Là ou l'on avait laissé les choses
La porte s’est refermée derrière elle dans un souffle sourd. Dans le pub, le silence s’était épaissi — pas complètement, mais assez pour qu’on sente le changement. Les conversations avaient repris, en sourdine, comme si l’air lui-même retenait sa voix.
Anna resta un instant près de l’entrée. Son manteau encore trempé, les joues rougies par le vent, les yeux en alerte. Elle n’était pas sûre de pouvoir avancer. Pas sûre de vouloir, non plus.
Seán leva son verre à ses lèvres. Lentement. Comme pour gagner du temps. Il ne voulait pas être le premier à parler. C’était elle qui était partie, après tout.
Mais elle s’approcha.
Les pas d’Anna sur le vieux plancher avaient toujours eu ce rythme-là : prudent, presque absent, comme si chaque pas était un essai. Elle s’arrêta à un souffle de lui.
— Tu bois toujours ça ?
La voix était rauque, basse, un peu plus grave qu’avant. Comme s’il y avait eu du vent, aussi, dedans.
Il tourna enfin la tête. Son regard se posa sur elle comme une main trop froide.
— Je bois toujours seul.
Un silence.
Elle tira la chaise d’en face. S’assit. Lentement.
— Je suis revenue, dit-elle.
— Je vois ça.
Elle hocha la tête. L’humidité faisait coller ses cheveux à ses tempes.
— Pas pour longtemps.
Il ne répondit pas. Il regardait ses mains posées sur la table. Le bois était gravé de noms, de cœurs maladroits, de dates oubliées. Il se souvenait de celle qu’ils avaient gravée, une nuit d’orage. Elle aussi, probablement.
— Tu vas bien ? demanda-t-elle enfin.
Il releva les yeux.
— Non. Et toi ?
Elle esquissa un sourire. Il était triste, mais il tenait debout.
— Pareil.
Une serveuse vint poser un café devant elle, sans qu’elle ne l’ait demandé. Anna murmura un « merci » trop doux. Le parfum noir du café se mêla à l’odeur de tourbe et de souvenirs.
— Je croyais que tu étais à Londres.
La voix de Seán était moins dure, mais pas plus proche.
— Je l’étais. Trop longtemps.
Il hocha la tête. Attendre n’était pas difficile pour lui. Il avait toujours su le faire. Ce qui était plus dur, c’était de ne pas espérer pendant qu’on attendait.
— Je ne sais pas pourquoi je suis revenue ici.
Elle fixait la fenêtre, où la pluie traçait des veines sur la vitre.
— Moi je sais.
Elle tourna vers lui des yeux fatigués.
— Pourquoi, alors ?
— Parce qu’il y a des lieux qui gardent mieux les souvenirs que nous.
Il marqua une pause.
— Et que parfois, on a besoin d’y revenir. Même si ça fait mal.
Anna ne répondit pas. Le silence s’installa entre eux, mais il n’était plus hostile. Juste dense. Vivant.
Elle porta le café à ses lèvres.
— Tu m’en veux encore ?
Il haussa les épaules.
— Je t’ai pas attendu pour t’en vouloir. Et je t’attendrai pas pour t’oublier.
Elle le regarda, longtemps. Puis elle murmura, presque pour elle-même :
— Je suis fatiguée de fuir.
Alors il posa sa main sur la table, tout près de la sienne. Il ne la toucha pas. Pas encore.
— Moi, je suis fatigué d’oublier.
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