Faisceau de lumière

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Zoey

— Et donc ? Me demande Christa, tu l’as embrassée, c’est ça ? 

Son excitation est si palpable que même chuchoter ne sert à rien. Elle baisse la voix au minimum mais le sourire qui lui mange le visage est bien trop perceptible. Malgré le ressentiment que j’éprouve envers Emilie d’avoir interrompue ce moment torride avec Natacha – et d’avoir gâché ma soirée, en plus de celle de sa meilleure amie, l’enthousiasme de Christa me remonte le moral. Je ne regrette pas ce baiser – certainement pas, je l’ai exécuté dans un moment où il m’a semblé nécessaire de le faire. C’est la première fois que j’agis sans réfléchir et j’ai apprécié me sentir aussi impétueuse et guidée par mes désirs. J’y suis allé peut-être un peu trop précipitamment, mais je ne regrette pas pour autant. Et j’ai d’ailleurs été tellement ravie quand elle a commencé à me répondre... avant qu’Emilie ne sorte de ses gonds et fasse sa petite crise d’hystérie en pleurant à chaudes larmes. 

— Tu devrais être contente, je ne comprends pas, souffle Christa.  

Je hausse les épaules et baisse les yeux sur mon plateau-repas que je n’ai presque pas touché. Au bout de la table, Emilie s’est invitée en salle de réunion alors même que l’accès à l’étage lui était interdit. Je ne sais pas comment elle est parvenue à s’infiltrer chez nous, mais j’accuse le coup : il y a ce Merry qui lui fait les yeux doux depuis le début et je suis presque sûre que c’est lui qui l’a invité. 

— Emilie a fait sa crise d’adolescente et m’a menacé de me tuer au couteau si je n’enlevais pas mes sales pattes de sa meilleure amie, cité-je. 

Christa se redresse, désespérée presque autant que moi par le comportement de la grande blonde. 

— C’est vraiment une sale petite... chipie ! S'énerve-t-elle, peu crédible. 

Je secoue le visage en souriant. Maria fait son apparition dans la salle, le visage fermé. Elle me lance un regard, les lèvres tremblantes. Je me redresse, inquiète. 

— C’est Roger, souffle-t-elle, il faut qu’on y aille... 

Christa se redresse brutalement à son tour et nous suit jusqu’aux bureaux. 

— Je t’apporte tes affaires, descends. 

Je la remercie d’un regard et attrape le bras de Maria pour rejoindre l’ascenseur.  

— Explique moi, Maria, soufflé-je une fois dans le taxi. 

Elle secoue le visage avant qu’un sanglot ne lui échappe. Elle a alors plus besoin de dire quoique ce soit. Roger est malade, ou peut-être même qu’il est mort. Je sais qu’il est vieux, mais il ne peut pas m’abandonner... Pas aujourd’hui, pas maintenant... C’est trop tôt. 

— Ne pleure pas, Zoey, me souffle la fondatrice, il n’est pas dans le coma, c’est un bon début. 

Ce qu’elle me dit ne me rassure pas du tout et n’allège pas le poids qui m’alourdit la poitrine. La route se fait longue, interminable et particulièrement silencieuse. Plus les minutes s’écoulent et plus j’ai l’impression que la vie de mon père adoptif tient à un fil.  

Cet homme à fait de moi la femme que je suis aujourd’hui. Comment peut-il partir alors qu'il me manque tellement pour survivre encore dans ce monde ? Je ne peux pas le laisser partir sans lui avoir rendu tout ce qu’il m’a donné. C’est injuste de me laisser totalement seule alors qu’il m’a promis de toujours être là. J’ai conscience de ne pas avoir été la plus tendre avec lui, ni la plus gentille par moment, mais j’ai changé au fil des années et j’ai fait ce que j’ai pu pour le lui montrer. 

Notre arrivée à l’hôpital se fait remarquer. Des journalistes sont présents, mais je ne suis pas surprise. Roger est connu car c’est lui qui a co-créé et co-fondé Feminist&Co avec Maria. C’est aussi lui qui a formé la plupart d’entre nous. Il est l’homme avec le plus de notoriété dans le mouvement du féminisme, alors qu’il soit à l’hôpital suscite de l’intérêt pour beaucoup de monde, de peur et de crainte pour moi. Les flashs nous attaquent alors que nous entrons à peine dans le hall. Un long frisson d’anxiété remonte mon échine que Maria remarque aussitôt. Elle me presse la main, me serrant contre elle. Elle s’injurie devant une journaliste qui se rapproche avant qu’une infirmière n’apparaisse brutalement devant nous. 

On parvient finalement jusqu’à la chambre de Roger, aidé par des policiers qui ont été interpellés par le mouvement de foule. Une fois la porte refermée, la scène qui se déroule sous mes yeux est plus affreuse encore que tout ce que j’ai pu vivre dans ma vie. Maria s’approche de son meilleur ami – des années et des années d’amitiés qui se croisent – et glisse sa main dans la sienne avant d’éclater en sanglots.  

C’était prévisible... Lui comme elle sont très âgés. Ils finiront par partir. Mais je ne pensais pas que ce serait aussi tôt et surtout aussi brusquement. J’ai l’impression qu’il pourrait s’écouler des années ou des siècles, je ne serais jamais prête à les voir partir. J’aimerais tellement ne jamais avoir à leur dire au revoir... 

Je dois supporter une après-midi entière de larmes et de regrets. Bien que Roger puisse parler, il ne s’en sert que pour citer et énumérer toutes les choses qu’il aurait aimé faire durant le temps qu’il lui reste. Maria a beau le rassurer, à le décrire en homme sage et humble, Roger n’est pas si différent de nous, de moi : lui aussi a ses démons du passé. 

— Ma petite Zo. 

Surprise, je me redresse sur ma chaise et m’approche de Roger. La main tendue, il encercle la mienne pendant que Maria s’éclipse hors de la pièce. Le cœur lourd, je m'avachis sur le lit et viens déposer mon visage sur son torse. Sa main glisse dans mes cheveux qu’il vient caresser avec tendresse. 

— Je suis désolé de ne pas pouvoir rester plus longtemps. 

Un sanglot se coince dans ma gorge que je suis forcé de retenir pour rester forte devant lui. Ou peut-être que j’essaye juste de paraître moins faible qu’il ne le croit. Le corps tremblant, j’ébauche difficilement un sourire sincère.

— Je te considère comme mon père, Roger. Sans toi, je serais morte ou je ne serais rien du tout. 

Un petit rire lui échappe. 

— C’est vrai qu’à dix-sept ans, ta façon d’habiller était de mauvais goût. 

Je lève les yeux en l’air avant de le regretter. Une larme coule le long de ma joue et trace un sillon douloureux sur ma pommette. 

— On s’habillait tous de la même manière, dis-je difficilement. 

Sa main vient caresser ma joue et son pouce nettoie une larme qui s’épanche sur ma peau. 

— Ne pleure pas, Zo, tu es une femme qui fera de grandes choses. 

Je mords ma lèvre inférieure pour retenir, au moins, toute ma douleur de s’extérioriser en un cri de souffrance. 

— Je ne veux pas faire de grandes choses, sangloté-je finalement, je veux juste toi et Maria dans ma vie. Je veux que vous vous occupiez encore de moi... 

C’est impossible de se retenir... Mes larmes dévalent mes joues comme des vagues douloureuses et la douleur dans ma gorge m’étouffe presque. Roger a beau me réconforter, nous savons tous les deux qu’il ne survivra probablement pas à cette année, et encore moins à l’année prochaine. Me l’imaginer, y repenser, encore et encore me tord le cœur d’une façon si palpable que j’en ai des douleurs au thorax.  

— Je veux mourir avant vous... 

C’est tout ce que je demande pour survivre à ce monde. 

*** 

— Ma puce, réveille-toi... 

Les yeux gonflés, je parviens à m’extraire du sommeil qu’après de longues minutes. Les mains glacées de Maria recouvrent mes épaules et provoquent en moi des frissons désagréables. Frigorifiée, je me redresse difficilement avant de croiser le regard chaleureux de Roger. 

— Tu as dormi deux heures, dit-il, tu devais être fatigué. 

Je fais la moue avant de me redresser. Une infirmière entre et nous annonce que la fin des visites nous oblige à repartir. Maria me tend ma veste que j’enfile difficilement, les membres endoloris par la douleur et la fatigue. Puis nous quittons la petite pièce après avoir salué Roger par de chaudes embrassades. On débouche dans le hall, et je suis surprise d’y voir les membres de Feminist&Co. Je ne peux m’empêcher d’éclater en sanglot lorsque Dani s’approche avec Christa, main dans la main. La brune me prend dans ses bras et, pour une fois, je ne refuse pas l’attention qu’on m’offre. Je ne sais pas pourquoi, mais les voir ensemble me fait tellement mal. Elle a une femme a protégé, probablement un enfant dont elle devra s’occuper dans le futur. A son tour, elle va avoir une famille avec qui elle vivra. Comme Roger l’a fait pour moi. 

Et moi ? Si je ne parviens jamais à passer au-dessus de mes appréhensions sur l’amour, vais-je finir seule ? Je n’y avais jamais pensé avant, parce que j’étais plongée dans l’évidence : Roger et Maria étaient là. Roger me nourrissait, m’aimait, s’occupait de moi. Je n’ai pas besoin de fonder une famille quand j’en ai déjà une... 

J’entends Christa parler à Maria, sans en comprendre la source ou ce qui se dit en réalité. Même l’étreinte de Dani ne parvient pas à me réchauffer. 

— Tu es glacée, Zoey. 

— Elle a de la fièvre, répond Maria, l’infirmière à pris sa température pendant qu’elle dormait. Tu as une tension très basse, il faut que tu reprennes tes vitamines, d’accord ? 

Je m’écarte de Dani et acquiesce sans rien dire en me nettoyant les joues. Voir tout le monde me regarder en train de chouiner me gêne et j’ai juste envie de rentrer pour m’engouffrer sous ma couverture. Mon désir est vite réalisé par Dani qui se propose pour raccompagner Maria alors que je refuse pour la énième de passer la nuit chez eux. Ils sont adorables mais je refuse de m’imposer dans leur couple. Je déteste ça et ils ne me feront pas changer d’avis. 

Mes sentiments partent un peu en vrille quand j’aperçois la chevelure blonde d’Emilie, dos à moi. Elle fixe Natacha qui aide Maria à mettre sa veste. Puis, soudain, mon regard est attiré vers une toute petite silhouette qui tient la main d’Emilie. Celle-ci, trop concentrée par la brune, ne s’aperçoit pas que la petite fille s’échappe et court lentement vers un couloir. Je fronce les sourcils et je ne peux m’empêcher de penser qu’en plus d’être complètement idiote, cette pimbêche d’Emilie n'est pas fichue de surveiller une gamine. Christa s’en aperçoit aussi mais je la retiens pour rejoindre moi-même le couloir ou s’est enfuie la petite brune. Je l’aperçois près des marches, à plat ventre sur l’une d’elle pour essayer de grimper. 

Elle lâche un adorable gazouillis en marmonnant avant de reculer pour réitérer son action. Je m’approche d’elle et m’agenouille, les bras sur mes genoux. 

— Tu es un peu petite pour cet escalier.

Elle s’approche de moi et pose une main entre ses deux cuisses en se tortillant : 

— Dois faire pipi ! Pipi ! 

Ses deux grands yeux bleus me rappellent étrangement ceux d’Emilie, avec des éclats légèrement plus dorés aux creux de ses pupilles. Mais ses boucles brunes me rappellent celles de... Natacha ? J’ai beau l’observer, un doute s’insinue en moi quant à la provenance de la petite fille. Elle n’a pas l’air de ressembler à Emilie mais cela ne reste pas impossible, même si je doute fortement qu’elle ait été capable de rester suffisamment longtemps avec la même personne pour avoir un enfant.  

Dans un soupir amusé, je me redresse et glisse mes mains sous les aisselles de la petite fille. Elle est légère et assez petite pour son âge. Mais je ne la trouve pas si maigre : sa robe n’est pas très large et son ventre rond ne signale pas de sous poids. Au moins, si Emilie est sa mère, elle la nourrit bien...  

Je grimpe les marches qui mènent aux toilettes et m’excuse auprès d’une infirmière en prétextant une urgence. Me voyant hésitante, elle vient m’aider et s’occupe de la petite brune. Lorsqu’elle a terminé, nous n’avons même pas besoin de lui dire quoi faire qu’elle s’exécute d’elle-même en s’approchant des lavabos pour se mettre sur la pointe des pieds et secouer sa main sous le jais. Elle sursaute quand le jais coule brutalement avant de se reprendre pour ne parvenir qu’à mouiller le bout de ses doigts. 

Attendrie, je viens la hisser pour l’aider à mouiller ses mains, pui nettoyer ses mains avec le papier. En sortant des toilettes, elle tend les bras vers moi en me regardant de ses grands yeux. Sans attendre, je la prends de nouveau contre moi et descends les escaliers. Lorsque je reviens dans le hall, il n’y a plus que Dani et Christa, qui soupirent de soulagement. 

— Heureusement que tu l’as retrouvée, souffle Christa, Natacha est hors d’elle. 

— C’est la fille de Natacha ? J’ai bien cru que c’était celle d’Emilie. 

Dani ricane, moqueuse. 

— Tu rigoles, cette adorable bouille est le portrait craché de sa mère.  

— Je ne savais pas que tu aimais les enfants, rit Christa. 

Je hausse les épaules avant de sourire à la petite fille, attendrie par son visage posé sur mon épaule, sage et étrangement calme. 

— Pas spécialement, soupiré-je, mais elle est adorable, je trouve. Et bien éduquée. 

Christa et moi échangeons un sourire avant de regarder Dani. 

— Oh ça va, soupire-t-elle, je ne vais pas non plus dire à notre gosse de se battre. 

— Tu en serais bien capable, suppose Christa en riant. 

— Rentrez, elles ne vont pas tarder à redescendre une fois qu’elles se rendront compte qu’elle n’est pas en haut. Je vais l’attendre ici. 

Christa acquiesce, rassurée. Elles me souhaitent une bonne soirée avant de s’éclipser à leur tour. Je me laisse tomber sur l’un des bancs du hall et installe la petite sur mes genoux. Elle s’installe et vient déposer de nouveau son visage dans mon cou en glissant son pouce entre ses lèvres. 

— Comment tu t’appelles, ma puce ? 

— Marina, répond-t-elle. 

Je souris avant de venir caresser son dos. Puis, je me rends compte après quelques minutes que de passer quelques minutes avec elle m’a permis de ne pas penser à Roger. Et plus surprenant encore, son contact me réchauffe et m’apaise. Son petit cœur bat lentement et aide à reposer le mien. 

— Là ! 

— Putain, enfin !

Natacha apparaît dans mon champ de vision avant de me lancer un regard surpris. Marina se redresse instantanément en voyant sa mère et quitte mes genoux pour aller à sa rencontre. Rassurée, Natacha s’agenouille devant elle et prend son visage en coupe et lui demande si tout va bien. Je les rejoins, les mains dans les poches. 

— Désolé maman, je devais faire très très pipi ! 

— Il fallait demander à Emilie, ma puce. 

Je lâche un ricanement amer. La concernée me dévisage tandis que Natacha se redresse, Marina dans les bras. 

— Elle était trop occupée à te fixer. Elle n’a même pas vu Marina partir. 

Natacha se pince les lèvres avant de faire volte face pour repartir. 

— Pourquoi ça ne m’étonne pas ? S'énerve-t-elle. 

Emilie sursaute avant de courir après elle. Mais Natacha lui hurle de partir, à bout de nerfs. Je ne peux m’empêcher de sourire de satisfaction en voyant la blonde piétiner le sol, honteuse. 

A mon tour, je passe près d’elle sans la regarder. 

— Bonne soirée, Emilie. 

Lorsque je quitte le bâtiment, je ne peux m’empêcher de m’arrêter et lancer un regard vers la fenêtre de Roger qui est encore allumée. Un frisson désagréable traverse mon échine alors que l’amertume et la souffrance retrouvent leur chemin en moi, maintenant qu’il n’y a plus personne pour me prendre dans ses bras. 

— Madame, vous zavez froid ? 

Je baisse les yeux et croise de nouveau le regard de Marina qui me regarde de ses grands yeux céruléens. Je pince les lèvres pour retirer les larmes qui remontent et menacent de couler. 

— Un peu, dis-je tout bas. 

— On va manger au macdo ! S'extasie-t-elle soudainement en prenant ma main, miam ! Miam ! 

Interloquée par ce geste, je me laisse guider sans savoir quoi faire. Natacha me sourit, puis m’ouvre la portière, un bras sur le dessus. 

— Je ne vais pas te laisser seule ce soir, alors grimpe dans cette voiture sans rechigner.  

— Vroum vroum ! crie Marina en grimpant devant. 

— Pas toi, ma puce, tu as ton siège à l’arrière.  

— Ah oui, zut. 

Elle redescend puis contourne la portière pour grimper à l’arrière en sautant. Je me laisse tomber sur le siège du passager et fixe droit devant moi. Je suis soudainement plongée dans un univers qui m'est totalement inconnu : Natacha en maman, les gazouillis d’un presque-bébé à l’arrière, une voiture qui pourrait contenir un régiment entier. 

Quand est-ce que ça a pu déraper au point que je me retrouve avec une mère et sa fille ? 

Comment Natacha a eu Marina, d’ailleurs ? Seule, c’est impossible. Avec un homme ? J’y crois moyen. Avec Emilie ? Etrange, mais pas impossible. Je pousse un soupir en m’adossant au siège et jette un œil à l’hôpital. J’espère seulement que Roger ne mourra pas cette nuit, parce que je ne suis pas prête. 

Pas encore. 

*** 

— Tu as quel âge, Marina ? 

La petite brune, assise à côté de moi, me regarde et me montre deux doigts. J’ouvre de grands yeux et regarde Natacha, qui me sourit. 

— Tu l’as eu il y a deux ans ? Mais attend, on parle déjà à son âge ? Et on est si autonome que ça ? 

Natacha se mord la lèvre inférieure puis rigole doucement, partagée entre la fierté et le bonheur. 

— Oui, elle est toute jeune encore. Et normalement, non, mais selon sa tutrice, il se pourrait qu’elle soit précoce.  

Je hoche la tête et vient, un peu hésitante, caresser les cheveux de Marina. Elle croque dans une fritte puis me regarde en souriant de toutes ses dents, malgré qu’il lui en manque une sur la gencive inférieure.  

— C’est la première fois qu’elle apprécie quelqu’un de mon entourage, souffle Natacha d’un air étonné, habituellement, elle est assez réservée et ne parle presque pas. 

— Si elle a eu Emilie comme seule rencontre, en même temps... 

Outrée, Natacha me donne un coup sous la table qui provoque un sursaut inattendu de mon côté. J’ouvre la bouche avant de secouer le visage. 

— Tu as raison, mais Marina a même du mal avec ma mère. Je pense que c’est surtout du fait que les gens sont peu tactiles en général. Toi, tu l’avais dans les bras. Et Marina fait ça tout le temps. Elle me colle en permanence. 

Un sourire s'étire sur mes lèvres en observant de nouveau la petite qui vient frotter ses petits doigts contre son bavoir en papier. 

— Tu n’es pas obligé de tout manger, ma chérie. 

— Dois pas gaspiller. 

— Tu ne dois pas tomber malade non plus. 

Marina se met à grimacer puis repousse son plateau. Je ne saurais dire pourquoi exactement, mais Marina m'attendrit plus qu’elle ne le devrait. Habituellement, quand je vois un enfant, je n’y porte pas plus d’importance que ça. Mais là, il dégage de Marina quelque chose que je ressentais déjà chez Natacha, quand on n'était encore que des lycéennes. 

— Tu es mariée, du coup ? demandé-je sur la route du retour. 

— Non, c’est un peu compliqué, en fait, soupire-t-elle. Je n’ai pas eu Marina par procédure habituelle... Enfin, pas comme les autres font, quoi.

J’ouvre la bouche, puis la referme.  

— Tu l’as élevé seule, tu veux dire ? 

— Oui, l’ami qui m’a permis de la féconder était heureux de faire ça, mais il ne voulait pas en être le père ou officialiser quoique ce soit, ni avoir de responsabilités. Il est d’ailleurs reparti vivre en Pologne, après ça. J’ai eu beaucoup de chance que Marina ait tout pris de moi. Je ne sais pas ce que j’aurais ressenti si c’était une petite blonde aux yeux bleus. 

J’éclate d’un petit rire en secouant le visage. Je la comprends. Même s’il est plus facile de faire un enfant sans qu’il y ait besoin d’une relation sexuelle, choisir son enfant resterait trop archaïque. Il faut parfois prendre le risque de voir les changements se faire. Mais les ovules de Natacha étaient sûrement plus forts que le spermatozoïde du donneur. Elle n’a pas d’inquiétude à se faire, sa fille est son portrait craché. 

Lorsqu’on arrive chez Natacha, je découvre un magnifique bâtiment. Immédiatement, je ne peux m’empêcher d’être jalouse de l’immensité et de la beauté du lieu. Leur ascenseur, qui fonctionne bien mieux que le mien, nous amène au troisième étage en moins de deux. Pourtant, la légèreté qui s’était installée entre nous est vite brisée : Emilie réapparaît — encore, toujours, elle est partout ! — recroquevillée contre la porte d’entrée. Marina, qui est fatiguée, se presse contre sa maman, impatiente. 

— Je peux savoir ce que tu ne comprends pas dans laisse-moi tranquille  ?

Emilie, honteuse, se redresse et se tortille les doigts. 

— Ecoute, je... Je suis vraiment désolé. C’est juste que... Il faut qu’on parle, toutes les deux, vraiment, parce que je n’en peux plus de soutenir ce poids dans ma poitrine. Je sais que tu m’en veux, et je ne vais pas t’embêter plus mais promet moi de me rappeler. S’il te plait... 

Natacha laisse un silence peser avant d’accepter. Puis la blonde disparaît, et le poids sur mes épaules s’allège aussitôt. Outre ses manies grandiloquentes et sa méchanceté, elle pousse en moi un poids dont je n’arrive pas à comprendre la source. J’ai l’impression qu’à chaque fois que je la croise, elle fait resurgir tous mes démons du passé qui se remettent à gratter la surface. 

— Hé, ma belle... 

Je relève les yeux avant de prendre conscience que ma léthargie soudaine pose problème : Natacha attend que j’entre pour refermer la porte. Je me précipite à l’intérieur, gênée. 

— Va faire tes dents, ma puce. 

— Oui maman. 

La petite fille s’exécute sans attendre et disparaît au détour d’un couloir. Je retire ma veste avant d’être immobilisé par Natacha qui vient glisser son bras autour de mes épaules pour me coller à elle. Mon dos contre sa poitrine, je ressens les battements rapides de son cœur.  

— Je vais bien, soufflé-je en souriant faiblement. 

Elle ne me lâche pas pour autant et dépose un baiser sur mon épaule. 

— Câliiiiiin ! 

La voix fluette de Marina résonne dans toute la pièce lorsqu’elle se précipite vers nous. Elle me tend ses deux petits bras en sautillant comme une sauterelle : 

— Moi aussi ! Moi aussi ! 

Je rigole avant de l’attraper et de la hisser contre moi. Elle vient serrer ses bras autour de mon cou et prendre la main de Natacha. 

— Je croyais que tu étais fatigué ? S'amuse Natacha. 

— Oui mais câlin avant ! 

Je la serre contre moi, touchée par ses réactions et sa tendresse. Natacha me pousse jusqu’à sa chambre où se trouve le berceau de Marina. Je l’y dépose avant d’aider Natacha à la mettre en pyjama. La fatigue prend le dessus sur la petite fille à telle point qu’elle commence à râler qu’on l’habille pour ne pas la laisser dormir. Ce qui m’étonne le plus, cependant, c’est la patience dont fait preuve Natacha. Pas une seule fois elle ne s’énerve et prend le temps de bien faire les choses. Elle embrasse sa fille, et je la laisse entre elles pour ce moment intime en rejoignant le salon. Je me laisse tomber dans le canapé, le visage en arrière et referme les yeux, fatigué. Quelques minutes plus tard, le canapé s’affaisse doucement à côté de moi. 

— J’espère que tu ne comptes pas aller travailler demain, me souffle Natacha. 

— Ce qui est sûr, c’est que ce n’est pas toi qui vas m’en empêcher. 

Je rouvre les yeux pour rencontrer ceux de Natacha, sérieux et sévères. Elle se redresse sur un genou et prend ma mâchoire entre ses doigts. 

— Et si je te proposais de rester avec Marina ? 

Je lève les yeux en souriant. 

— Tout ce que ça va réussir à me faire, c’est me rappeler qu’une fois que Roger et Maria seront partis, je serai seule. Quand c’est comme ça, je préfère dessiner, penser à autre chose. 

Natacha fait la moue mais cède assez facilement. Mes excuses fonctionnent à merveille parce qu’elles sont vraies et honnêtes. 

Je cligne des yeux, vraiment épuisée. Puis, sans vraiment réfléchir, je dépose mon visage contre l’épaule de Natacha. Son bras vient entourer mes épaules. Nos corps se rapprochent instinctivement et je me retrouve pressé contre elle, recouverte de ses bras et d’un plaid. 

— Repose-toi, est la dernière chose que j’entends avant de sombrer.  

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