Et un Jour, la Jarre Fuit...

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Les branches paresseuses s’adossaient sur une vieille baraque de bois. À quelques pas de celle-ci, Ezyld s’asseyait sur une large racine qui surplombait une petite rigole. Ses jambes frêles oscillaient dans le vide. En dessous d’elle, un large sillon de boue lui renvoyait ses traits tirés. La démone avait recouvert sa peau d’une poudre rosée. Ses longs cils se peignaient d’un mascara gras et une aura charbonneuse entourait ses yeux noisette. Elle secoua ses poignets d’agacements. Ses bracelets exubérants tintèrent aussitôt, comme des dizaines de petits grelots se chahutant entre eux. Quant à ses lobes d’oreilles, ils pendaient sempiternellement sous d’imposants joyaux. Enfin, son cou se parait d’un joyau unique de pierre de sang, de pierre de jais…

Le cœur enragé d’Ezyld frappait sa poitrine fragile. Dès que la Jarre avait quitté son repos éternel, elle avait su ce qui sommeillait à l’intérieur. Des siècles durant, Ezyld avait arpenté cette dimension seule, séparé des siens, loin et à la fois si proche de son manoir. Si elle avait su que sous les flots attendait l’un de ses congénères, elle aurait fait des Hommes ses esclaves pour le retrouver. Cette Jarre narguait ses narines de cette fragrance de houille, de celle des bas-fonds des grandes cités de son époque. Elle se souvenait de lui. Jamais, elle ne porta son regard sur ce vil rat des quartiers. Jamais… Jamais…

« J’ai la porte », « J’ai la clef », « Et je sais l’utiliser »…

Ce fut les dernières pensées que ce mineur nargua avant de disparaitre à jamais…

Ce jour-là, il n’eut pas la présence d’esprit de se taire. Ezyld, elle, n’eut pas celle de comprendre qu’il avait découvert le plus grand secret de son temps. La démone ne pouvait pas le laisser s’échapper. Elle en viendrait à mettre le feu sur les océans et empourprer les flots de sang pour le retrouver.

***

Prestigieuses escadrilles couleur-pastel, godasses usées par les vents râpeux des océans qui d’une langue féline lapaient le canal, nu-pieds, frêles orteils et impétueuse voix, tintamarre des poissonniers, fretins sautillants aux effluves âpres et ces rochers affamés aux regards hautains ; Larialle se réveilla, engourdie, peu dégourdie sous son soleil paresseux, au contraire de ses concitoyens qui n’attendaient guère l’astre seigneur pour faire leurs emplettes.

De si haut, Hélène s’en amusait. La jeune fille observait les habitants de sa cité comme des centaines de fourmis cheminant sur les pontons fragiles.

De si bas, les balcons des Hajouack devait s’arrondir au-dessus du vide insidieux. Ces petites créatures les apparentaient peut-être en une multitude de champignons solidement accrochés au pan de la falaise.

- Hélène ! s’écria une voix solide dans son dos. Vas dans ta chambre !

Elle se retourna, surprise par la dureté de son oncle. Depuis ce matin, il lui semblait bien que la Jarre avait retrouvé la douceur de sa maison de repos.

- Hélène, s’il te plait ! répéta-t-il, impatient.

Derrière lui, Madame Renard et Monsieur Corbeau se dévêtaient de leurs apparences de nuit. Quelques miliciens habillés d’armure légère maintenaient un homme bâillonné qu’elle vit, jadis, dans de grands banquets festifs. Son frère, les traits tirés d’inquiétude, fronça davantage ses sourcils.

- Hélène ! Pars d’ici, maintenant !

Jessen dû la saisir violemment par le bras, la tirer de force pour l’amener à rentrer dans la bâtisse et la pousser afin de l’inciter à rejoindre sa chambre.

Anaëlle s’avança calmement vers la balustrade. Ses épaules se recouvraient d’une large robe bleutée. Des mèches fauves s’échappaient de sa tresse serrée. Jessen revient, aussitôt.

- Veuillez excuser le comportement de ma fille. Votre Jarre ne la rend pas indifférente ! s’enquit-il d’une fureur à peine dissimulée.

Herman s’appropria l’une des chaises. Son regard s’échappa vers Anaëlle. Celle-ci tournait le dos à chacun. Ses coudes se posaient sur la barrière de fer. La jeune femme entrelaçait ses doigts, comme si elle rendait davantage des comptes aux falaises qui la toisaient en face. Quelques minutes auparavant, Hélène se tenait à sa place, hypnotisée par le marché en contrebas. Que voyait-elle de si précieux ? De quel génie façonnait-elle ses paysages ? Derrière son sourire aussi rigide que la roche du canal, les dents d'Anaëlle se serraient. Hélène goutait la passion de beaucoup, y compris celle du prince. La femme d'affaires ne se laisserait pas dépasser par les visions d’une paranoïaque de mèche avec une Jarre trompeuse.

Pendant ce temps-là, Jessen Hajouack tira un second siège, le raclant sur le carrelage bleuté et s’assit maladroitement dessus. Les gardes firent de même de Sylvestre, puis posèrent avec précaution la Jarre sur la table.

- Je pense qu’avant de présenter l’affaire au tribunal, nous devons tirer cette histoire au clair, commença nerveusement Jessen. La Jarre de l’Ombre possède une aura qui ne laisse indifférente ni Hélène, ni Sylvestre, ni l’esprit de la jungle. Anaëlle, je crains que vous ne deviez admettre que cette contrefaçon n’en ait pas une et ce n’est pas votre volonté de fer qui permettra de résoudre cette inadvertance. Si le prince en apprend les détails, il pourrait faire le déplacement et nous connaissons son intime méfiance face aux objets des flots.

Pensive, Anaëlle n’y fit guère attention. Son dos brulait des regards ardents qu’ils soufflaient sur elle. Pourtant, l’esprit de la jeune femme restait accroché ardemment au marché grouillant. Herman se complut dans ce silence, bascula sa chaise en arrière et posa ses mocassins pourpres sur la table, menaçant presque la Jarre de quelques balancements prétentieux. Sylvestre, un bâillon entre ses dents cassées, gronda sauvagement.

- Cessez, s’écria le frère d’Hélène à l’écart.

***

- Cessez de vous pavaner !

Baltazar venait de sortir les clés de sa maison. Aux côtés de ses bateaux cirés, le soubassement de la porte s’engluait d’un mélange de cendre et de pluie ; bien des années la privaient d’un bon décrassement. L’homme se tourna, dos à la vieille bâtisse de briques. Les cheveux blancs d’Hermine détonnaient avec le sol grisâtre et sale.

- Tachez de davantage vous appliquez la prochaine fois que vous tenterez de m’enfermer à nouveau, fit Baltazar avec prétention.

Ce dernier recula de quelques pas, engagea sa clé et déverrouilla le loquet. Il quitta du regard la jeune femme, s’armant de son pied pour enfoncer l'entrée enlisée. Même la porte la plus miteuse pouvait le transporter vers les paysages les plus enchantés.

- Nous prendrons soin à ce que vous ne voyez plus jamais la lumière du jour, affirma d’un rire léger Hermine. Cela vous rappellera vos années dans l’Ombre, n’est-ce pas ?

La porte ne se résolut pas à s’ouvrir. Baltazar maudit alors ce battant qui jadis n’était pas assez étanche pour protéger sa famille des hivers glaciaux. Il usa d’un coup d’épaule ; celui-ci fut vain. Soudain, il lui sembla que sa tête se heurta à une barre de fer, l’inverse fut plus cohérent. Abasourdi, il atterrit sur le sol gras. L’homme tenta de se relever, difficilement. Il cracha du sang noirâtre, en même temps. Des crissements aigus ricochaient dans son crâne endolori. Hermine reprit, satisfaite :

- Passez le bonjour à votre père ! Puisse ses cendres vous être de bonne compagnie...

Sur ces paroles, un second choc l’enferma dans un sommeil, bien loin de tous ses soleils chaleureux.

***

Sur la large terrasse, les terreurs parcoururent l’échine de chacun. Anaëlle, toujours penchée vers le vide, en ria doucement. Herman se parait d’un sourire charmeur qui, pourtant, n’attirait vers lui que des regards de dégout.

- « Jamais, la Jarre de l’Ombre ne doit être brisée », répéta prétentieusement Anaëlle. Cette histoire puérile va beaucoup trop loin. Cette Jarre a de précieux seulement les frissons que mon petit commerce apporte avec elle. Hier encore, les journaux se vendaient comme du menu fretin.

La jeune femme se tourna vivement vers ses interlocuteurs.

- « La Jarre de l’Ombre : retrouvée saine et sauve, la Jarre s’apprêtait à disparaitre dans la jungle au dos du célèbre escroc Sylvestre Disganti », titra-t-elle d’un geste théâtral. Chaque jour, la relique s’éloignait de notre cité et chaque jour les commerces fleurissaient face aux inquiétudes des concitoyens.

Anaëlle s’éloigna de la balustrade. Sa main trainante se détacha délicatement de la barrière de fer pour se poser sur sa hanche. Elle avança d’une démarche élégante.

- Que se passerait-il, si demain ?

Elle s’arrêta. Sa main se détacha de ses reins. Sans dédaigner la regarder, elle bouscula la Jarre contre le carrelage bleuté. La poterie s'écrasa sur le sol, brisée en petits morceaux. Anaëlle se remit à naviguer à travers les chaises éparses de cette même allure chaloupée.

- Si demain, la Jarre n’est plus objet d’effroi ?

Bientôt, elle atteignait la lucarne de la bâtisse. Anaëlle tourna sur elle-même, vit les cendres sur les carrelages pastel, les yeux exorbités de Sylvestre et…

***

Même la porte la plus miteuse pouvait le transporter vers les paysages les plus enchantés. Il usa d’un coup d’épaule ; celui-ci n’en fut pas vain. Et la porte s’ouvrit…

***

De si bas, les balcons des Hajouack s’arrondissaient au-dessus du vide insidieux et comme quelques gouttes passagères, celles-ci ricochèrent sur les champignons souples avant de s’élancer vers le vide menaçant.

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