La Jarre de l'Ombre
Ses yeux s’ouvrirent. Autour d’elle, le paysage tournoyait à lui en donner la nausée. Ses iris couleur algue se confrontèrent aux herbes folles balayées par les bourrasques sauvages. Anaëlle respira avec difficulté. Ses poumons indociles se gonflaient douloureusement, répandant dans le reste de son corps des douleurs foudroyantes. La jeune femme tenta de bouger, de se tourner sur elle-même. Après quelques efforts, elle y parvint. Son cœur affaibli bourdonna dans sa poitrine lorsque ses yeux fixèrent le vide. Des mètres et des mètres de roches s’ouvraient sur un canyon glabre de végétation, dépourvu des reflets bleutés de son canal. Seuls le gris rocailleux et le rouge sanguin se mêlaient en un brouillard agité, comme un tableau gondolé par l’humidité.
— Où suis-je ? marmonna-t-elle, agonisante.
La jeune femme semblait reconnaître ce flanc de montagne, ouvrant ses bras pour étreindre le chemin. Pourtant, là où les eaux du canal bouillonnaient férocement, là où le port de la ville flottait calmement, ici les gravats de cailloux demeuraient l’unique conquérant des environs. Les flots s’étaient volatilisés. Le canyon se dégarnissait des algues languissantes, des poissons vivaces, des navires rampants sur l'eau, des pontons animés, des bâtisses de nobles et de l’arche du Prince qui rejoignaient les deux côtes. Anaëlle pensa rêver de ce paysage sauvage, guidé par les élans de la nature, comme un jardin apaisant, tout droit échappé des mondes de jadis. Ceux qui furent, ensuite, recouvert par les eaux, immergeant d’immenses cités dont seul les reliques de l’ancien temps gisaient, encore dans les abysses vasards.
La vision d’Anaëlle s’améliora. Les formes se précisèrent lentement. Soudain, son idylle vira au cauchemar. Dans le canyon gisaient une dizaine de cadavres. De la hauteur, la jeune femme n’observait plus qu’une large rigole sanglante, entourant des corps amorphes, comme si tout avaient été précipités dans les abymes de la mort, rencontrant le sol rocheux à la place de la surface ronflante de l’eau.
Anaëlle s'asseya péniblement, clignant des paupières comme pour sortir de ses songes. Ses doigts la picotèrent sous le froid des brises. Elle lâcha un gémissement lorsque ses mains rencontrèrent ses côtes brisées. Tremblante, elle observa ses bras éraflés, dont le sang dégoulinait sur la verdure. Aux cotés de ses épaules, ses cheveux roux se mêlaient au liquide poisseux. La jeune femme comprit avec affolement que ceux écrasés dans le fond du canyon ne se réveilleraient plus jamais. Prise de terreur, elle tenta de se lever sans y parvenir.
— Miséricorde…, chuchota une voix enrouée non loin d’elle.
La jeune femme sursauta observant avec hébétude l’homme qui se tenait aux abords de la falaise. Ses cheveux noirs ébouriffés s’emmêlaient sur sa tête, comme si lui, au contraire, venait de s’éveiller d’un long sommeil. Ses yeux charbonneux contrastaient avec sa peau pâle. Ses pupilles fixaient inlassablement le vide, comme s’il s'y reflétait. Anaëlle l’appela faiblement :
— Aidez-moi…
La jeune femme dut s’y prendre à plusieurs reprises avant de capter son attention. Ses iris hagards, semblables à deux billes sombres, se tournèrent vers elle. Il la dévisagea, un instant, mais ne bougea pas. En une fraction de seconde, l’homme disparut, volatilisé, ne laissant sur son passage que les herbes folles sous lui écrasées. Anaëlle se frotta les yeux avec ses poings. Où était-il passé ? Et elle, où se trouvait-elle ? En quelle époque ? La chaleur des tropiques et l’odeur de sel avaient laissé place à la bruine matinale et au vent glacial...
Elle avait changé de dimension...
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