III - Palette de langues
On a atterri au Danemark il y a deux heures, mais nous n’avons pas le temps de nous reposer. Dahlia est occupée à régler les derniers détails pour la location d’une petite voiture, mais son danois est rouillé. Elle a du mal à comprendre les termes et à se faire entendre. Jusqu’à ce qu’elle finisse par troquer sa langue maternelle, pour un anglais beaucoup plus universel.
— I’m sorry, could you repeat that ? demande-t-elle, un sourire poli.
Le loueur, un homme costaud à la moustache fine, répète en anglais, lentement, mais les termes techniques continuent de la perdre. Pourtant bilingue, la fatigue liée aux récents événements finit par avoir raison de sa concentration.
— I need your…
Il semble chercher ses mots caressant distraitement les poils de sa moustache.
— Your… Kørekort to complete the rent contract, explique-t-il.
Dahlia se pince les lèvres, épuisée de cette bataille contre la langue et le temps. Ce pays devait être le sien, et pourtant, elle s’y sent aussi étrangère qu’à Tokyo ou New York.
— Your… paper for drive, essaie le vendeur en voyant les sourcils froncés de mon amie.
Il mime l’action de conduire avec de grands gestes. Honteuse, Dahlia comprend enfin. Elle lui tend son permis de conduire, et ce dernier lui adresse un large sourire, soulagé que l’information ait fini par passer… après un bon quart d’heure de méli-mélo linguistique.
Après avoir déposé le chèque de caution et récupéré les clefs, je suis Dahlia jusqu’à une petite citadine blanche. Elle regarde sa montre et presse le pas.
— Pourquoi tu m’as pas aidé, Dimitri ? me reproche-t-elle, visiblement irritée.
— Tu sais très bien que j’ai presque tout perdu de mon danois… tout comme toi.
Elle évite mon regard et s’engouffre dans la voiture, claquant la porte derrière elle.
Je reste figé et hésite devant la portière passagère. Elle ne veut pas de moi ici… Peut-être que j’aurais dû la laisser affronter tout ça toute seule.
— Tu viens, Dimitri ?
Sa voix, étouffée par la vitre, me surprend.
— Je suis désolée.
Elle baisse la vitre avant de se pencher par-dessus le levier de vitesse.
— Je suis juste fatiguée… Je devrais pas me défouler sur toi alors que tu as fait tout ce chemin pour me soutenir.
Son regard cherche le mien, sincère, vacillant. Sans elle… Je ne sais pas comment je vivrais. J’ai besoin d’elle. Autant qu’elle a besoin de moi.
Dahlia règle l’itinéraire sur le GPS quand je rentre dans la voiture. Je fronce les sourcils.
— Vrå ? lis-je sur l’écran.
— Tante Astrid voulait que maman soit…
Sa voix se casse, presque imperceptiblement, au milieu de sa phrase.
— Qu’elle soit enterrée près de la maison. Une histoire de lien avec la terre… Enfin, tu sais comment elle est.
Je hoche la tête en alternant entre le temps de trajet et l’heure actuelle.
— On est en retard, constaté-je.
Elle soupire et enclenche la première.
— Comme tu l’as si bien dit hier avant de rejoindre l’aéroport : personne ne s’attend à me voir.
Ça fait un peu plus de dix ans que Dahlia et moi nous sommes expatriés en France. Son père nous a accueillis chez lui durant les deux premières années de sa fille aux Beaux-Arts.
Dix ans, qu’elle n’avait pas revu ni parlés à sa famille ; si ce n’est quelques cartes échangées avec sa mère.
Donc je comprends la peur qu’elle traîne dans ses valises depuis qu’on a foulé le sol danois.
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