derrière l’église. Le cortège défile devant Dahlia sans lui accorder un regard, comme pour effacer sa présence —indésirable, presque honteuse— et nier sans équivoque son intrusion durant la cérémonie.

Celle-ci avait d’ailleurs repris après que deux hommes de la famille eurent soutenu ma Dahlia jusqu’à la sortie. Elle s’est laissé faire, vidée, amorphe.

Elle se blottit contre moi. Je la serre un peu plus fort. Tous deux, assis sur le parvis de la bâtisse religieuse, dans un silence mortuaire.

Le cercueil disparaît.

Je n’avais jamais vu Dahlia perdre son sang-froid avant aujourd’hui. Étrangement, ça m’a rassuré. La voir décharger ainsi des années de colère et de chagrin enfouis, c’était assister à son éclosion. Une fleur magnifiquement triste — un énième dahlia en héritage.

Je prendrai soin de ses larmes, jusqu’à ce qu’elle me fasse disparaître.

Dimitri…

Je tourne la tête pour lui faire face, mais recule légèrement, surpris. Sa main reste suspendue, à quelques centimètres de mon visage. Ses prunelles ternes cernées de rouge et de noir me sondent intensément, comme si elle me voyait pour la première fois. Elle… celle qui me regarde toujours sans vraiment me voir.

Tu crois que ma mère a trouvé la paix ?

Le vert-de-gris de ses yeux se voile, vitreux, pour se perdre derrière moi. Elle m’efface dans son chagrin. Un goût amer en travers de la gorge, je lui réponds :

Liv ne peut qu’être en paix après une vie de tourmente…

Dahlia se lève, laissant le silence s’installer. Elle essaie de défroisser sa robe noire, tirant sur le tissu. Elle défait sa tresse, pour la refaire impeccablement. Cette femme ressemble davantage à Liv qu’à la Dahlia dans son atelier à Paris.

Une ombre fugace traverse ses yeux. Sans un mot, elle retire la broche épinglée à sa poitrine et la serre dans sa main. Quelques gouttes de sang s’échappent, tombent sur la pierre froide du sol. Elle ne bronche pas, la main crispée.

Tu crois que je connaîtrai la paix, moi aussi ?

Elle s’éloigne, droite, perchée sur ses talons aiguilles assortis à sa robe, et ne vacille pas un instant en rejoignant le cimetière, marchant d’un pas sûr sur l’allée herbeuse.

Au-dessus d’elle, le ciel se charge de nuages gris orage qui engloutissent peu à peu les dernières couleurs entre les tombes.

Son arrivée accroche les regards, même ceux postés à l’extrémité du carré funéraire. Dans ces yeux qui la dévisagent, un mélange de mépris et de pitié se lit — comme si elle portait sur elle une histoire que tous croyaient connaître. Mais ils ne savent rien. Ni d’elle. Ni de Liv.

Elle fend la rangée d’yeux juges et prend place au premier rang, à bonne distance de ses tantes, Tyra et Astrid. Cette dernière ne se donne même pas la peine de masquer son dédain à l’égard de sa nièce.

Les porteurs achèvent la descente du cercueil, les cordes gémissant légèrement sous le poids du bois. La terre fraîche dégage une odeur humide et métallique qui vient se mêler à celle du pétrichor.

Le prêtre termine sa lecture, sa voix grave rebondissant entre les croix de pierre et les portails forgés des mausolées :

— Af jord er du kommet, til jord skal du blive, af jorden skal du igen opstå, conclut-il en laissant s’échapper une poignée de terre qui frappe le couvercle dans un bruit mat.

« De la terre tu es venu, à la terre tu retourneras, de la terre tu ressusciteras... », répète Dahlia pour elle seule, ses lèvres articulant chaque mot sans un son. Je reste en retrait de l’assemblée, simple spectateur, tandis que les proches s’avancent un à un pour imiter le geste du prêtre. Les pelletées de terre tombent sur le bois, brèves, étouffées, avant de se dissoudre dans le silence pesant.

Dahlia est la dernière à s’approcher.

Tous les regards convergent vers elle. Les proches et soi-disant amis de Liv Everstein scrutent le moindre de ses gestes. L’épisode survenu à l’église flotte encore dans les mémoires. Le temps paraît suspendu, comme si chacun retenait son souffle.

Elle baisse la tête vers le cercueil blanc, souillé par la terre. Sa main se desserre enfin, révélant une paume meurtrie par le cadeau de sa mère. Et au lieu de céder au rituel, elle laisse tomber la broche.

Les pétales d’obsidiennes de l’hellébore éclatent sur le bois dans un bruit sec, irrévocable.

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