VIII — L'art généalogique

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Il n’est que dix-huit heures, et la journée s’étire à l’infini. La pluie claquant contre les carreaux de la chambre, une fine couche de buée s’y est déjà formée.

Au-dehors, lampadaires et devantures des restaurants scintillent comme des lucioles à travers ce filtre d’eau trouble.

Dahlia ramène ses cheveux en un chignon négligé, quelques mèches s’échappant déjà pour frôler sa nuque. Sa peau parfaite. Un grain lisse… Je me demande quelle sensation j’éprouverais si elle me laissait la toucher à cet endroit.

Un instant plus tôt , ses souvenirs l’avaient tant troublée qu’il lui avait fallu dix bonnes minutes avant de pouvoir bouger. À présent, elle chantonne comme si de rien n’était. Comme si nous l’avions rêvé… ou cauchemardé.

Je ferme les yeux, me laissant porter par cette mélodie familière — sans parvenir à en retrouver l’origine.

Il faut que j’appelle mon père.

Je sors de ma rêverie. Elle a cessé de fredonner.

Tu sais quelle heure il est, en France ?

Elle hausse les épaules.

Il a essayé de me joindre toute la journée. Il pourrait être trois heures du matin, qu’il décrocherait quand même, dit-elle en attrapant son téléphone.

Elle écarquille les yeux. Je me redresse sur les coudes, curieux.

Neuf. Neuf appels manqués !

Elle porte son pouce à sa bouche, nerveuse.

Peut-être que tu n’aurais pas dû ignorer ses coups de fil, finalement.

Elle me fusille du regard. Je lève les mains, en signe de reddition, avant de me laisser retomber sur le matelas.

Les tonalités se mêlent aux clapotis de la pluie.

Une.

Puis deux.

Sylvain Dubreuil, que puis-je faire pour vous ?

Papa ?

De l’autre côté, un froissement de tissu.

Ma chérie ?

Sa voix grave et distante se transforme en un ton mielleux, presque gâteux.

Tout va bien ? Tu as trouvé une voiture ? Et l’enterrement ? Comment ça s’est passé de revoir tes tantes ? Et…

Papa ! Calme-toi.

Pardon, ‘Lia… J’étais inquiet, tu sais ?

Elle rit doucement.

J’avais remarqué.

Un bref silence. Le sourire de Dahlia s’éteint.

Honnêtement… c’était plus difficile que je ne pensais.

C’est normal, ‘Lia…

Il prononce ce surnom comme si c’était le sien. Mais ‘Lia, c’est mon mot à moi, celui que j’ai toujours utilisé pour elle.

L’entendre dans sa bouche me hérisse.

Liv était et restera toujours ta mère, peu importe ce qu’elle a pu faire.

La bouche sèche, Dahlia avale difficilement sa salive. Elle commence à marcher dans la chambre, les planches du parquet gémissant sous ses pas.

Avec eux, les conversations sont toujours comme ça : des silences qui traînent, des phrases qui se brisent avant la fin. Même après toutes ses années, il persiste entre eux quelque chose de froid, d’incomplet. Sylvain tente de combler ce vide par un amour extraverti, mais cela ne fait que renforcer le malaise de Dahlia.

Ses lèvres s’entrouvrent pour parler, mais son père la devance :

Tu as mangé, ‘Lia ?

Elle n’a pas mangé, Monsieur Dubreuil ! m’écrié-je depuis le lit.

La ferme !

Elle jette un oreiller dans ma direction, mais il s’écrase contre la table de chevet. La lampe vacille. Je ris comme un gosse devant sa moue boudeuse.

Pardon ? demande Sylvain, confus.

Je parlais à Dimitri, désolée, papa. Je n’ai pas encore dîné, mais je demanderai au room service de l’hôtel de me monter quelque chose.

Dimitri ? Il est avec toi ?

Oui, tu sais très bien qu’où que j’aille, il me suit, répond-elle, un brin amusée.

La nuit semble tomber trop tôt, engloutie par un ciel bas et nuageux.

— ‘Lia… Avec la perte de ta mère, je pense… Qu’il faudrait que tu voies un professionnel, hésite-t-il.

Elle s’arrête au milieu de la pièce, doigts serrés autour de son téléphone.

Je ne suis pas et ne deviendrais pas comme Elle.

Je frissonne.

Ce n’est pas ce que j’ai dit, ‘Lia… Je m’inquiète simplement pour ton état de santé et…

Je vais bien, coupe-t-elle.

Un mensonge auquel Dahlia a fini par croire en grandissant. Son corps bouge, respire, mais son esprit reste figé dans une fatigue qu’elle ne peut partager.

Si tu le dis… Mais promets-moi d’y réfléchir ?

Elle souffle et reprend sa marche.

D’accord. C’est tout ce que tu avais à me dire ? La journée a été longue.

Non, il faut aussi qu’on parle de ta prochaine exposition, ‘Lia.

Son ton change, plus ferme.

Ça ne peut pas attendre ?

Elle a lieu dans quatre mois, et tu ne m’as envoyé que trois peintures. Je ne peux pas organiser une exposition avec ça. Tu le sais.

En réalité, Dahlia n’a plus d’inspiration depuis le décès de sa mère. Elle bloque, la main suspendue devant la toile, crispée sur son pinceau, des heures durant. Son tableau maritime abstrait d’avant-hier n’en reste qu’un miracle isolé, elle n’avait rien peint depuis des semaines.

Son art était mort en même temps que Liv…

Le sommeil la fuit. Et lorsqu’il la prend, il arrive en horde de cauchemars, la laissant en sueur, le souffle court, réveillée par un cri silencieux coincé dans sa gorge. L’estomac noué, elle peine à se nourrir sans se forcer. Même dans ses gestes les plus mécaniques, dans ses sourires forcés, quelque chose la dévore de l’intérieur, lentement, méthodiquement : une corrosion sournoise de l’âme qui la laisse vide.

Je peux aussi repousser les dates, si tu as besoin de temps pour faire ton deuil, s’adoucit Sylvain.

Non… tu sais très bien que ma popularité décline. J’ai besoin de cette exposition. Je… je t’enverrai de nouveaux tableaux à mon retour. Je dois d’abord assister à la lecture du testament de maman.

Ses mots se bousculent en torrent. La peinture est tout ce qu’elle a. C’est aussi la seule chose qui la relie à Liv. Une passion, une tourmente sourde et solitaire, à travers lesquelles Dahlia s’abandonne à déraison.

Très bien, ma chérie. Mais ne te surmène pas.

Elle n’acquiesce pas, incapable de mentir.

Je te rappelle mardi, papa, élude-t-elle.

Ils s’échangent un au revoir chargé de non-dits amers, chacun suspendu à ses propres silences.

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