IX — Lac d'automne

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- Ce chapitre comporte un passage mettant en scène de l'ambiguïté entre 2 personnes d'une même famille, ce qui pourrait gêner certaines personnes. Je tiens à préciser que ce n'est pas quelque chose que je cautionne, il s'agit là d'une oeuvre de fiction.

- Vulgarité.


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Je regarde par la fenêtre. Le ciel, morne et grisonnant, semble lavé de ses couleurs. Quelques rayons timides percent la couche nuageuse, effleurant les tuiles du village d’un halo doré.

Une odeur de viennoiserie s’infiltre sous la porte, tiède et sucrée. J’imagine leur cœur crémeux fondre sur ma langue, j’en saliverai presque.


On frappe à la porte.


Trois coups. Secs.


Dahlia émerge de la salle de bain, brosse à dent en main, dentifrice au bord des lèvres. Elle m’interroge du regard, mais je n’en sais pas plus qu’elle.

Elle disparaît aussitôt. L’eau coule, puis elle revient vers l’entrée.


Un homme se tient dans l’embrasure. Trente ans à peine. Des yeux verts, héritage évident des Everstein. Il la dépasse d’une demi-tête — et pourtant, Dahlia est grande.

Elle plisse les yeux et les rouvre, reconnaissant le fils de Tyra aperçu la veille.


Erik, c’est ça ? demande-t-elle, incertaine.


En effet !


Son sourire éclaire son visage alors qu’il s’impose dans la chambre, la poussant légèrement de côté.


Tu ne dois pas te souvenir de moi. Tu avais deux ans, la dernière fois.


Il scanne la pièce : draps froissés, vêtements éparpillés. Un chaos qui l’amuse au vu des ridules aux coins de ses yeux. Son regard remonte le long de ses jambes longues dénudées, s’attardant sur la courbe de ses hanches — heureusement qu’elle est habillée. Elle essaie de dissimuler sa gêne, mais ses joues légèrement rosées la trahissent.

Il verrouille ses iris dans les siens. Ils partagent un vert semblable, mais de natures opposées : ceux de Dahlia sont la teinte sombre d’un lac sous un orage d’été, les siens, ce vert obstiné qui persiste parmi les feuillages rouges et ocre de l’automne.


Il est trop à l’aise, intrusif. Il se tient là, entre Dahlia et moi, comme si elle lui appartenait déjà.


Qu’est-ce que tu fais là ? demande-t-elle, tenant la porte.


Elle veut qu’il parte. Moi aussi. Il n’est pas le bienvenu.


Ma mère m’a envoyé pour…


Elle aurait pu appeler, l’interrompt-elle, agacée.


Tu aurais répondu ?


Bien sûr que non.


Elle pince ses lèvres, honteuse qu’il la lise aussi facilement. Erik esquisse un sourire en coin, fier d’avoir raison.


Je disais : Tyra voulait te faire savoir que le rendez-vous chez le notaire sera demain matin, à onze heures, à cette adresse.


Il lui tend une note froissée, griffonnée au crayon de bois. Leurs doigts se frôlent. Leurs mains restent figées un instant, liées par ce maudit papier.


Message transmis. Tu peux y aller maintenant.


Le rire d’Erik fend la pièce. Je n’ai qu’une envie : décrocher cet air suffisant de sa jolie gueule.


Aussi sociable que Liv, visiblement.


Elle l’assassine du regard. Il recule, poursuivant sa comédie absurde.


Il fait trop de bruit. Prend trop de place. Si seulement il pouvait disparaître et nous laisser en paix.


Ce parasite… qui ne partage même pas le nom Everstein.

Erik Leif Nielsen.

Un nom bien noble pour un bâtard.


— Ce cirque a assez duré. Dahlia t’a demandé de partir, dis-je.


Il ne tourne même pas la tête. M’ignore, comme si je n’étais qu’un détail en arrière plan. Sa voix recouvre la mienne, m'effaçant.


Tu vois toujours ce… Dimitri ? demande soudainement, l’énergumène.


Elle semble surprise par sa question. Sa main lâche son emprise sur la poignée. La porte se referme doucement dans son dos.


Je me souviens que tu n’avais que ce nom à la bouche, alors que tu savais à peine parler.


Il s’assoit sur le lit, ignorant le désordre. Il parle encore, comme pour combler le silence. Je le regarde, puis mes yeux reviennent vers elle. Ses pieds sont solidement ancrés dans l’entrée, ses épaules tendues.

Un frisson parcourt son échine alors qu’il la fixe avec une intensité malsaine.


Et soudain, c’est comme si je voyais à travers elle.


[Dahlia] Sa question me perturbe, son regard me paralyse. Sa présence… Nous sommes cousins, mais je ne connais pas cet homme. C’est un étranger. Pourtant, il prononce ce nom — Dimitri — avec une telle familiarité.

Le seul à connaître son existence, c’est mon père. Ma mère aussi… avant.


Je ne sais pas quoi répondre. Il parle encore, mais sa voix me parvient en écho lointain.


Da… ia…

Un vertige me prend, et je vacille. Mon cœur bat si fort que je le sens dans mes tempes. Je me couvre le visage de mes mains ; la lumière de la chambre trop vive, sa voix trop grave.


Dahlia ?


Il s’approche lentement, hésitant. L’assurance qu’il affichait jusque-là semble s’être évaporée. Ma vision est trouble, je distingue à peine son expression, mais je devine son inquiétude à la douceur de ses gestes.

Ses mains me saisissent délicatement, assez fermes pour me soutenir.


Viens t’asseoir.


Je ne résiste pas, me laissant guider jusqu’au lit. Un étranger…

Alors, pourquoi sa présence ne me dérange-t-elle pas ?


Même si je me sens mieux, je ne veux pas rompre ce contact. Il s’installe à mes côtés, sa main glissant le long de mon bras pour trouver la mienne.

Je frissonne. Mon corps réagit d’une façon que je ne comprends pas.


Depuis qu’Erik est apparu dans le couloir de l’hôtel, son parfum de musc mêlé aux effluves des cuisines m’enivre. Ses éclats de rire illuminent cette chambre froide, et je me sens… différente, comme si sa présence avait fait basculer quelque chose en moi.


Ça t’arrive souvent ce genre de malaise, Dahlia ? ose-t-il demander.


Pourquoi mon nom, prononcé par lui, résonne-t-il avec une douceur presque irréelle ? Chaque syllabe semble danser sur ma peau, me frôler, me troubler.

Je me concentre sur mes genoux, ou plutôt sa main enserrant la mienne par-dessus. Je remonte mon regard de nos doigts entrelacés jusqu’à ses avant-bras aux muscles fins. Une tâche grisâtre, subtile, mais irrégulière attire mon attention sur la manche retroussée de sa chemise blanche : de l’argentique peut-être ?


Dahlia ? souffle-t-il.


Je me secoue légèrement, essayant de remettre de l’ordre dans mes pensées, et relève la tête.


Je suis juste fatiguée.


Sa mine trahit une légère déception ;. il semble espérer que je me livre à lui, mais je garde le silence. Il se retire, le fantôme de sa main caressant encore ma peau comme un écho glacial.


Je vais te laisser te reposer alors.


Un demi-sourire effleure ses lèvres avant qu’il ne disparaisse par la porte, aussi brusquement qu’il est arrivé. Je m’effondre sur le lit, accablée par une solitude profonde.


Dimitri, tu peux m’expliquer ce qu’il m’arrive ?


Silence.


Je me redresse, cherchant mon ami du regard. Rien. Personne.


Dimitri ? appelé-je, la voix tremblante.


Je me lève et me dirige vers la salle de bain, le cœur battant. Un mouvement fugace me fige sur place. Du coin de l’œil, une ombre glisse à la limite de la lumière, silencieuse. Je déglutis, un frisson glacé me parcourt l’échine.

Je n’ose pas me tourner, redoutant ce que je pourrais découvrir.

Un souffle léger, presque imperceptible, effleure ma nuque. Un murmure inaudible frôle mon oreille, promesse maudite. Une emprise spectrale, sourde et pesante, m’enserre la gorge.


La respiration saccadée, la sueur perlant sur mon front, je trouve enfin le courage de faire volte-face.


Je soupire, soulagée, sensation fugace.


Il est là, bras croisé, adossé aux rideaux beiges. Ses lèvres bougent, articulant une phrase que mes oreilles n’entendent pas.


Je fais un. Il ne bronche pas, stoïque, impassible.


Dimitri ?


Ma main tremble, tendue vers lui.


Je ne…


Son sourire, dépourvu de chaleur, assassine mes mots. Aucun apaisement, aucune douceur ne filtre dans ses yeux. Il n’y a qu’une rancœur vicieuse.


M’excuser serait inutile : j’ai rompu ma promesse.

Il a failli disparaître à cause de moi, abandonné à l’oubli.

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