Les Échardes d'Or

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Depuis une heure, les yeux d’Anaëlle se raccrochaient aux vagues. Celles-ci venaient lécher avec gourmandise la plage de sable. Elle posa ses doigts contre la vitre, ressentant la fraîcheur du verre à son contact. Son souffle laissa apparaître une tâche de buée sur les carreaux. L’air circulait de nouveau dans ses poumons, mais depuis qu’elle avait repris conscience, depuis qu’elle avait compris qu’elle n’avait pas quitté cette éden meurtrier dans lequel elle avait atterri, chaque respiration lui était pénible. La jeune femme s’y sentait comme sous l’eau, en apnée, son cœur serré dans sa poitrine. La condensation de vapeur disparut, reflétant la petite chambre à coucher. La porte s’ouvrit, alors. Une forme humanoïde apparut derrière le battant, s’avança avec assurance, puis s’arrêta au milieu de la pièce, déterminée à commencer la conversation avec elle.

- Bonjour, vous êtes Anaëlle ?

Sa voix chaleureuse réchauffa un peu l’endroit. Pour autant, la jeune femme n’y retrouvera jamais l’humidité protecteur de ses tropiques. Les brises glaciales balayaient ces lieux comme si le soleil se perdait à défier les nuages menaçants de pluie.

- On m’a parlait de vos mésaventures dans les Hautes Montagnes, poursuit-il. Il semblerait que votre chute vous ait rendus quelque peu amnésiques. Je me trompe ?

Sûrement un médecin, un de plus… Anaëlle n’avait plus une minute de paix pour se recueillir. La jeune femme savait que tout était de sa faute. Si seulement, la jarre ne s’était pas brisée sur le sol. Des cendres qui avaient recouvert les carrelages couleur pastel, cette oasis en avait surgi. Depuis, elle y était bloquée. Néanmoins, son immensité houleuse ne se trouvait qu’à quelques kilomètres, balayés par des rafales sauvages et d’un bleu marin occultant ses abysses. Par chez elle, quelques cités y avaient trouvé repos. Mais dans ce monde, elles trônait, alors, fièrement au-dessus des flots, l’Homme encore maître de son propre destin. À l’horizon, deux aiguilles noires émergeaient de l’océan. En les repérant dans le lointain, Anaëlle les avait observés, analysés, puis imagés en deux échardes de bois crevant le ciel gris, puis venant se planter dans sa poitrine meurtrie. Elle connaissait cette ville ou plutôt cette fosse abyssale étreinte par deux récifs escarpés. Taillés à même ces hauts-fonds, une cité monumentale y prospérait, jadis. Des larmes silencieuses vinrent ramper le long de ses joues.

Dans le reflet de la vitre, l’homme ne sembla guère dérangé par ce silence indigeste. Il tâta le coussin d’un fauteuil avant de s’asseoir dessus, puis s’alluma un cigare.

- Votre famille vous manque-t-elle ? récidiva-t-il.

Anaëlle s’essuya de sa main bandée les quelques sanglots qui s’appareillaient sur le coin de son menton.

- La mienne, oui, enchaîna le nouveau venu. Je ne suis qu’à quelques semaines à cheval de ma ville, pourtant mes enfants me manquent, comme si j’avais un creux dans la poitrine, juste là, à la place du cœur. Vous voyez ?

« Comme deux échardes rocailleuses plantées dedans » admit Anaëlle. Cependant, la jeune femme savait que l’empathie d’un pair était la première carte, le premier lancé de dés de l’escroquerie, des manigances, de la manipulation, mais aussi de la guérison. Ses paroles se présentaient comme franches, mais là, elles n’étaient que pipeau.

- Vous n’y êtes pas, rétorqua-t-elle, le timbre chevrotant, comme si une particule de sable s’était glissée dans sa gorge.

- Dîtes moi alors, vers où dois-je aller ?

Anaëlle repéra dans le reflet de la glace, la fumée hypnotisante, comme un nuage de bon augure, qui s’échappait des lèvres de son interlocuteur. Elle tourna le dos à son océan, aux deux échardes crève-cœur, pour confronter ses iris algues à celles herbes folles du médecin. Son attitude sereine, précieuse, charismatique raviva sa méfiance. À moins que ce ne soit son costume trois-pièces sombre comme l’horizon, ses mèches foncées qui à l’instar d’une vague retombaient avec volupté à l’arrière de son crâne ou encore sa barbe strictement taillé, semblable à un buisson d’ornement. Après réflexion, il avait davantage l’allure d’un homme d’affaires.

- Vous savez, jeune fille, par chez nous, « amnésique » est une jolie façon de dire « aliéné », lui expliqua-t-il calmement.

Un léger sourire s’échappa de ses lèvres fines. Anaëlle, elle, resta impassible. Le bourgeois se parait d’une pointe de prétention, comme s’il voulait provoquer la jeune femme, rallumer les braises de son regard éteint. Que lui voulait-il ? Il se redressa, décollant sa colonne vertébrale du dossier, puis posa ses coudes sur ses jambes, ses doigts jouant avec son alliance.

- On m’a déjà diagnostiqué « amnésique », suspendit-il, pensif.

Anaëlle s’adossa contre la vitre. Ses mots sirupeux avaient fini par capter son attention. La jeune femme savait qu'elle allait mordre à son hameçon.

- Pourquoi donc ?

Son expression radieuse se ternit un peu, comme les rayons du soleil éclipsés par les nuages. Il enleva sa bague de son annuaire avant de prendre une large inspiration.

- Il y a de ça huit ans, ma femme a été assassinée, amorça-t-il. Je suis quelqu’un de terre à terre. J’ai toujours su mener mes affaires avec parcimonie, retenir l’opportun pour protéger mes arrières et constamment surveiller mes ennemis.

La jeune femme l’écouta avec attention. L’argent mène au pouvoir et celui-ci occulte les conspirations et les trahisons. Anaëlle se reconnaissait en ses dires.

- Pourtant, cela n’a pas suffi à protéger ma famille. Je l’ai retrouvée morte dans des circonstances… atroces. Après des mois d’enquête, l’affaire fut classée sans suite. Depuis, je reste persuadé qu’il ne s’agit pas de l’œuvre d’un Homme, mais bien d’un démon, d’un des monstres horrifiques que seuls les anciens récits osent relater. J’ai cherché nuit et jour jusqu'à m’en nuire la santé. Quand j’ai compris que cela ne mènerait nulle part, j’ai arrêté et j’ai commencé à lire les journaux pour trouver des cas similaires, de nouvelles pistes…

- Et vous m’avez trouvé, le coupa Anaëlle.

Sur le visage de la jeune femme, un sourire discret se dessina. Même par ici, les rumeurs grondaient, rependant animosité et ardeur. L’homme d’affaires acquiesça calmement, son regard se plantant dans celui de la blessée.

- Vous êtes loin d’être la première, lui apprit-il. Néanmoins, il est difficile de démêler le vrai du faux quand le patient n’a plus les capacités de le faire lui-même. Jeune fille, j’aimerais croire votre histoire, attester de votre accent exotique, des habits que vous portiez lors de l’accident, de ceux des victimes, des détails qui étayent l’idée qu’il existe un ailleurs comme vous l’avez répété depuis votre réveil. Pourtant, vous seriez surprise de ce que la folie peut inventer comme subterfuges pour rendre les névroses plus sincères.

Anaëlle comprenait le dilemme de l’homme d’affaires. Par chez elle, la jeune femme possédait le don de mystifier des centaines d’âmes tourmentées de quelques tournures de phrases, d’un ton captivant, ravissant la rationalité de qui conque. Mais par ici, devant ce bourgeois désillusionné, cela n’avait rien à voir. Elle s'en mordit les lèvres. Soudain, ses dernières visions du canyon lui revinrent.

- Je n’étais pas seul sur les bords de la falaise, affirma-t-elle avec ferveur. Alors que j’étais mourante, un homme se tenait aux abords du vide. Il avait la peau d’une pâleur morbide, des yeux aussi noirs que le charbon et des cheveux de jais.

- Où est-il, maintenant ?

- Il s’est volatilisé, lui expliqua Anaëlle.

Les sourcils fins de l’homme d’affaires se froncèrent.

- Volatilisé ? répéta-t-il, méfiant.

- Tout à fait ! Comme mes camarades et moi-même, téléportés à travers le temps et l’espace.

- Comment voulez-vous que je mette la main sur un homme qui défie les lois fondamentales de la physique ?

- Comme pour trouver celui qui a tué votre femme, déclara Anaëlle. Ouvrez vos oreilles et vos yeux. Je ne garantis pas que vous le trouverez, mais si vous y parvenez, vous pourrez croire en mon histoire et peut-être en savoir plus sur le meurtrier de votre conjointe. C’est un pari à prendre !

Le visage sérieux de l’homme d’affaires resta crispé un instant, laissant apparaître quelques rides sur son front. Puis, ses traits se détendirent, suivis de ses lèvres qui esquissèrent un léger sourire.

- Vous avez de la ressource, Mademoiselle Anaëlle. Si je trouve votre homme et qu’il s’accorde avec votre version de l’accident, nous satisferons nos quêtes respectives. Vous savez trouver de bon compromis. Que faisiez-vous, avant de vous jeter des falaises ?

Les iris verts d'Anaëlle s'embrasèrent.

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