Confessions (2)

21 minutes de lecture

Zoey

Lorsque j’aperçois le visage attristé de Natacha devant le tableau d’affichage où sont exposés les résultats, un long frisson d’excitation parcourt ma colonne vertébrale. Le petit sourire qui étire mes lèvres s’élargit un peu plus, puis avec les filles de la Ronde des Muses, nous assistons à l’entrée remarquée de Maria Goza, la fondatrice, et de Roger, le doyen. Mes parents adoptifs, pour moi. Ils se dégagent d’eux une force incroyable, une amitié que personne ne pourrait comprendre. L’un comme l’autre, ils sont très âgés mais passionnés par leur travail. C’est pour cela qu’il a été hors de question pour eux de prendre leur retraite, alors que la santé de Roger se fragilise. Pourtant, ce n’est pas faute d’essayer.

— Bonjour à tous et à toutes, lance Maria, félicitations aux promus. 

Elle commence son beau discours, avec ce sourire jovial qui a marqué les traits de son faciès avec le temps. Enjouée de voir de nouvelles têtes, elle cache difficilement l’émerveillement de voir notre équipe s’agrandir cette année encore. 

Mes yeux dérivent un instant vers la petite foule qui l’observe. Automatiquement, je tombe sur Natacha Travoski. Elle a tellement changé que c’en est déconcertant. Elle est devenue bien plus grande, plus musclée, plus sûre d’elle. Plus belle encore, parce que Natacha a toujours été une fille magnifique. Mais là, c’est une femme qui sort de l’ordinaire.  

— Arrête de sourire comme une idiote, tu me fais peur, marmonne Dani. 

J’arque un sourcil. Dani a raison : à force de sourire, je finirais par le regretter. Seulement, je ne peux m’en empêcher. Je suis emballée par une excitation si vive alors que je pensais passer une mauvaise journée. Qui aurait cru que je croiserais Natacha Travoski dans ma vie d’adulte ? Même si je crains des retrouvailles brûlantes, mes articulations finissent par se détendre. Je plonge les mains dans ma longue parka belge, enfilée il y à quelques minutes pour me couvrir du vent qui se lève dehors. Je capte ensuite quelques regards qui se tournent parfois vers nous, tandis que nous les observons tous et toutes d’un œil aiguisé derrière le mur-vitrine. J'intercepte un instant le regard d’Emilie qui fronce les sourcils. Je ne peux m’empêcher de passer la langue sur ma lèvre, rien que pour l’intimider. Ce geste fait son petit effet : les joues rouges, elle se retourne vers Maria. Elle n’a pas changé, celle-là. Elle est devenue plus belle, c’est vrai. Mais je l’ai toujours trouvée d’une terrible fadaise en comparaison avec Natacha. Blonde, fine, pas très grande et surtout, aucune personnalité. Et pour finaliser cette poupée sans vie, elle a toujours été foncièrement méchante. Et je crains que cela ne se soit pas amélioré avec le temps. Preuve en est que c’est la plus fragile de notre équipe, la gentille et douce Christa, qui en a subi les conséquences. 

Mais ça ne fait rien. J’ai ce qu’il faut pour venger mon amie. Emilie a dû se questionner : pourquoi a-t-elle été prise et pas Natacha ? En sachant que son examen de passage à la tablette graphique a été lamentable. J’ai dû supplier les filles de la prendre, pour que je me charge moi-même de sa formation. Quant à Natacha... je n’ai pas eu à supplier, cette fois-ci. C’était aussi évident dans mon esprit que pour l’équipe.  

— Bien, désormais, je vais citer le nom de trois personnes, annonce la fondatrice, après le discours de la représentante, vous nous suivrez. Les noms : Gabriel Denim, Natacha Travoski et Merry Dol. 

Je prends une longue inspiration et retire ma monture noire pour la tendre à Christa. Elle me lance un regard d’encouragement puis ouvre la porte en verre. Les filles – Arley, Joyce et Dani, passent devant moi. Chacune à sa propre personnalité, sa façon d’être et s’est particulièrement visible avec le groupe que nous formons. Chacune est différente, et les gens ont tendance à penser que nous sommes toutes des filles de passés compliqués, que nous nous sommes hissées à notre place parce que nous étions différentes et torturées. C’est vrai pour certaines mais pas pour d’autres. On impressionne les gens, on en intimide d'autres parce que Roger et Maria nous ont façonné à l’image de Feminist&Co, comme des femmes fortes et fières, qui n’ont besoin de personnes – et surtout pas d’hommes – pour se hisser au plus haut. 

  C’est Maria qui a créé la Ronde des Muses, il y a quatre ans, persuadée qu’on était toutes les quatre ses cartes maîtresses. Et jusqu’à maintenant, elle a toujours eu raison de croire en nous. Même si nous étions plutôt réticentes avec cette idée, notre objectif fondamental était de redorer l’image du féminisme, d’aller au-delà des clichés qui surviennent à la surface. C’est d’ailleurs plutôt ironique que je me retrouve aujourd’hui, représentante du féminisme, alors que je m’en fichais complètement au lycée... 

Maria passe près de moi et me presse la main. Des chaises leur sont installées près de la machine à café et Christa fait la présentation de mon rôle au sein de l’entreprise pendant que Kader me prépare : il glisse sur le col de ma robe un micro, petit et ovale, et glisse le fil sous le tissu. Il passe ensuite un petit casque qu’il dispose sur mes oreilles – au cas où le micro ne fonctionnerait plus. Je dispose le micro pendu au bout d’une barre amovible et hoche la tête. 

— Tu peux y aller, me dit-il. 

D’un geste, il actionne une petite boîte noire pendue à l’arrière de son pantalon et lève le pouce en l’air. Je m’avance vers le grand tableau blanc qui fait face aux nouveaux employés et étire un sourire évasif, de sorte à ce qu’ils ne s’imaginent pas qu’entrer ici soit une bénédiction. 

— Bonjour à tous et à toutes, dis-je avec un regard appuyé aux femmes du premier rang, je m’appelle Zoey Daniss, je suis cheffe artistique et la représentante officielle de Feminist&Co. Si vous voulez en savoir plus, je vous déconseille d’aller sur ma page Wikipédia : ce n’est pas des cigarettes que je fumais, mais des joints. 

Des petits rires s’élèvent, épars. Maria secoue le visage, dépitée, et je ne peux m’empêcher d’être fière de ma petite anecdote. Je reprends, plus fière que jamais : 

— Si je vous dis ça, c’est pour montrer qu’on n’a pas besoin d’être une tête pour entrer chez Feminist&Co tant qu’on a l’envie et l’assurance. Faire de longues études ne fait pas tout et ce n’est pas votre passé qui régit votre avenir. Du moins... pas totalement. 

Je lance un regard appuyé à Emilie qui m'en rends un plus noir et équivoque. Je l’ignore, concentrée sur mon discours que j'ai à peine eu le temps de préparer. Mais je sais déjà ce que j’ai à dire. Je retrouve un ton plus neutre : 

— Vous arrivez dans une période importante et périlleuse pour Feminist&Co, parce que ce sont les mois les plus cruciaux : on enchaîne les interviews avec les médias, les sorties de nos numéros exclusifs, c’est en ce moment qu’on signe nos plus gros contrats. Et pour cela, il faut que vous soyez performants et certains de vos capacités. J’ajouterais d’ailleurs que si vous n’avez pas les tripes à subir le machisme, la misogynie ou les insultes publiques, alors vous devriez partir maintenant. Parce que c’est le quotidien pour la plupart d’entre nous. En entrant ici, vous prenez un risque. 

Je laisse un blanc s’installer, de sorte que ce que je leur dis entre dans leurs esprits. Puis je lance un regard à Kader. Suite à ça, une image apparaît au rétroprojecteur sur le tableau blanc. Je m’écarte légèrement. 

— Voici trois des plus grosses entreprises d’Edimbourg. Notre objectif, c’est de signer un contrat de plus de six mois avec eux avant la fin de l’année prochaine. 

Des messes basses s’élèvent soudainement. Avec les filles, on prévoyait ces réactions. Craindre la surcharge ou l’impossibilité n’est pas dans nos capacités. On est persuadées qu’on va y parvenir. 

— Voici Françoise Héritier sur cette image. Vous devez savoir qui elle est... Emilie ? 

Un petit sourire grignote mes lèvres lorsque la blonde se ratatine sur sa chaise. Je fronce les sourcils, mimant à la perfection l’étonnement. 

— Elle est pourtant l’un de nos premiers modèles de féminisme, ajouté-je. 

Certains se retournent, aussi surpris que moi. La voir assiégée par le jugement me satisfait profondément. Je ne peux m’empêcher d’enfoncer le couteau dans la plaie, mais la voix de Natacha vient briser ce court moment de jouissance pour répondre à sa place : 

— C’est une anthropologue française reconnue qui a écrit Masculin/Féminin, un livre typiquement féministe. 

J’arque un sourcil, un peu déçue de ne pas avoir pu m’amuser un peu plus. Mais voir Natacha toujours aussi attachée au féminisme compense mon ressentiment. J’échange un long regard avec elle avant de retrouver ma place. 

— Effectivement. Elle sera à Édimbourg pendant la période de Noël. Il nous la faut en entretien, qu’on nous voit avec elle, qu’elle parle de nous comme on parlera d’elle. 

Tout le monde reste muet, approfondissant ma satisfaction. J’enchaîne avec une présentation de notre entreprise — j’explique que nous sommes un magazine féminisme mais que nous faisons du touche-à-tout, avec des rubriques culturelles, musicales, diversifiées et intéressantes, ainsi que nos objectifs et nos attentes. Puis j’ajoute les mots de la fin avant de quitter ma place devant le tableau. Tout le monde se met à parler : l’excitation prône l’inquiétude, pour mon plus grand plaisir.  

Je cligne des yeux, irrité par la lumière aveuglante du projecteur et, comme toujours dirais-je, me met à râler tandis que Maria me félicite. 

— Je vais devenir aveugle avec ce machin, c’est casse-pied. 

—Arrête de te plaindre, geint Kader, on n’a pas encore les moyens de s’acheter mieux. On a déjà refait les bureaux, tu devrais être contente. 

Je grimace.  

— Ce n’est pas moi qui vous ai harcelé pour ça, je te rappelle. 

— Excuse-moi, c’est vrai, sourit-il, tu me harcèles juste tous les jours à vingt-trois heures parce que tu n’as plus de thé. 

Je lève les yeux en l’air, mais il n’a pas tort. Le hasard a fait que mon appartement se trouve juste au-dessus du sien. Avec la femme qu’il a : une vraie petite ménagère et mère au foyer, ils ont toujours ce qu’il faut sous la main. Alors, parfois, j’en profite... Mais je ne suis pas une voleuse, je paye toujours ce que je prend. 

— Je suis fière de toi, ma chérie, lance Maria, les années passent et tu t’améliores.  

Je secoue le visage avant de jeter un œil à l’horloge. Kader retire le casque puis le micro que je porte. La plus âgée se redresse devant les nouveaux employés, imposant immédiatement l’ordre et le respect. 

— Les personnes que j’ai appelé un peu plus tôt, veuillez suivre l’équipe, s’il vous plaît. 

Je jette un œil à Natacha qui ne comprend pas ce qui se passe. Elle fronce les sourcils mais s’exécute, la veste dans une main et son portable dans l’autre. La voir aussi perdue me rend complètement folle : quand elle saura la nouvelle... ce sera plus jouissif que n’importe quelle nuit avec une femme.  

Elle s’approche de l’équipe avec deux autres nouveaux, des garçons particulièrement jeunes. Puis je remarque Emilie qui la suit à la trace comme un petit mouton. Je soupire, déjà irritée par son comportement, et apparaît devant elle. Elle sursaute de nouveau, alors que le parfum de Natacha, coton et éclats de pêche, s’incruste en moi comme une pluie chantante. 

— Tu ne t’appelles pas Natacha, si je me souviens bien. Après ton petit spectacle ou tu t’es amusé à contrarier, et pire, à humilié l’une de nos plus anciennes employées, je te conseillerais de te faire toute petite. 

Elle fronce les sourcils, les traits crispés. Sa mâchoire se contracte nerveusement en s’approchant de moi, comme pour me menacer de faire quoique ce soit. Ce qu’elle ne sait pas, c’est que je n’ai pas totalement changé de celle que j’étais. Si elle dépasse la limite, elle n’aura pas le droit de pleurer quand son nez se retrouvera écrasé contre mon poing.  

Je me penche légèrement pour qu’elle soit la seule à entendre : 

— Ne t’inquiète pas, blondie, on va s’amuser, toutes les deux. 

Je me redresse lorsque Christa m’interpelle. Je recule d’un pas, le sourire le plus impropre que j’ai pu esquisser de l’année et rejoint l’équipe. Je passe près de Natacha qui me lance un regard circoncis. Je n’en dis rien et élargit mon sourire pour le lui offrir, à la fois excitée et heureuse. 

— C’est parti, les enfants, lance Dani. 

*** 

— Je peux comprendre que ce soit désarmant de commencer avec un tel poste, mais on a eu vent de pas mal de remarques sur vous et vos capacités. Techniquement, dans une telle situation, on ouvre les lettres de recommandations et si la personne nous plait, on leur demande de nous-même un entretien d’embauche. Seulement, on souhaite rencontrer ces dites personnes et les juger par nous-même. 

L’expression de Natacha est à mourir de rire. Son froncement de sourcil pourrait bien la vieillir d’au moins dix ans si elle continue. Elle écoute ce que dit Dani d’une attention extrême, mais je la sens éparpillée à l’intérieure d’elle-même.  

— Mais... lance Merry, ça veut dire qu’on sera chefs ? Alors qu’on a aucune expérience dans votre entreprise ? 

Dani acquiesce d’un air amusé. A côté d’elle, Maria les regarde avec tellement de tendresse que je pourrais presque en être jalouse. Je ne dis rien, trop concentrée par Natacha que je ne peux m’empêcher de fixer en attendant sa réaction. 

— Je ne sais pas quoi dire, souffle-t-elle finalement, je pensais vraiment que j’avais raté mon entretien. C’était tellement court. 

J’arque un sourcil avant de rigoler. Ils se tournent vers moi, m'interrogeant du regard. 

— Avec Dani, plus c’est court, mieux c’est. 

Je lance un regard suggestif à Christa qui se met à rougir. 

— Q-quoi ? Balbutie-t-elle. 

— Rien, dis-je avec un large sourire. 

Dani secoue le visage avant de se concentrer sur les nouveaux. 

— Ne faites pas attention à elle. Revenons-en à ce que je disais : vous n’allez pas être jeter dans le grand bain comme ça. Un membre de la Ronde des Muses va vous former pour une période, environ, d’un mois. Vous alternerez par moment. Dans tous les cas, vous avez l’avantage de participer aux réunions contractuelles, à celles de l’équipe en général et vos décisions compteront autant que les notre. Tout ce qu’on vous demande, c’est de prendre les choses avec sérieux et de ne pas venir le matin les mains dans les poches. 

— Bien sûr, c’est évident, répond Natacha. 

— Très bien, soupire Dani, alors je pense qu’on est bons.  

Elle se tourne vers Christa. 

— Les nouveaux employés sont tous repartis : je les ai prévenus de leurs emplois du temps et je leur ai fait visiter les locaux. J’ai mis en place un système de rotation : lundi, moi et Kader serons chargés de présenter les bureaux. Lui au premier étage et moi au deuxième. 

— Super, souffle Arley en se redressant, je propose qu’on décale les formations des équipes pour les entreprises de luxe. On n'a pas le temps de préparer un concours. 

Tous les deux ans, lorsqu’on fait passer des entretiens d’embauches, les nouveaux employés sont installés dans des bureaux au premier et au deuxième étage. Ici, au troisième étage, là où ont lieu toutes les plus grosses réunions, sont réservés aux plus anciens ou, comme nous, à la Ronde des Muses. Seulement, il nous faut une équipe pour nous soutenir, des membres, une secrétaire. Et pour les choisir, on fait passer un concours. Seulement, cette année, cela va être difficile avec notre programme chargé.

— Sinon je peux m’en occuper pendant les vacances de Noël, suggère Christa. 

Dani secoue le visage. 

— C’est hors de question. On se marie dans six mois, je n’ai pas envie que tu t’épuises pour un truc qu’on peut reporter. 

J’étire un petit sourire en les voyant. Christa et Dani sont le deuxième couple le plus ancien de l’entreprise. Christa était là depuis longtemps, et elle nous a toutes connues à nos débuts. On peut dire que c’est elle qui nous a tout appris alors même qu’elle n’est que secrétaire. Maria lui a déjà proposé des promotions, de grimper en grade, mais elle a toujours refusé. 

— Parfait alors, souffle Maria, sur ce, vu l’heure, je vous conseille de rentrer chez vous et d’aller vous reposer pour être en forme demain. 

Puis elle me lance un regard, sérieuse : 

— Tu fermes les portes avant minuit. Si je te vois au-delà de cette heure sur les caméras, je me chargerais personnellement de ton cas, jeune fille. 

Je grimace face à la tempérance dont elle fait preuve. Je me contente d’acquiescer. De toute façon, c’est elle qui a le plein-pouvoir. Rétorquer ne m’aiderait pas et n’arrangerait pas mon cas. 

Maria et Roger sont les premiers à repartir, puis Christa et Dani. Les nouveaux s’en vont, et la salle de réunion se libère pour ne laisser que Natacha, en pleine discussion avec Arley et Joyce. 

Ne voulant pas les déranger — aussi pour éviter des retrouvailles enflammées avec la belle brune, je m’exile hors de la petite pièce. Se révèle alors face à moi une salle toute en longueur, éclairée par d’immenses fenêtres à ma gauche, et d’une bibliothèque à ma droite. Le plafond est très haut et surplombé par des colonnes en pierre. Les bureaux, qui forment des rectangles, tous positionnés les uns en face des autres et accolés, forment quatre espaces jusqu’au fond de la pièce. En bout de ces formes, un bureau, plus large et plus grand, pour les chefs. Je retrouve ma place, à la deuxième section, et enfile mon gant de dessin en tendant les doigts. J’ouvre Photoshop et reprends mon projet là où je l’avais arrêté. 

Il n’y a aucun passage durant l’heure qui suit. Seulement, rapidement, une tête blonde apparaît dans mon champ de vision. L’exaspération est la première émotion qui me submerge lorsque je l’aperçois s’approcher de moi et non de la salle de réunion où se trouve Natacha. Elle s’arrête près de mon bureau et croise les bras, les joues rouges. 

— Comment as- tu fait ? 

Je ne m’arrête pas de dessiner, malaxant une balle en mousse dans l’autre main. 

— Fais quoi, Emilie ? 

— Pour arriver ici, avoir cette place. Au lycée, tu ne faisais que boire et te droguer. Tu t’es débarrassé de ta dépendance aussi facilement ? 

La hargne qui retentit dans sa voix à le mérite de rendre chacun de ses mots clairs et précis. Elle m’accuse du même motif qu’à l’époque, à croire qu’elle ne peut pas concevoir que certaines choses changent, et les gens aussi. Je n’arrive pas à savoir si ça m’amuse ou non. Ce qui est sûr, c’est que la revoir – elle et Natacha, provoque en moi des frissons désagréables. Des images du passé me rappellent que celui-ci n’est jamais très loin, qu’il nous poursuivra éternellement, même si on souhaite l’oublier. On ne peut que l’ignorer, en réalité. Autrement, tout serait bien plus simple. 

— Laisse la tranquille. 

La voix de Joyce est rauque et fugace. Emilie la regarde, alternant encore la colère et la surprise. Joyce est sombre, un peu comme un nuage gris. C’est une femme qui ne parle pas beaucoup, ou seulement pour dire ce qu’elle pense nécessaire d’être entendu. Elle est impressionnante, dans les magazines peoples, on l’appelle la Muse bad-ass. Elle donne toujours l’impression d’avoir les traits durs, mais en réalité, c’est une intellectuelle, c’est pour cela qu’Emilie se sent petite à côté d’elle. Elle est plus masculine que nous, elle porte toujours des vêtements plutôt large mais qui taille délicieusement ses courbes. Sa marque de fabrique, ce sont ses cheveux gris qui retombent sur ses épaules et qui mettent en valeur ses yeux saillants.

 Elle est plus terrifiante que Dani et bien moins bienveillante. 

— Laisse, Jo. Emilie a des tas de choses à me dire alors je vais lui répondre. 

L’attention de la blonde se tourne de nouveau vers moi. Lèvres pincées, elle me fixe. 

— Tu as raison. On ne change jamais vraiment, tu en es la preuve vivante. Seulement, je n’étais pas dépendante de ce que je prenais puisque ça m’arrivait qu’en soirée. Quant à l’alcool... Oui, j’ai encore du mal mais chacun à ses problèmes. Alors je te demanderais de te mêler de tes affaires. 

— Et de celles des autres en général, grogne Joyce, tu penses que tu as été prise pour tes capacités mais ce n’est pas le cas. Si tu es prise quelque part d’autre un jour, c’est Zoey qu’il faudra remercier. 

Joyce a l’air très énervée. Je ne suis pas étonnée d’elle : elle voit en moi sa petite sœur décédée il y a des années sous les coups de son père. Elle ne le digère toujours pas, même après dix ans. Et je ne peux que la comprendre. C’est comme ça que les problèmes débutent : quelqu’un t’insulte, t’accuse, tu gis sous les mots, puis sous les coups et un jour, c’est fini, tu ne t’en relève plus.  

Ouais, je connais ça.

Joyce me salue après avoir déposé un dossier sur mon bureau. Je l’attrape, curieuse, puis soupire de soulagement lorsque Natacha ordonne à sa meilleure amie de déguerpir au plus vite. Il lui faut répéter, mais cela finit par fonctionner. Mes épaules s’allègent légèrement, suffisamment pour que je me remette au travail.  

— Désolé pour tout ça. 

La voix de Natacha n’a pas totalement changé. Elle est toujours aussi profonde et chaude. L’entendre après toutes ses années hérisse mon épiderme. Mais je décide de ne pas la regarder. Sans trop savoir pourquoi – peut être par peur des questions qu’elle va me poser, ou pour la rassurer que ne pas l’avoir vu toutes ces années ne signifiait rien. Alors que je me suis montré particulièrement patiente, à attendre de la voir apparaître aux entretiens, année après année. Puis, finalement, elle n’est jamais apparue jusqu’à aujourd’hui. 

— Arrête de t’excuser pour des choses que tu n’as pas faites, dis-je sans la regarder. 

Un silence s’abat, puis elle me lance, la voix sourde : 

— Comme quand tu es parti sans rien dire ? 

Mon cœur s’arrête de battre quand le ton de sa voix ne laisse pas présager ce qu’elle ressent. Elle m’envoie ça comme une accusation sévère, comme un reproche. Je me sens soudainement fautive alors que je ne comprends pas le sens de son insinuation. Je me tourne vers elle, le cœur affligé. Son regard est si sombre qu’il pourrait me priver de tout l’air que j’essaie désespérément de cracher, une boule dans la gorge. 

— Pardon ? 

Elle pince les lèvres et détourne le regard, les traits figés par la colère.  

— N’essaie pas de jouer l’innocente, Zoey.  

A mon tour, je fronce les sourcils et me lève. Son regard s’accroche au mien, à la fois désespéré et dans l’attente. Seulement, j’ai beau réfléchir, me creuser la tête, je ne vois pas ce qu’elle entend par là. Oui, j’ai disparu deux jours et je suis partie de Blackford après ça, mais j’étais affichée sur tous les journaux de la région... 

— Il va falloir aller au fond de ta pensée parce que je ne comprends pas ton reproche, dis-je finalement, perdue. 

Elle fronce les sourcils à son tour, décontenancée. Une minute s’écoule dans un long silence alors qu’elle essaye de comprendre ce qui se passe. Tout comme moi, la situation se révèle de plus en plus blanche – ou noire, mais l’entre-deux n’est pas là. Nous sommes dépassées. 

— Tu as disparu après notre weekend sans rien dire. Tu n’as laissé aucun message, tu n’es même pas venu me prévenir. 

Là encore, mon cœur alterne entre deux sentiments. Le fait que Natacha a été touchée par ma disparition et qui m’en veut de ne lui avoir rien dit. Et l’autre... à la fois rassurée et étonnée qu’elle ne soit pas au courant. Elle n’a pas lu les journaux, à ce moment-là. Tout simplement. 

Alors, elle n’est au courant de rien ?

Pourquoi ? Ça, je n’en sais rien et c’est plutôt étonnant puisqu’elle passait son temps dans les librairies et les cafés de la ville, notamment alors qu’elle tenait celui du lycée. 

— Natacha... tu n’as pas lu les journaux, cette semaine-là ? 

Elle ouvre deux grands yeux ronds, comme si elle m’accusait de changer volontairement de sujet. 

— Où est le rapport ? 

Sans le contrôler, un sanglot remonte dans ma gorge que je retiens de justesse. Je me laisse tomber sur ma chaise comme une poupée de chiffon. Natacha a un sursaut de panique et dépose son sac sur le bureau pour s’agenouiller devant moi. 

— Hé, ça va ? Je suis désolé, je ne voulais pas t'accuser, j’étais juste énervé parce que tu es partie sans rien dire alors qu’on avait quand même passé tout le weekend ensemble. 

Je reprends une longue inspiration et déglutit. 

— Alors tu n’es vraiment pas au courant de ce qui s’est passé ? 

Elle secoue le visage. 

— Non, j’étais tellement irritée par ton comportement que j’ai avancé mon voyage de quelques jours. J’étais repartie du surlendemain. 

Je me laisse tomber contre le dossier de mon siège et vient nettoyer mes yeux larmoyants. Un long soupir de soulagement traverse mon corps. 

— Tu n’es pas au courant, répété-je dans un petit rire euphorique, qui l’aurait cru ? 

— Qu’est-ce-qui s’est passé, Zoey ? 

Je me tourne subitement vers elle et secoue nerveusement le visage. 

— Non, non, non, tu ne sauras pas. Tu es probablement l’une des rares personnes de Blackford à ne pas connaître ce qui s’est passé et je préfèrerais encore me tuer que de te dire la vérité. 

Natacha pousse un long soupir à son tour avant de grimacer. 

— Décidément, je ne saurais jamais rien...  

— Rien du tout, affirmé-je, sûre de moi. Cependant, je suis désolé que tu aies pu croire que je sois partie sans rien dire. Ne pense pas que tu ne m’importais pas, c’est juste qu’il s’est passé des choses dont je n’avais plus le contrôle et tout s’est déroulé très vite. 

Natacha redresse le visage, exaspérée. Puis elle se relève avant de déposer ses mains sur les bras de mon siège et s’approcher si près que nos nez se touchent presque. 

— Tu as bien intérêt à te faire pardonner, Zoey. Je suis très rancunière. 

La peur et la crainte ressenties quelques minutes plutôt s'évaporent dans un long frémissement. Soulagée, je me redresse de sorte à ce que nos lèvres soient si proches que nos souffles se croisent fébrilement. J’entrouvre les lèvres, ourlées d’un petit sourire, avant de murmurer : 

— Ne t’en fais pas, Nat. 

Notre proximité s’éternise le temps de quelques secondes pour prolonger notre échange de regard qui se fait sensible et intime. Puis la porte de la salle de réunion résonne dans un cliquetis et nous nous écartons précipitamment. Arley apparaît de dos, en train de fermer la porte. Elle s’approche de nous, le visage curieux. Son regard va de Natacha au mien : 

— Je te raccompagne ? J’ai un rencard à côté. 

J’acquiesce sans rien dire, satisfaite de ce petit moment de complicité. Au contraire, Natacha semble gênée et déboussolée bien qu’elle le cache d’une perfection hallucinante. Elle nous salue et disparaît pour quitter le bâtiment. Je retiens difficilement un petit sourire en rangeant mes affaires, mais Arley le perçoit aussitôt que la brune n’est plus là. 

— Déjà une touche ? Tu m’épates. 

Je secoue le visage. 

— N’importe quoi, ricané-je, ça fait bien longtemps que j’ai abandonné l’amour. 

— Alors quoi, m’accuse-t-elle, vous allez vous amuser quelques temps puis une fois que tu ne supporteras pas les responsabilités, tu la jetteras et vous vous croiserez, gênées, dans les couloirs et pendant les réunions ? 

J’éteins mon ordinateur et suit Arley jusqu’à l’ascenseur. Celui-ci nous dépose au hall. 

— Je ferais en sorte qu’aucune responsabilité ne s’installe, plutôt. Je ne fais pas ça par plaisir... 

Arley s’arrête en plein milieu du parking et me donne un coup d’épaule amical. Ses yeux émeraudes me fixent, amusés et compatissant. 

— Je plaisante, Zo. Je sais que c’est difficile. Sinon tu serais casé depuis longtemps. 

Je secoue le visage, amusée. Arley est la plus jeune de la Ronde des Muses mais, parfois, j’ai l’impression que c’est la plus mature. C’est peut-être parce qu’elle vient d’une grande famille...  Elle est toujours à l’écoute, mais en contrepartie, c’est aussi celle qui dit tout haut ce que pense les autres tout bas. Un peu comme moi, mais en bien plus douée, parce qu’elle use plus facilement des mots que moi. C’est elle qui m’a appris à parler, à communiquer avec un public. C’est une oratrice de renom, belle et fière d’elle : ses cheveux mi-longs bruns et sa grande taille lui donne l’air d’une femme fière et enjouée, parce qu’elle à toujours les commissures étirées vers le ciel, le regard joueur. D’ailleurs, elle porte en permanence sa veste en jean qui arbore un +=+ en lettres capitales. Mais bien qu’elle soit la plus positive et notre bout-en-train, elle aussi a ses côtés sombres.

— A lundi, dit-elle simplement en se garant devant Elite A

Je lui souhaite un bon weekend puis me dirige vers l’entrée du petit hôtel. La femme à la réception m’accueille d’un sourire puis me tends une liasse de lettres. Je remonte dans ma chambre et ne prends pas le temps d’ouvrir les papiers. Je me laisse tomber contre le matelas épais, et malgré le frisson de solitude qui m’accapare comme à chaque fois, je me laisse tomber dans un profond sommeil. 

La nuit se fait longue et pénible, mais comme toujours, je me rassure en m’avouant toutes les vérités que je refoule en permanence. Peut-être n’ai-je pas réellement changé. Mais ce qui est sûr, c’est que j’ai traversé le champ de bataille. 

Plus rien ne pourra me faire peur, désormais.

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