La Renarde

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À la surface des iris d’Anaëlle se consuma une fièvre espiègle. De celle qui parcourait la moelle épinière de quelques frissons fugaces, qui bouillonnaient dans le creux de l’estomac et qui hérissaient les poils de l’épiderme. Ses deux prunelles vertes n’étaient, alors, plus que le reflet d’une jungle sauvage. Les cimes de ses arbres avaient subtilisé toutes lumières, le vent joueur soufflait sur les torches affaiblies et les étoiles insensibles s’oubliaient derrière les feuilles entremêlées.

Aux abords d’une clairière baignée dans la fraîcheur de la nuit, la jeune femme restait pensive. Elle levait la tête vers le ciel, ses fins sourcils froncés et son air soucieux se reflétant dans une flaque brune à ses pieds. La lune scintillait dans le ciel d’un large halo lumineux. Les nuages noirs et menaçants rodaient autour d’elle comme des prédateurs affamés. L’un d’eux se détacha à l’affût, rampant sournoisement vers l’astre.

Aussitôt, la main de la jeune femme se leva, comme suspendue par un fil invisible. Son regard croisa nerveusement l’ombre juchée sur le large promontoire, encapuchonné sous sa cape de plume sombre et le visage dissimulé derrière un masque d’oiseau de mauvais augure, puis se reporta sur l’épaisse volupté qui s’apprêtait à engloutir le halo de la lune, pour ensuite plonger la clairière dans une obscurité angoissante. Dans l’instant qui suivit, le fil invisible se rompit et Anaëlle abaissa brutalement son bras.

- Mesdames et Messieurs, gronda soudainement « le corbeau », bienvenus à tous ! Nous allons procéder aux ventes d’ici peu…

La jeune femme se blottit aux creux d’une racine. Elle jeta un coup d’œil à son masque de bois : des couleurs vives, celles d’un lever de soleil, enluminaient le morceau d’écorce. Les traits fins d’un museau effilé s’esquissaient habilement dessus, le tout formant les contours d’un petit prédateur de jadis. Anaëlle colla sa colonne vertébrale au tronc de son arbre protecteur, fermant les yeux quelques secondes. Elle respira profondément, dénouant les nœuds dans son ventre, puis accrocha son masque à l’aide de quelques lianes souples. Deux petits trous avaient été percés dans l’écorce pour qu’elle puisse voir à travers. Désormais, elle se sentait presque arbres elle aussi, comme si les deux fentes de son masque de bois n’étaient que les serrures qui séparait le monde sauvage à celui des Hommes. Elle en ressentait l’osmose dissonante des racines entremêlées qui sinuaient, enfouies sous la terre, et de celles qui s’arquaient comme de vieux serpents curieux au-dessus de la litière de feuilles. Elle appréciait, alors, les cœurs frénétiques des spectateurs, battant la retenue de la syncopée, les jambes tremblantes dissociées des cerveaux affolés, du sang venant frapper violemment sur les tempes, comme si le marteau du commissaire-priseur n’était qu’une hallucination des psychoses angoissées. Autour d’eux, la jungle aphone écoutait, respirait et rependait les frissons des âmes égarés de racines à racines, de feuilles en feuilles, du sang bouillonnant d’effroi à la sève tranquille sous les écorces. Autour d’eux, sans qu’ils ne le sachent, la jungle vivotait, car la peur, celle de la mort, avait le don d’amplifier la sensation d’être en vie et ce soir, c’est ce que chacun recherchait dans la petite clairière assombrie par les nuages noirs. Anaëlle était compteuse, maîtresse de l’effroi, et surtout, une as du profit.

La jeune femme se confondait, désormais, avec la végétation, comme si la jungle l'avait envellopé de ses racines gardiennes. Pourtant, chaque phrases qui lui parvenaient des sous-bois n'était que menaces futiles profanées par un démon oublié de tous :

- Brises de vent qui éparpillent les graines, bribes de récit qui sèment le doute. Le barde n'en sera que pourriture pour la charogne.

De sa voix grinçante comme les branches plièes par le vent, elle accusait les égarées de ses mêmes avertissements : trois phrases qui n'avait qu'une seule interprétation. Anaëlle semblait être la seule à les entendre. Les autres n'attendaient plus qu'une chose, que la jeune femme rentre en scène.

- Je voudrais souhaiter la bienvenue à celle qui osera soulever le drap noir, reprit l’homme-oiseau. Un tonnerre d’applaudissement pour « la renarde » !

Piquée de surprise, elle se leva dare-dare, si bien que sa vision se brouilla et ses oreilles bourdonnèrent. Sans s’arrêter pour autant, elle salua énergétiquement la foule et rejoignit « le corbeau » sur son promontoire. Lorsque la foule cessa d'applaudire, l’homme reprit de son ton rauque et calme :

- Ce soir, une pièce maîtresse est mise aux enchères ! Nos acheteurs n’attendent plus que d’attester la qualité de notre relique, remontée des Flots non loin des Anciennes Montagnes, oubliée depuis plusieurs centaines d’années dans une ancienne mine recouvertes par les eaux. Mademoiselle Renarde…Veuillez soulever le drap.

Anaëlle se plaça au côté de l’objet. Calmement, ses adroites falanges saisirent le fin drap. Puis, d’un coup vif, la relique se dévoila sous les yeux ébahis des spectateurs.

- Brises de vent qui éparpillent les graines, bribes de récit qui sèment le doute. Le barde n'en sera que pourriture pour la charogne. Brises de vent qui éparpillent les graines, bribes de récit qui sèment le doute. Le barde n'en sera que pourriture pour la charogne. Brises...

Le coeur de la jeune femme se serra brutalement dans sa poitrine, son ventre noué par la peur. La jungle n’était plus aphone. Les paroles dissonantes de l’esprit détonnaient dans sa tête, comme un coup de canon. Paralysé sur place, elle écoutait « le corbeau » reprendre d’une voix faible.

- Mesdames, Messieurs, la Jarre de l’Ombre… Celle des plus vieille légendes. Retrouvée dans la vase de nos océans, cet objet fût, jadis, une urne funéraire. Croyez-moi, le matériau qui la compose n’a pas d’autre Alter Ego dans ce monde. Assez solide pour préserver les siècles qu’elle vécut sous les Flots, et assez étanche pour protéger les cendres d’un impur. Elle est l’unique vestige humain de l’Ancien Monde… Observez avec moi, la fissure qui la parcoure de bas en haut et souvenez-vous de l’ultime mention de la Jarre de l’Ombre dans les récits.

En cacophonie avec les menaces incessantes de l’esprit de la jungle, les spectateurs chuchotèrent : « Jamais, la Jarre de l’Ombre ne doit être brisée ». Anaëlle eut, soudainement, l’impression que le sol boueux tanguait sous elle. Ses yeux scrutèrent la relique. Sa couleur d’argile mouillée la dépouillait de toute originalité, les marques géométriques semblaient maladroitement tracés au charbon gras et la large fissure n’attestait que peu de sa solidité centenaire.

- Pouvons-nous la voir de plus prés ? argua l’un des acheteurs masqués.

- Malheureusement, nos reliques ont trop de valeur pour les mettrent entre des mains maladroites, ricanna « la corbeau ».

- Le barde n'en sera que pourriture pour la charogne...

Soudain, la voix dissonnante de l'esprit disparut. Anaëlle inspira profondement afin de retrouver son calme. Puis, comme si rien ne s'était passé, la jeune femme souria, alors, de satsifaction. La voix claire du bourgeois venait de trahir son identité. Sylvestre Disganti goûtait la réputation d’être un véritable escroc. Sa présence ne semblait guère surprenante. Pourtant, son intervention dévoilait ses tentatives d’espionnages. Anaëlle pouvait compter sur ses gardes pour le passer à tabac dans un coin de la jungle et obtenir de précieuses informations sur son concurrent. De plus, ces quelques mots attisèrent la tension parmi les spectateurs. Les enchères n’en seront que meilleure. Anaëlle en retrouva un peu réconfort.

Pourtant, quelle mouche avait bien pu piqué l'esprit de la jungle pour qu'elle s'attaque à elle ?

Aucun des objets vendus lors des enchères n’avait vraiment de valeur et la jarre ne ressemblait en rien à une pièce de maître.

- Messieurs, Mesdames, les acheteurs, le prix de départ des enchères est de… deux cents milles pièces.

Mais son coût lui en donnait l’impression. La foule retenue son souffle, alors que quelques mains se levèrent aussitôt. Les nobles de Larialle croulaient sous leurs propres argents. Ces petites soirées n’avaient que pour but d’attirer l’attention sur eux. Les journaux titreront le lendemain : « Qui est l’acheteur de la Jarre de l’Ombre ? » et la vente de leurs quotidiens s’embraseront aussitôt. Chacun y trouvait son compte. Le sourire d’Anaëlle s’étendit sur son visage, dévoilant ses dents blanches. Derrière son masque de bois, « la renarde » savait qu'elle ne rentrerait pas le ventre vide.

***

- Que faisons-nous de l’intrus ? En plus d’être condescendant, il se permet de nous dérober sans impunité nos recherches. Nous ne pouvons pas le laisser voyager de dimension en dimension ! Il faut agir au plus vite avant que cette histoire ne tourne à la catastrophe ! Que faisons-nous de lui ?

...

- Enfermons-le dans la Jarre de l’Ombre. Il n’en verra pas plus belle hommage…

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