VI - Mosaïque d’enfance
Dahlia s’est adossée contre le tronc rugueux d’un vieux hêtre, observant les fossoyeurs qui tassent la terre. La cérémonie s’est éteinte avec le bruit des moteurs : un à un, les invités ont rejoint leur voiture. Bientôt, il ne reste plus que le souffle du vent et l’odeur de la terre fraîchement retournée.
Tyra organise une réception dans sa demeure, à quelques kilomètres de Vrå.
Une réunion d’hypocrite, surtout.
Dahlia n’ira pas. Elle est simplement venu dire au revoir à sa mère ; elle lui devait bien ça après l’avoir, elle aussi, abandonnée.
— Ne te torture pas trop, Dahlia. Il fallait que tu quittes le Danemark, pour ton propre bien... tu le sais, non ?
— Mmh… fait-elle, distraite.
Ses yeux s’accrochent à la dalle en granite sombre, encore maculée de poussière :
Liv Margrethe Everstein
1975-2024
« Herren er min hyrde »
Elle claque sa langue, bras croisé sous la poitrine.
— Évidemment… Astrid n’a pas pu s’empêcher de coller un psaume sur la tombe de sa sœur. Toujours obligée de tout ramener à elle… et à sa foutue religion.
— Tu ne portes pas tante Astrid dans ton coeur.
Et c’est réciproque. L’aînée de Liv a soigneusement écarté Dahlia de tous les préparatifs : la cérémonie dans la chapelle, le choix des dahlias, et même la gravure de ce « Le Seigneur est mon berger » sur la plaque funéraire… Rien n’a été fait dans le respect des croyances — ou plutôt de l’absence de croyances — de Liv.
Elle n’allait jamais à l’église, ni nulle part ailleurs. Elle hantait le Château Everstein, errant entre son atelier et la serre où elle entretenait ses fleurs. Une obsession qui lui vola la raison.
Dahlia n’a jamais su si sa mère l’aimait. Liv posait sur elle le même regard que sur ses dahlias : des prunelles d’ambre, fascinées et torturées par les pétales multicolores. Une tourmente héréditaire.
Dans les toiles de Dahlia, les fantômes d’un passé morcelé errent encore, réduits à de simples bribes, à des formes abstraites.
Le téléphone vibre dans sa petite pochette, troublant le silence du cimetière. Elle soupire, ignore l’appel et s’éloigne de la stèle — de sa mère — pour regagner la voiture.
— Dahlia ?
Elle s’immobilise et se retourne vers Tyra, la plus jeune des sœurs de Liv, qui la hèle depuis le trottoir devant l’église. Derrière elle, son fils — Erik, je crois — attend au volant d’une berline sombre.
— Je tenais à m’excuser pour Astrid… Tu as fait ce long voyage pour assister aux funérailles, et ma sœur… Tu sais comment elle est ?
La Tyra de notre enfance parlait avec plus d’assurance.
Aujourd’hui, ses mots tremblent comme ses mains. Les pattes d’oie aux coins de ses yeux marrons et les rides qui creusent sa peau pâle semblent porter tout le poids des années.
— Merci, Tyra, mais je ne suis pas revenue au Danemark pour renouer avec la famille. Si je suis venue, c’est pour enterrer ma mère. Ni plus ni moins. Je repars en France une fois les affaires réglées.
Les épaules de Tyra s’affaissent. Elle paraît sur le point de pleurer.
— Je vois… Je suppose que tu ne viendras pas à la réception ?
— Je ne vois pas pourquoi j’irais. On se reverra chez le notaire, pour la lecture du testament, conclut Dahlia.
Elle dépasse sa tante, contourne la voiture noire.
Son regard croise celui d’Erik, qui ne le détourne que lorsque sa mère s’installe côté passager.
Lui, Dahlia et moi jouions autrefois dans les jardins du château — mais mes souvenirs sont flous. Comme Johanna et Anna, ses cousines, il a vite cessé de venir à la demeure familiale.
— Tu te souviens, Dahlia ?
— Pas maintenant...
Le Danemark rouvre des blessures qu’elle aurait préféré laisser dormir.
Son téléphone vibre à nouveau lorsqu’on arrive au véhicule de location.
— Tu ne réponds pas ?
— Il attendra.
Elle déverrouille l’écran et fouille dans ses mails pour retrouver l’adresse de notre hôtel. Ses doigts tremblent légèrement lorsqu’elle reporte les coordonnées sur le GPS.
— Dahlia, tu…
— Dimitri !
Sa voix claque, couvrant le ronronnement du moteur. Elle inspire profondément, le regard fixé sur la route :
— S’il te plaît… laisse-moi tranquille.
Je hoche lentement la tête, mais je ne suis pas certain qu’elle m’ait vu. Le silence s’épaissit, et je me cale contre le siège pendant quelle s’engage dans les ruelles étroites du village.
᪥
Dahlia coupe le moteur sous le fracas assourdissant d’une pluie contre l’habitacle. Les clefs rejoignent son téléphone dans sa pochette grise satinée. À peine eu-t-elle entrouvert la portière qu’elle se précipite vers le coffre, ses talons claquant frénétiquement sur le bitume et éclaboussant ses chevilles. En quelques secondes, le tissu de sa robe ne fait plus qu’un avec sa peau.
Elle tire sa valise et trottine maladroitement vers l’hôtel où je l’attends. À peine franchit-elle le seuil, trempée jusqu’aux os, qu’un jeune homme bien habillé — probablement le réceptionniste — se précipite à sa rencontre.
— T’aurais pu m’aider, peste-t-elle.
Je me contente de hausser les épaules tandis que le réceptionniste surgit pour s’emparer de ses bagages.
— Frue! Har De det godt? Må jeg hjælpe Dem med bagagen ?
Dahlia esquisse un sourire gêné, cherchant des réponses dans mes yeux, mais je n’ai compris que la moitié. Le silence se glisse entre nous. Une flaque s’étend déjà à ses pieds : elle grelotte presque imperceptiblement.
L’employé de l’hôtel appelle une collègue : une femme de chambre pousse un chariot. Elle dépose une serviette propre sur les épaules de Dahlia et lui offre un large sourire. Ses gestes doux et chaleureux provoquent un frisson le long de son échine. Ses doigts vernis de bordeaux agrippent les coins de la serviette.
Elle ressemble à une tâche noire au milieu de ce hall rustique baigné de lumières chaudes. Des mèches se sont échappées de sa coiffure, collant ses joues et ses tempes. Ses lèvres, légèrement bleutées par le froid, contraste avec le mascara qui ruisselle jusqu’à ses clavicules, quelques cils échoués sur ses pommettes rondes.
Le réceptionniste nous invite à le suivre jusqu’à un comptoir en bois brut, ses pas rythmés par le roulement discret de la valise de Dahlia.
Après un échange hésitant, mêlant danois et anglais bancal, nous récupérons le numéro et les clefs de la chambre où nous séjournerons. Dahlia aurait pu accepté l’offre de Tyra de rester chez elle, qu’elle lui avait proposé lors d’un appel pour coordonner son arrivée aux obsèques. Mais, comme elle l’a clairement signifié plus tôt, elle n’est pas venue pour réparer le passé.
Je m’affale sur le lit alors que l’employé referme la porte derrière nous. Dahlia retire ses chaussures et sa robes, qu’elle laisse en tas difforme dans l’entrée. Elle se retrouve vêtue d’une simple culotte beige, dévoilant des hanches droites. Elle passe devant moi, sans l’ombre d’une gêne, comme si je n’existais pas, les mains dans défaisant lentement ce qu’il reste de sa tresse.
Je la suis du regard jusqu’à ce qu’elle verrouille la porte de la salle de bain.
Les événements de l’après-midi se bousculent dans mon esprit. Dahlia doit être épuisée.
En dix ans, elle n’avait jamais voulu revenir au Danemark, et la voilà contrainte de le faire, même si ce n’est que pour une semaine.
Je me souviens : elle venait tout juste d’avoir dix-huit ans, terrifiée à l’idée de quitter la Jutland du Nord, le Château Everstein… et sa mère. Elle s’attendait à avoir le mal du pays à Paris ; les différences culturelles, la barrière de la langue.
Pourtant, tout ce qu’elle a trouvé en France, c’est son art et un foyer. Sylvain, son père, a été d’un immense soutien durant ses années d’études, et c’est aussi lui qui a aidé au lancement de sa carrière de peintre. Il était un parfait étranger pour elle, et désormais, elle le considère comme son père.
En dehors de moi, il est le seul autre homme à qui Dahlia a accordé sa confiance. Du moins, suffisamment...
Son téléphone vibre une énième fois sur le meuble de l’entrée. Je souris en fixant les poutre du plafond. Sylvain doit vraiment vouloir parler à sa fille, pour insister autant. Dahlia a décliné ou ignoré tous ses appels depuis l’atterrissage. Peut-être a-t-il peur qu’elle ne lui revienne jamais.
Liv... a été une sorte de mère pour moi. Mais la voir mise en terre aujourd’hui… je n’ai rien ressenti. Ni tristesse, ni indignation, ni colère.. Juste de l’indifférence.
Alors je me demande ce que ça fait, de perdre quelqu’un…
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