Épineux

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Natacha

Mon premier jour à Feminist&Co me laisse perplexe. Je n’en attendais pas autant d’une entreprise féministe, et pourtant... celle-ci va au-delà de mes espérances. Ce n’est pas simplement un bâtiment avec des bureaux ci et là, avec des employés travaillant dans un silence pesant. Non, ici, tout le monde voit les autres, chacun discute, une musique légère flotte dans l’air et la fondatrice, pourtant bien âgée, nous rapporte des cafés et de quoi grignoter.  

Je ne pensais pas autant apprécier mon poste dans cette entreprise, bien que j'ai l’impression d’être dans un bain dont j’ignore tout encore. D’autant plus que Dani est une formatrice incroyable et qui sait me guider et deviner mes appréhensions. Malgré son air blasé, ses yeux pétillants montrent une passion visible. Elle m’apprend tellement de choses en si peu de temps, des choses que j’ignorais et dont je n’avais même pas conscience.

Et à côté de ça, j’ai devant moi la Ronde des Muses, qui révèlent quatre femmes qui, en plus d’êtres belles et intelligentes, donnent tout dans leur travail. Je ne crois pas avoir vu Zoey se relever une seule fois pour boire quelque chose ou aller ne serait-ce qu’aux toilettes. Et pourtant Christa lui a proposé à plusieurs reprises. Mais la réponse est toujours la même : plus tard, merci .

Ce n’est qu’à midi et demi, lorsqu’une sonnerie retentit dans tout le bâtiment, et quand soudain l’écran de mon ordinateur se fige que je commence à comprendre le fonctionnement de l’entreprise. C’était une idée du doyen de couper tous les systèmes pour forcer les employés à s’arrêter et prendre une pause. Zoey n’est pas enchantée, elle se met à râler mais finit par céder et se redresse pour rejoindre les autres dans la salle de réunion, que seules les membres de la Ronde des Muses utilisent également comme salle de pause. 

— Tu peux nous y rejoindre, me propose Dani, tant que tu n’invites pas ta copine blonde. J’ai encore son imitation stupide de ma femme en travers de la gorge. 

Je me fais petite face à sa remarque et acquiesce sans rien ajouter de plus. Je suis tentée de les rejoindre mais je crains la réaction qu’aura Emilie quand elle se rendra compte que je ne la rejoins pas à la cafétéria. Si je m’écoutais, je ne porterais pas d’attention à ce qu’elle en pense, notamment à cause de son comportement dernièrement. Mais elle pourrait bien s’en prendre à quelqu’un d’autre et je n’ai pas envie d’être mêlée à ses bêtises. 

— Elle n’est pas autorisée à monter ici sans rendez-vous, de toute façon, me lance Dani. 

Elle m’envoie un sourire amical et compréhensif. Sa remarque me soulage automatiquement et je me contente d’envoyer un sms à Emilie pour la prévenir que je ne serais pas là pour ce midi. La salle de réunion n’est pas très grande mais cosy et chaleureuse. La grande table en bois qui longe la pièce en longueur est parsemée de plantes aromatiques qui dégagent une bonne odeur d'Amazonie. Tout au fond, une table blanche qui longe le mur sur lequel reposent une cafetière, des dossiers, un ordinateur. Une légère musique – les notes d’une mélodie douce – flotte dans la pièce et se mêle à l’effluve du thé à la camomille. 

Quand j’apparais à la suite de Dani, Arley me souhaite la bienvenue et Joyce engage la conversation. Je me plonge dans la discussion, mais je parviens difficilement à ne pas tourner les yeux pour ne pas regarder Zoey. Notamment aujourd’hui, alors qu’elle porte une longue robe fleurie dont le décolleté baille doucement contre sa peau laiteuse pour ne laisser apparaître que la naissance de sa poitrine. Je contiens douloureusement l’attirance qui me creuse la poitrine, la chaleur brûlante qui crible mes cuisses de frissons agréables pour rester concentrée sur mes interlocutrices. Mais plus les minutes s’écoulent, et plus les souvenirs de notre nuit désinvolte me reviennent en mémoire. De ses gémissements à ses soupirs, jusqu’à sa peau chaude. 

Puis un rire rauque me tire de mes pensées. Je me redresse, surprise, et remarque que je m’étais presque assoupie au-dessus de mon café. Je souris à Arley qui se moque de moi avant qu’elle ne se mette à m’observer de haut en bas sans masquer son intérêt : 

  — Dis donc, tu es une femme magnifique. J’adore comment tu t’habilles. 

Étonnée par sa remarque, je lui souris, assez fière de retenir le regard. 

— Merci beaucoup. 

Je n’ai pourtant pas fait beaucoup d’efforts en me levant ce matin. Occupée par autre chose qui a demandé mon entière attention, je me suis contenté de mettre l’une des tenues que je porte le plus souvent : un pantalon de costume avec une chemise blanche. Je ne me suis même pas maquillée, et à peine coiffée. Autant dire que je dois avoir l’air plutôt négligé pour ce premier jour de travail. Malheureusement, je n’ai pas eu le temps d’arranger ça. 

— En parlant de vêtements, lance Christa enjouée, j’ai trouvé certaines robes pour le Bal d’Hiver. Enfin, j’ai trouvé pour moi, et pour toi, Zoey. 

Le visage baissé et plongée dans sa lecture, Zoey se redresse à l’entente de son nom. Perdue, elle nous jette un regard pour nous interroger : 

— Je t’ai trouvé une robe pour le bal d’Hiver, lui répète la petite blonde. 

— Ah, cool, lui réponds Zoey avant de replonger dans sa lecture. Amusée par sa réaction, Christa se contente de sourire et reprendre une bouchée de son repas. 

— On pourrait dire tout ce qu’on veut qu’elle ne capterait pas, m’avoue Dani. 

— Si elle n’est pas une carpe, c’est une pierre, chuchote Christa. 

Tout le monde se met à rire, et c’est seulement à ce moment que Zoey grimace. 

— Je vous entends, vous savez. Vous pourrez dire ce que vous voulez, mon rêve serait parfaitement d’être une pierre. 

Un rire m’échappe. Zoey me regarde et se justifie, en souriant : 

— Ne te moque pas, Nat. Être une pierre, c’est la définition même de ne rien faire. Tu es à ta place, tu observes le monde, ou tu dors, toujours, toujours. Tu ne peux rien ressentir, rien dire, rien subir. Le rêve absolu

Les filles se mettent à glousser mais je sens chez quelques-unes, particulièrement chez Joyce et Dani, que les leurs sont retenues, un peu tristes. Christa aussi a un rire de circonstance, comme si elle comprenait le message caché de son explication. Et moi, non, parce que selon les dires de la concernée, je n’ai pas le droit de savoir. Ça m’énerve un peu, mais j’essaie de garder contenance. Je suis au travail et ce n’est pas le lieu pour ça. 

— On retourne au travail, lance Dani. 

J’avale une goutte de ma bouteille avant de frissonner lorsque Zoey passe derrière moi. Sa main frôle délicatement mon épaule et traverse mon dos. Mon regard croise ses yeux rieurs avant que le contact ne soit coupé par la porte. 

— Je suis étonnée que Zoey soit si tactile avec toi. C’est la première fois qu’elle l’est avec une femme, d’ailleurs. 

Arley ne me regarde pas en disant ça. Le visage fourré dans son verre, elle en avale qu’une fine goutte avant de me fixer. Son regard se fait mystérieux et je ne parviens pas à savoir si son ton est semblable à un reproche ou à de la satisfaction. 

— Je l’ai connue au lycée, dis-je simplement. 

— Et vous avez couché ensemble, sourit-elle, insolente. 

Je lève les yeux en grimaçant puis me relève. 

— C’est ta propre supposition, pas la mienne. 

Je secoue le visage lorsqu’elle se met à rire ouvertement. Ses traits espiègles retrouvent une certaine légèreté qui, je suis sûre, n'a pas l’habitude d'user. À cet instant, elle m’offre un regard compréhensif.

Je lui souris à mon tour puis retourne à ma place. Dani reprend ma formation avec indulgence, et m’apprends qu’il est possible que je sois confrontée à prendre de grosses décisions d’ici quelques semaines. L’apprendre de cette manière me met du poids sur les épaules, mais je ne peux m’empêcher d’être excitée à l’idée de gérer une équipe. J’aimerais porter cette entreprise loin, mais pour cela, il me faut combler les espaces vides et donc être à l’écoute est la première des choses à faire. 

Même quand une Zoey attire l’œil alors qu’elle ne fait absolument rien. C’est probablement seulement dû à son décolleté, pourtant je n’ai jamais été fébrile devant une femme habillée de la sorte. Evidemment, j’aime et ça me plait, ça laisse de la place à l’imagination, mais au travail et en permanence, non. Zoey est devenue vraiment belle, et changée, et je crois que c’est ce qui me perturbe le plus. Je n’ai pas encore eu le temps de m’y habituer, encore moins de la croiser, de la sentir aussi proche, de sentir ce même parfum fruité. J’ai l’impression qu’elle devient un objet de désir qu’il m’est impossible d’atteindre. Même si elle est souriante et plus enjouée, je garde encore en mémoire le bruit de ses sanglots, sa peau fébrile et la tristesse qui habillait ses grands yeux noirs. Que s’est-il passé après ce weekend-là ? Et pourquoi ne veut-elle pas me le dire ? Une question qui restera probablement sans réponse... 

*** 

Quand l’après-midi sonne dix-sept heures, les premiers employés s’en vont. Les mères de familles, principalement, et les plus âgés. Maria nous quitte peu après, tandis qu’elle réexplique aux nouveaux employés dont nous faisons partie que l’heure de fin de journée est de seize heures et qu’il faut le signaler sur notre compte personnel si on fait des heures supplémentaires. 

 De ce fait, je ne suis presque pas étonnée de ne voir rester que les membres de la Ronde des Muses et quelques employés courageux.  

— Je signerais ta fiche, me lance Dani, pour confirmer que tu es resté plus longtemps. 

Dani me laisse ensuite utiliser les logiciels pour la fin de l’après-midi afin de jeter un œil aux anciens dossiers. Je me découvre une passion pour la découverte de ce qu’ils ont fait, du temps qu’ils ont mis ainsi que des moyens. A chaque fois, chaque membre à un rôle crucial.  

— Vous souhaitez quelque chose, les filles ? Lance Christa. 

Chacune a ce qu’il faut – moi mon thermo rempli de café bien chaud. Seulement, Dani a quelque chose que je n’ai pas et qui me pince le cœur plus qu’il ne le devrait. Elle attire Christa jusqu’à elle et vient glisser sa main sous sa robe fluide pour la serrer contre elle. Leur geste ne montre aucune vulgarité, bien au contraire, elles respirent l’amour et la douceur. 

— Tu peux rentrer à la maison, j’ai bientôt fini. 

Christa lui sourit puis se penche pour l’embrasser. 

— D’accord, je vais préparer à manger. Je t’aime. 

Je repose les yeux sur mon écran mais je ne peux m’empêcher de rire en voyant le large sourire qui effrite le visage de Dani. Interpellée par ma réaction, elle lève les yeux en l’air. 

— Difficile de ne pas sourire avec une nana pareille, se justifie-t-elle. 

— Je n’en doute pas, dis-je, vous êtes adorables. 

Dani secoue le visage avant de passer une main dans ses cheveux. 

— Zoey, tu en es où pour la maquette de la couverture du numéro 69

— Bientôt fini, marmonne-t-elle. 

Elle se redresse sur sa chaise et se laisse tomber contre son dossier pour nous regarder. 

— Je déteste la couleur prédominante, mais en même temps, elle est parfaitement dans le thème. Je suis indécise.  

— Ne te fais pas de bile, lance Joyce, tu pourras vite te consacrer à un autre projet.

— J’espère, soupire Zoey en se replongeant dans le travail. 

Il est dix-huit heures cinq lorsque Dani quitte à son tour le bâtiment, accompagné de Joyce et Arley. Je referme la session de mon dernier logiciel avant d’accepter la bouteille d’eau que me tend Zoey, revenue de la salle de pause. Puis, dans un geste presque incrédule, elle se colle à mon dos et glisse sa main sur mon épaule avant de descendre entre les deux bords de ma chemise ouverte. Ses doigts frôlent doucement ma peau et un frisson parcourt mon échine. Son visage glisse presque contre le mien, tandis que sa voix résonne dans un chuchot contre mon oreille : 

— Quelle employée exemplaire... 

Je ne sais pas ce qu’elle fait, ni pourquoi, mais ce qui est sûr, c’est que ça fonctionne : à me toucher de la sorte, je revis les sensations d’antan, quand je la touchais pour la première fois et que mes doigts tremblaient d’impatience contre sa peau blanche. Tout comme l’absence qu’elle a provoquée, voilà des années que ma bouche brûle de regoûter à la sienne. Je suis à deux doigts d’accepter ses avances, quitte à la prendre là, sur le bureau ou dans ma voiture, peu importe. Mais le destin en décide autrement : la porte de l’ascenseur s’ouvre et ma meilleure amie apparaît, les cheveux attachés, et une robe moulante la couvrant très peu du froid d’octobre. 

— Nat ?  

Ses yeux s’assombrissent aussitôt qu’elle aperçoit Zoey collé à moi. La brune s’écarte sans dire un mot, presque comme si une mouche l’avait piquée. Son énervement est perceptible, et je ne parviens pas à cacher, moi aussi, l’irritation d’avoir été interrompue. 

Seulement, je ne peux pas demander à Emilie de repartir après ça. L’énerver davantage alors qu’elle est presque toujours sur les nerfs n'arrangerait rien. Zoey semble le comprendre puisqu’elle n’ajoute rien et retourne à son bureau pour se replonger de nouveau dans le travail. Je la regarde avec étonnement, alors que l’horloge indique déjà presque dix-neuf heures. 

— Tu te dépêches, s’il te plait, souffle Emilie, je crève la dalle.

— Tu vas déjà me parler autrement, ordonné-je. 

Elle lève les yeux en l’air, en pensant que je rigole. Mais ce n’est pas le cas, alors je le lui fais bien comprendre en la fixant. Elle finit par s’excuser, honteuse, avant de rejoindre l’ascenseur pour rejoindre ma voiture. 

— Dépêche-toi ! Dit-elle alors que les portes se referment. 

Cette femme va me tuer ou me rendre folle. Dans les deux cas, ce ne sera pas beau à voir. 

— Bon courage, me lance Zoey, moqueuse.  

Je passe derrière elle et, à mon tour, je glisse mon bras autour de son cou pour glisser ma main sur sa joue et la forcer à me regarder, nos nez séparés d'à peine quelques centimètres : 

— Si c’est ta façon de te faire pardonner, tu es plutôt bien partie. 

Elle étire un petit sourire, fière d’elle. Communicatif, je souris à mon tour avant de déposer tendrement un baiser au coin de ses lèvres. 

— Rentre pas trop tard, lui dis-je finalement. 

Puis je m’écarte et rejoins l’ascenseur pour m’en aller. 

*** 

Les jours suivants se déploient aussi vite qu’un train qui passe à grand V sur le quai. Si le lundi se montre plutôt calme, le reste de la semaine prend des chevaux entre temps. Pas le temps de chômer, j’ai à peine eu le temps de penser à Zoey, ou même à autre chose un seul instant. Des contrats de dernières minutes sont apparus et Dani a cru bon de me faire intégrer dans l’équipe pour le plus gros projet de l’année qui avait lieu avec Guerlain. J’ai été étonnée d’entendre le nom du parfum, mais il s’avère que Feminist&Co cherche à s’engager avec de grandes marques pour avoir plus de voix et plus de notoriété.  

Les jours suivants ont été fructueux : il a fallu rencontrer l’entreprise, le directeur général de Guerlain, mettre en place plusieurs planning en fonction des groupes de Feminist&Co. Arley, la journaliste du magazine, a dû se battre pour quémander un interview. Quant à Dani, elle a dû se battre pour obtenir ce qu’on souhaitait : un court métrage en partenariat avec eux, ainsi qu’une publicité qui mettrait à la lumière le Bal d’Hiver, l’un des événements les plus importants de Feminist&Co. En contrepartie, un défilé sera effectué pour Guerlain sur le thème du féminisme. Pour l’instant, Arley a gardé secrets les attentes du projet, ne mettant au courant que Maria et le doyen. 

Aujourd’hui, c’est le dernier jour avant mon premier weekend en tant qu’employée chez Feminist&Co. La semaine a été longue et éprouvante. J’ai qu’une envie, m’allonger et dormir. Mais les fins de semaines se terminent par une grosse réunion de deux heures, en fin de journée, alors ce n’est pas tout de suite le moment de souffler.  

Les membres de la Ronde des Muses arrivent au compte-gouttes, et quelques autres employés, comme Kader ou Merry, essentiel à la participation du récap. Maria arrive finalement avec Zoey, toutes les deux en pleine discussion. Elles s’installent et Christa dépose des cafés et des thés avant d’ouvrir le débat en allumant l’écran sur le mur. 

— Voici le récapitulatif de la semaine. 

Elle tapote sur son clavier tandis que tout le monde ouvre son carnet, son dossier ou sa tablette pour prendre des notes. En face de moi, Zoey repousse sa frange, aussi épuisée que nous tous. Et probablement plus : si le rythme de travail chez eux est ainsi depuis des années, je n’imagine pas à quel point elle doit savourer ses vacances. 

— Nous avons signé la fin de notre contrat avec Les Petites Culottes plus tôt que prévu mais ils nous ont renvoyé vers leur affilié, qui souhaite signer un contrat sur le long terme. Les Petites Culottes a d’ailleurs été ébahi par notre travail, ils ont adoré l’affiche que leur a faite Zoey et ont été étonné de l’efficacité de Dani au pour la publication de leurs articles. Ils nous remercient également pour l’article qui les concernent dans notre magazine. Ils nous ont laissé un commentaire sur notre site et nous ont conseillés autour d’eux. 

— C’est bien les filles, sourit Maria en écoutant la réunion, malgré qu’elle ne s’y implique pas.  

Zoey et Dani la remercient puis Christa reprends, tout sourire : 

— Nous avons signé un très gros contrat avec Guerlain. Dani a dû se battre, mais ils ont accepté nos demandes. 

Tout le monde est partagé entre l’excitation et le stress de l’attente. Pour l’instant, on ne sait pas concrètement ce que l’on devra faire, et Christa laisse Arley s’en charger, qui prends un malin plaisir à nous faire patienter. 

— Puisqu'il y a les nouveaux, je vais essayer d’être concise donc je vais faire par cheffe.

— Elle entends par cheffe les membres de la Ronde des Muses : moi-même à la publication, Zoey au visuel, Arley à la presse et Joyce à la rédaction, me chuchote Dani.

J’acquiesce avant d’écouter Arley. 

— Ils souhaitent viser une tranche d’âge assez diverse : il faut que les jeunes soient aussi épris de leur nouveau parfum que le seront les plus âgés. Ils veulent offrir un produit moins exclusif à la jeunesse, plus ouvert à l’ancienne génération. Il faut aussi qu’on trouve un moyen d’y insérer un concours, une sorte de give-away humain. Je m’explique : ils souhaitent élire des acheteurs, femmes ou hommes, qui défilerait au Bal d’Hiver. Le but étant de porter à la fois leur marque et la nôtre. Donc, Dani doit trouver un moyen pour diffuser plus largement. Zoey, il faut quelque chose qui est du peps et qui attire tous les regards. Joyce, tu sais déjà ce que tu as à faire.

Dani acquiesce sans rien dire et note ce qu’elle dit. Tout comme elle, je m’exécute à prendre soin de n’omettre aucun détail alors que les premières idées fleurissent dans mon esprit.  

— Pour la communication et la publication, on aimerait que l’événement fasse beaucoup de bruit. Il faut diversifier : interviews, reportages, articles, peu importe. Et pour le groupe artistique : il faut un court-métrage ou, si possible – mais j’appuie sur le fait que ce n’est pas obligatoire – une mini-série de quelques épisodes. 

Zoey se redresse et fronce les sourcils. 

— Pas obligatoire mais nécessaire, note-t-elle. 

— Disons que ce n’est pas nécessaire de te rajouter du travail. 

Zoey étire un petit sourire. 

— Va pour une série, alors. 

Arley lance un regard à Maria qui hausse les épaules, exaspérée. 

— Tu me feras le plaisir de prendre des jours de congés pour Noël, ma petite. 

Un rire commun s’échappe de la table face à la grimace de Zoey qui, pourtant, ne rétorque rien. Christa revient pour expliquer les préparatifs et le planning de la semaine prochaine. Il a l’air laborieux, mais moins que cette semaine. Ce sera essentiellement des préparatifs, donc beaucoup de réunions et de l’application juste après. Seulement, tout le monde ne peut pas travailler sur le projet, alors vient le moment tendu de savoir qui participera, des deux nouveaux et moi, au projet. 

— Les places sont limitées, particulièrement à cause du déplacement prévu pour le Bal d’Hiver qui à lieu à New-York et Philadelphie, explique Christa, donc soit on fait comme l’année précédente, soit vous choisissez, les filles. 

— Natacha a plus d’expérience et sa formation avance plus rapidement que prévu. A contrario, Merry et Gabriel sont plus fragiles sur l’application. C’est l’occasion de progresser mais on ne peut pas prendre le risque de mettre en jeu des nouveaux, lance Zoey, d’autant plus que le projet risque de durer et ils n’ont pas encore les nerfs pour subir des semaines, voire peut-être des weekends de travail. 

Des weekends ? Merde... Ça, c’est une très mauvaise nouvelle. Je peux me permettre de ne pas prendre de vacances, surtout pendant les vacances scolaires, quoique c’est assez difficile, mais les weekends... Ma mère va me tuer, et Marina va encore faire des caprices. Et outre ça, je ne pourrais pas me passer d’elle bien longtemps. C’est moi qui céderait bien avant. 

J’attends la fin de la réunion avant de retenir Dani. Elle me regarde, étonnée, avant de voir mon visage soucieux. Elle se sert un café, en attendant que tout le monde soit parti, avant de m’en tendre un et de reprendre sa place. 

— Tu es inquiète pour le projet ? Tu n’es pas obligé d’y participer si tu penses que c’est trop tôt. Tu peux rester comme observatrice. 

— Non, ce n’est pas ça, soupiré-je, c’est juste que... je ne sais pas si c’était préciser dans mon dossier ou non, mais j’ai un enfant en bas-âge et ne pas être présente les weekends me gêne. Je peux donner corps et âme à mon travail, mais pas à ce point. 

Dani pince les lèvres avant d’ouvrir sa tablette pour accéder à mon dossier. 

— Si, c’est précisé, souffle-t-elle. C’est de ma faute, je n’ai pas fait plus attention que ça. Je comprends que ce soit difficile, mais c’est à toi de prendre la décision. Tu peux décider de laisser ta place. Mais comme je te l’ai dit, tu peux rester observatrice. Ça te fera une bonne expérience malgré tout. 

Je hoche la tête, un peu déçue tandis que Dani me laisse. Je plonge mon visage dans mes mains avant de repousser mes cheveux en arrière. Je ne sais pas ce qui me contrarie le plus : le fait que je vais rater probablement le plus gros projet de l’année, ou que je sois en train de réfléchir alors que la réponse devrait me semblait évidente. 

J’aime Marina. Je donnerais ma vie à ma fille s’il le faut. Il est hors de question que je sacrifie notre lien pour ma carrière.  

Quand je retourne dans les bureaux, je ne suis pas étonnée d’y retrouver Zoey, plongée dans le travail, alors qu’il est dix-neuf heures passées. La voir si passionnée et engagée dans son métier me donne l’effet d’une vague agréable au creux de la poitrine. Malgré ce qu’elle disait à Emilie, qu’elle n’avait peut-être pas totalement changé, je retrouve en elle une fierté incommensurable. Surtout du fait qu’elle soit parvenue à surpasser ce qui lui faisait tant de mal dans le passé.  

— Tu comptes fixer ton bureau encore longtemps ? 

Sa voix me tire de mes pensées et m'extirpe un sourire. J’éteins l’écran de mon ordinateur et la rejoint avant de m’accouder à la chaise vide de la table voisine. 

— Tu n’as pas l’impression de te tuer à la tâche ? 

Elle lève ses yeux fatigués vers moi, marquée par de profonds cernes violacés. Cette expression, partagée entre la fatigue et l’envie de continuer, me rappelle celle de notre nuit, quand elle m’a suppliée de recommencer alors qu’elle tenait à peine debout. 

— Si je ne fais pas ça, je vais retrouver une chambre d’hôtel vide et sans vie, dit-elle finalement en haussant les épaules. Je préfère encore m’avancer dans mon travail. 

La première chose qui m’étonne, c’est qu’elle vit dans une chambre d’hôtel. Le salaire à Feminist&Co est pourtant très bon – je gagne bien plus qu’à mon ancien travail.  

— Une chambre d’hôtel ? 

— Ouais, rit-elle, je me suis fait cambrioler il y a deux mois. Mais le propriétaire est vieux et sans famille, alors d’ici à ce qu’il appelle pour les réparations... Et je ne peux pas le faire moi-même parce qu’ils ne me répondent pas. 

L’expression qu’elle renvoie donne l’impression que ça la pèse. Après tout, je la comprends. Le luxe d’un bon lit ne vaut pas son petit cocon personnel. J’aimerais l’inviter, rien que pour qu’elle n’ait pas à se sentir seule, mais je ne suis pas sûre que Marina apprécie que j’amène une femme à l’improviste. Et je ne suis pas sûre non plus que Zoey s’entende avec les enfants : il suffit de voir Emilie et ma fille lors de leur première fois pour ne pas retenter l’expérience. 

— Je t’en prie, soupire Zoey d’une voix frustrée, dégage et rentre chez toi avec ton air de pitié sur la face, là. Je suis une adulte, c’est bon. 

Je ne peux m’empêcher de rire en la voyant grimacer comme une enfant, en me poussant de sa main. Je lui attrape le poignet pour l’arrêter et me penche juste assez pour la regarder dans les yeux et avoir tout le loisir d’observer ses pupilles ébènes. 

— Envoie moi le numéro de ton propriétaire, avec moi, il sera sûr de bien entendre. 

Elle ricane mais s’exécute : elle inscrit son numéro sur un petit papier et me remercie, bien qu’elle n’est pas convaincue que j’y parvienne. 

— Bonne soirée, Nat, me sourit-elle. 

Je m’écarte de quelques pas avant de me retourner. 

— Bonne soirée, Zoey.  

Je rejoins l’ascenseur et clique sur le bouton après avoir enfilé ma veste dans un soupir fatigué. Je repousse mes cheveux en arrière tandis que les portes s’ouvrent lentement, laissant apparaître un espace confiné vide et éclairé. J’entre à l’intérieur et m’adosse au miroir en face, les yeux clos. 

— Natacha ! 

Surprise, je rouvre les yeux et aperçois Zoey apparaître dans mon champ de vision. Je fronce les sourcils avant que le temps ne se mette à ralentir: Zoey entre dans l’ascenseur en courant et n’attends pas une seule seconde pour retrouver mes lèvres. Prise à la fois de surprise et d’étonnement, je ne peux cependant pas mettre un terme clair sur ce qui se passe. Zoey se colle à moi, s’accroche aux pans de ma veste, et m’offre un long baiser. Le cœur en ébullition, je parviens à reprendre le contrôle de mes émotions - mais encore déboussolée par son geste – et prends son visage en coupe pour lui répondre. Notre baiser s’intensifie lorsque sa langue retrouve fébrilement la mienne, à se chercher après s’être longtemps perdues. La température de l’ascenseur est telle que je crains de mourir de chaud. Et la poitrine de Zoey pressée contre moi m’empêche de réfléchir correctement, m’écrasant vigoureusement contre le mur. 

Notre baiser ne prend pas fin avant que la sonnerie ne résonne dans la petite pièce. On est arrêtées par une voix, crispante et fluette, dont le reproche me cisaille le corps entier : 

— Putain, c’est une blague, j’espère ?

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