Insomnie

23 minutes de lecture

Natacha

Il y a des jours ou je ne peux m’empêcher de tout remettre en question dans ma vie. Dans ces heures perdues de longues réflexions interminables, il y a cette petite voix qui me rappelle que j’étais plus vivante à dix-sept ans. Même si je n’ai pas perdu mes automatismes, ma confiance en moi, ou bien même mes réactions avec les femmes, je ne peux m’empêcher de me faire la réflexion que, plus jeune, j’aurais été moins hésitante. Moins réfléchie, plus spontanée. Quand est-ce que j’ai perdu cette impulsivité ?  

Si je me pose la question, c’est parce que le corps délicat de Zoey repose dans mon lit, à seulement quelques centimètres du mien. Si elle était épuisée et qu’elle s’est assoupie très rapidement, ce n’est pas mon cas. J’alterne entre ma fille et elle, à me demander ce que deviendrait ma vie si j’offrais à Marina une deuxième mère. 

Une mère qui pourrait être Zoey. 

Je délire complètement. Veiller aussi tardivement ne me réussit pas. Pas du tout. Zoey n’acceptera jamais, et quand bien même elle le faisait, il faut voir les choses en face : elle est ouverte uniquement au sexe. Je n’ai pas besoin d’être né de la dernière pluie pour le comprendre. Parce qu’autrement, son aisance avec moi et ses contacts physiques rapprochés et intimes ne subsisteraient pas. Si elle avait voulu ou même pensé une relation  avec des responsabilités de couple, elle aurait agi différemment. 

Je le sais, et j’en suis persuadée, parce que je suis exactement pareille. Je suis de la même trempe que Zoey, je comprends les rouages de l’attirance : une main sur ta peau, un baiser enflammé et irréfléchi, les yeux étincelants... Tant de gestes symboliques d’un même et unique désir : elle a envie de moi, mais seulement physiquement. Et je devrais m’en satisfaire. Après tout, c’est vrai. Je suis mère et j’élève une fille en bas-âge. Je n’ai pas le temps de me préoccuper d’une femme, de combler ses désirs alors que je donne déjà si peu de temps à ma fille.  

Alors pourquoi ai-je le cœur pincé ? 

— Maman ? 

Surprise, je me redresse sur mes coudes et allume la petite lampe de chevet qui traîne à même le sol, près du berceau de ma fille. J’aperçois celle-ci, un pouce dans la bouche, en position assise sur son matelas. 

Je me redresse dans un soupir et vient me pencher au-dessus de son petit lit. Mes doigts glissent dans ses cheveux que je repousse hors de ses yeux. 

— Qu’est-ce qu’il y a, mon cœur ? 

Elle renifle, et je remarque aussitôt que ses yeux sont gonflés et bouffis. Soudain, je me fais la remarque que j’étais tellement absorbée par moi-même, mes stupides intérêts sentimentaux et mes inquiétudes, que je n’ai même pas entendu ma fille pleurer. Honteuse, je l’attrape par les aisselles et la guinde contre ma poitrine. 

— Mal à la tête... 

Elle se remet à sangloter en pressant fermement sa peluche lapin contre elle. Je dépose ma main sur son front. Bon dieu, elle est brûlante ! Comment ai-je pu laisser passer ça ?  

Dans une honte inimaginable, je me dirige vers la salle de bain, directement connectée à ma chambre, et dépose ma fille sur le petit tapis en mousse qui trône une moitié de l’espace en marbre ou repose le lavabo et mon maquillage. Je viens prendre sa température et constate, en effet, qu’elle a bien de la fièvre. 

— Si tu avais mis ton manteau, tu n’aurais pas mal à la tête. 

Évidemment, c’était tellement prévisible. Quand nous avons appris que Roger était à l’hôpital, on a décidé d’un commun accord qu’on irait chercher Maria et Zoey à la fin de notre journée. Mais je ne pouvais pas demander à ma mère de la garder plus longtemps – elle se fait âgée et elle a aussi besoin de vivre, et non de s’occuper en permanence d’une enfant, alors je l’ai emmené avec moi. Mais comme elle était fatiguée, elle m’a pour une rare fois fait un caprice pour ne pas mettre son manteau. Il faisait particulièrement froid dehors ; voilà le résultat. 

Je suis d’abord soulagée que ce ne soit qu’une petite migraine, mais je préfère prendre mes précautions et appelle le médecin de nuit qui me rassure aussitôt en ordonnant de simplement la faire boire sans parcimonie et de la rafraîchir. Apaiser, je m’exécute et débarrasse Marina de son pyjama-pull pour lui mettre un tee-shirt plus léger et un pantalon en coton à l’effigie des Trolls. Je l’amène jusqu’au salon, et l’allonge légèrement contre moi pour lui donner son biberon, même s’il ne contient que du thé glacé. Tant que c’est quelque chose qu’elle aime, le médecin m’a rassuré quant au fait que ça irait. Marina fait tout d’instinct : ses mains agrippent la bouteille en plastique et avale le liquide, en clignant des yeux. 

— Tout va bien... ? 

Zoey apparaît dans l’encadrement du salon, seulement vêtue d’un de mes tee-shirts trop grands. Elle passe une main dans sa frange puis grimace en observant Marina. 

— Elle a de la fièvre mais rien de grave, la rassuré-je. 

Puis elle nous rejoint dans le divan, d’un air rassuré. Elle glisse sa main sur le front de Marina, qui s’est débarrassé de la bouteille dans ma main, pour fixer la télé que je viens d’allumer. Passe un dessin-animé sur un âne, dont je ne me rappelle plus le nom, mais qu’elle aime bien. 

— Ça doit être difficile d’être mère. Je ne sais pas comment tu supportes la pression. 

— C’est ma fille, je l’aime plus que n’importe quoi et n’importe qui dans ce monde. C’est inexplicable : elle n’est pas une erreur, elle est mon univers entier. 

Zoey se mord la lèvre inférieure et provoque en moi un sentiment de nostalgie, me replongeant sept ans en arrière, lors de cette nuit salvatrice. Mais cette émotion est vite remplacée : Zoey se fait plus tendre, et surtout plus proche de ma fille, à tel point que Marina s’écarte de moi pour se glisser dans les bras de Zoey qui l’accueille chaleureusement, une main dans ses boucles brunes. 

Mon étonnement ne lui échappe pas, et elle se met à rougir.  

— Tu vas trouver ça bizarre... dit-elle, mais quand je l’ai dans mes bras, je me sens vraiment apaisée et sereine. 

Je me tourne vers elles, un coude sur le dossier, et lui sourit en caressant la main de ma fille qui se met à somnoler, la joue pressée contre l’épaule de la brune. 

— Je suis aussi étonnée que toi, pour être honnête. Marina a toujours vécu avec moi, elle est très réticente même avec ma mère. Mais avec toi, elle se laisse faire sans se questionner. 

Zoey étire un petit sourire triste. 

— C’est une petite fille adorable. Je commencerais presque à regretter de ne pas avoir d’enfant. 

Mon cœur rate un battement. Est-il possible que... Non, non. Ça suffit. Il faut vraiment que j’arrête de penser à ça. 

— Pour ça, il faut trouver quelqu’un. 

Elle secoue le visage, rieuse. 

— Non, j'aimerais plutôt adopter. Je préfère offrir une bonne vie à un enfant démuni qui s’est retrouvé seul plutôt que de donner mon cœur à une femme et prendre le risque qu’elle ne me le rende plus jamais. 

Elle s’arrête, avant de reprendre derechef, et déconfite : 

— Je ne suis pas l’une de ces personnes qui dit que l’amour, c’est nul et c’est éphémère, bien au contraire. Mais je ne suis pas certaine d’être doué à ce jeu perfide. Je suis plutôt... je préfère juste le sentiment d’amour mais qui s’évapore, pour en combler quelques-uns, puis d’autres, comme-ci, comme ça. 

Je ne sais pas quoi penser de son discours sur l’amour. Contrairement à elle, j’ai toujours été dans le « trop », dans la crainte d’être abandonné alors que je donne toujours mon maximum dans une relation. C’est bien pour cela que j’ai eu peu de relations : les femmes n’aiment pas ça, en général.  

— Je comprends, dis-je finalement, honnêtement, avec Marina, je ne cherche plus à me caser depuis longtemps. J’aimerais qu’une deuxième mère entre dans notre vie pour qu’elle s’épanouisse un peu plus, mais je ne suis pas sûre que le lien soit réciproque ou se fasse tout court. 

Zoey a un sourire triste en me regardant. Mais pas de pitié. Elle dépose un baiser sur le front de Marina. 

— Elle s’est endormie. 

A cet instant, je comprends que j’aurais dû me taire. Zoey le fait si naturellement que c’en ai déconcertant : elle tourne le sujet pour ne pas avoir à répondre, parce qu’elle sait pertinemment que sa proximité avec Marina aurait pu faire d’elle la deuxième mère que je recherche. Seulement, son refus muet me donne la bile et me retourne le cœur. Zoey ne sera jamais celle qui comblera les manques de ma fille, et je ne sais pas si je suis triste pour moi, ou pour ma fille. 

Dans tous les cas, je dois rapidement me défaire des sentiments qui remontent et qui grattent à la surface de mon cœur. L’attirance que j’avais développée pour Zoey quand elle était adolescente n’est plus, et je dois me faire une raison. Je dois profiter que ma fragilité et ma faiblesse ne soient que légèrement réapparues pour définitivement m’en débarrasser. Le passé peut faire de gros dégâts, mais hors de question que ça arrive tant que j’aurais ma fille – c’est-à-dire, jamais. 

*** 

De retour au travail seulement à partir de mercredi, Zoey fait une apparition qui en tourmente plus d’un. Silencieuse, trop pour certain, calme, plongée dans un bouquin, elle s’est montrée totalement déconnectée. Pour les membres de la Ronde des Muses, il n’y a pas d’inquiétude à avoir. C’est sa façon à elle de réfléchir, de prendre du temps pour elle. 

Alors, évidemment, quand Emilie refait son apparition, je sens déjà le boucan que cela va faire. Seulement, je ne peux en vouloir qu’à moi-même parce que j’ai complètement oublié de l’appeler, alors que je le lui avais promis. Elle lance un regard circulaire à la salle avant de tomber sur moi. 

— Pas encore elle... marmonne Dani. 

Je lui envoie un regard désolé avant de rejoindre la blonde. Je l’attrape par le bras et l’emmène dans les rangées abandonnées de la grande bibliothèque. Ma meilleure amie s’adosse contre une des colonnes, et baisse les yeux. 

— Tu ne m’as pas appelé... 

— J’ai oublié. Je devais m’occuper de ma fille et de ma mère. 

Elle hausse les épaules avant d’étirer un petit sourire. Puis, indéniablement, je regarde le changement déconcertant : ses courts cheveux blonds ne sont plus aussi longs qu’avant. Désormais, ils s’arrêtent au-dessus de ses épaules, totalement bruns, avec seulement deux mèches à l’avant qui sont restées blondes. Les cernes qui habillent ses yeux n'illuminent plus du tout son visage d’enfant. 

— Désolé pour tout, dit-elle. 

Je fronce les sourcils. 

— Pour Marina, ajoute-t-elle, je n’ai pas envie de te parler de ce truc ici, il y a trop de monde. Donc... tu accepterais de sortir, ce soir ? Ou quand ça te convient le plus ? 

Sa demande me laisse bouche-bée. Des années d’amitié nous lient l’une à l’autre et jamais, pas une seule fois, elle ne m’a invité au restaurant ou à payer l’addition. J’ai toujours été celle qui proposait et elle, celle qui profitait. La voir si changée physiquement laisse un goût amer au fond de ma gorge : qu’est-ce qu’elle manigance, encore ? 

— D’accord, dis-je dans un souffle incertain. 

Emilie étire un petit sourire – l'un de ceux auxquels je n’ai jamais eu le droit et qu’elle réservait à des personnes plus intimes, tels que ses copains. L’idée qu’elle ait pu soudain changer me titille le cerveau pour aussitôt se rabattre sur la bêtise. Même si elle le voulait, Emilie ne pourrait pas changer. Son caractère est si ancré dans sa peau qu’elle devra éternellement supporter ce poids. Comme nous tous avec nos propres maux et nos regrets. 

— Tu as terminé d’étudier le dossier ? me demande Dani lorsque je me rassoie. 

J’acquiesce et glisse jusqu’à moi le paquet de papier clipsée par une pince en fer. Je le lui tends avant de prendre ma bouteille pour en avaler une longue lampée. 

— J’ai noté en rouge ce qui me semblait le plus important. 

— C’est très bien, souffle-t-elle, satisfaite, maintenant, il va falloir étudier comment on va procéder à la publication.

Après avoir réfléchi sur les pours et les contres à propos de leur plus gros projet, j’ai décidé qu’il valait mieux que je ne m’y intègre pas afin de priver le moins possible Marina de mon absence. Mais Dani a fait preuve de compréhension et m’a fait parvenir qu’elle m’intègrerait au projet quoiqu’il arrive mais que j’étais excusée des réunions possibles en weekend pour affaires personnelles. Ni le doyen, ni la fondatrice ne m’ont questionné à ce propos. Et à en juger par le mutisme des autres membres de la Ronde des Muses, le sujet reste clos pour le moment. Après l’avoir remercié pendant une semaine, le planning des réunions est tombé. 

Dani demande aux autres membres de l’équipe de publication, Merry, Dina et Gabriel s’ils ont terminé leurs activités respectives. Une fois fait, Dani se redresse et s’accapare du rideau baissé derrière elle, à même le mur, pour le relever. Elle allume le rétroprojecteur, au centre de tous nos bureaux, et fait apparaître un diaporama avec la marque de Guerlain.

— Avant toute chose, on doit étudier le marché en rapport avec notre produit. Guerlain n’est pas une petite marque, elle est très connue et elle a l’habitude de toucher une population qui peut se donner les moyens, mais rarement pour les impayés. 

Dani nous explique la procédure qu’elle utilise habituellement en mettant un point quant au fait qu’elle aimerait toucher un public plus large sans que cela ne fasse de la marque un produit émacié. Elle nous fait parler, et il ne m’est pas difficile de m’engager dans la discussion car je sais de quoi je parle et je sais aussi quelles pourraient être les possibilités. Ce n’est qu’au bout d’une heure qu’on parvient à s’entendre sur une stratégie qui convient à tout le monde : outre l’utilisation des réseaux sociaux et de la pub, on s’est mis d’accord sur un projet plus gros et qui, surtout, donnera plus de portée. Comme l’avait prédit Arley qui s’était mise d’accord avec Zoey, ce sera une mini-série qui mêlera le parfum de Guerlain avec les messages de Feminist&Co, de sorte à ce que le partenariat soit à la fois intime et fort. 

— Ce n’est pas trop de boulot pour l’équipe artistique ? demande Merry. 

— Des employés d’en dessous viendront aider. C’est certain qu’un tel projet demande à ce qu’on mette toute la main à la patte, mais on ne pourra pas rémunérer tout le monde. 

— Quel est le budget ? demandé-je. 

— On ne sait pas encore exactement, répond Dani, l’équipe budgétaire va travailler dessus une fois que toutes les équipes auront fait leurs demandes. Mais de ce que j’ai compris, Guerlain ne compte pas mettre beaucoup de leur poche : on doit d’abord faire nos preuves pour, après, signer un contrat sur le long terme. 

Nous acquiesçons. Je suis surprise, cependant, que la marque Guerlain cherche à ce que Feminist&Co fasse ses preuves. Ce n’est pas comme si certaines de leurs affiches, datées de trois ans, étaient toujours affichées dans les rues. Certaines ont remarquablement plu et sont de nouveau utilisées. 

Dani s’écarte et s’étire. 

— On a terminé en avance, vous pouvez rentrer chez vous.  

Puis elle se redresse et s’éclipse dans la salle de réunion. Merry et les autres s’affairent à ranger leurs affaires avant de disparaître à leur tour. Je pousse un soupir en m’affaissant contre le dossier de mon siège. Après coup, je regrette d’avoir laissé Marina dormir chez une amie... Ce soir, je vais rentrer seule, et je crois que je déteste plus que tout au monde de ne pas la voir m’attendre. Notre routine va en être supprimée et ça me pèse sur le cœur. Pourtant, je ne peux l’empêcher de vivre et de se faire des amies. 

— Tu as l’air contrariée. 

Une main dans ma nuque m’extirpe de mes pensées dans lesquelles je m’étais absoute. Zoey se rapproche en se laissant tomber sur la chaise vide à côté de moi et la fait rouler jusqu’à ce que nos genoux se touchent. Un agréable frisson parcourt ma jambe, tonifiée par la proximité de la brune. 

— Juste un peu, répondis-je en soufflant. 

Elle étire un sourire et viens plonger ses doigts contre ma nuque pour remonter jusqu’à mes cheveux. 

— Raconte. 

J’arque un sourcil, surprise par son rapprochement. Contrairement à d’habitude, elle ne cherche pas à s’imposer physiquement pour me faire comprendre qu’elle a envie de moi. Elle vient juste me réconforter physiquement et cela fonctionne à merveille : la pression de ses doigts me détend instantanément et tous mes muscles s’apaisent. 

— C’est rien de grave, soufflé-je, ça me fait juste bizarre de ne pas avoir ma fille ce soir.  

Zoey étire un doux sourire. 

— Tu es adorable, Nat. 

Je lève les yeux en l’air en soupirant. 

— C’est le pire terme qu’on puisse me donner. 

Zoey éclate de rire, les yeux brillants. Elle baisse légèrement le visage, impétueuse, avant de me souffler : 

— Excusez-moi, c’est vrai que vous êtes bien plus torride et impulsive. 

Je lui lance un regard noir avant de me pencher pour priver sa bouche de parler en lui couvrant les lèvres avec ma main. Elle se met à rire en essayant de lécher ma paume, mais je ne bouge pas et la fixe sévèrement. 

— C’est mal me connaître, dis-je lentement. 

Elle hausse les sourcils, joueuse, avant de me prendre par surprise en grimpant sur moi. Les pans de sa robe remontent contre ses cuisses et laissent apparaître cette peau laiteuse que j’ai connue de longues heures. Je me redresse dans un vieux réflexe pour croiser son regard pétillant de malice. Elle vient lentement écarter les versants de ma chemise et déboutonne le troisième bouton en me souriant. 

— S’il y a bien une chose que je ne regrette pas de mon adolescence, ce sont ces deux nuits avec toi. 

Je souris à mon tour en rejetant le visage en arrière. La nostalgie du passé m'effraie autant qu’elle m’apaise. Me rappeler à la fois des peurs, des craintes mais aussi des petits bonheurs, des grandes expériences, tout cela crée en moi un mélange de sensations perturbant. 

— Difficile de regretter une nuit avec Natacha Travoski, en même temps. 

Un petit rire lui échappe et un sourire mutin vient fendre son doux visage. Elle s’approche un peu plus et glisse son visage dans mon cou. La pression de ses lèvres provoque en moi une vague de frémissements, interrompue par le grattement d’un papier dans ma main.  

— Si tu te sens trop seule, tu sais où me trouver. 

Elle se redresse lorsque la porte de la salle de réunion fait un bruit sonore. Elle retrouve la place de son bureau, non sans m’avoir lancé un dernier sourire. Dani me raccompagne jusqu’à la sortie avant de me retenir une fois qu’on est dehors. Sa main autour de mon coude attire mon attention, mais pas autant que son regard sérieux. 

— Oui ? 

— Je vois bien que Zoey se rapproche de toi et que tu n’es pas indifférente. Mais si tu veux un conseil d’amie, impose-toi tout de suite avec elle. Ne la laisse pas entrer dans ta vie si tu n’es pas sûre de ce que tu veux. 

Les sourcils froncés, je l’interroge du regard. Pourquoi me dit-elle ça ? 

— Ah, tu n’es pas au courant... suppose-t-elle avant de soupirer, fais juste attention à toi. Zoey n’est pas stable. 

Elle rejoint Christa dans leur voiture, me laissant là, dans mes pensées et mes questionnements. Pourquoi me dire ça ? Et surtout, pire : elle me parle d’une femme qui n’est plus là. Si Zoey avait eu l’air d’être instable, je l’aurais vu. Enfin, quand bien même elle l’était, elle a l’air de bien le cacher ou de passer au-dessus. 

Je m’arrête lorsque la voiture de Dani passe près de moi. Elle pousse un large soupir et me tends un bout de papier chiffonné, qui semble provenir d’un extrait de journal. 

— Lis ça avant de tenter quoique ce soit avec elle. 

Étonnée par sa méfiance, mon cœur se compresse dans ma poitrine, maintenant incertain parce que je fais et par mes choix. Est-ce qu’elle essaye de me faire comprendre que Zoey n’est pas réellement ce qu’elle prétend être et que ce serait une erreur que de la suivre ? 

C’est quoi, ce bourbier ? Elle cherche à m’angoisser, à me perturber ? Je ne comprends pas le but de sa manœuvre, ni de ses attentions. Seulement, je pense que mes affaires avec Zoey ne sont pas les siennes et que ce qui se passe avec la brune ne concerne qu’elle et moi. Je ne suis plus une enfant, je sais parfaitement gérer mes problèmes quand il y en a. 

— Donne-moi ça ! 

Le papier m’est arraché des mains par une Zoey furibonde qui a pris à peine le temps pour remettre son manteau. Une écharpe épaisse sous le bras, avec son sac et sa tablette, qui tiennent fébrilement, tandis qu’elle déplie le papier avec de soupirer, colérique. 

— Je le savais, grogne-t-elle, elle m’énerve ! 

Elle me regarde ensuite et pousse un long soupir. 

— C’est bon, ce n’est rien. Bonne soirée. 

Elle passe devant moi mais je ne lui laisse pas le temps d’aller ailleurs et l’attrape par la taille pour l’attirer à moi. Son dos cogne contre ma poitrine et son souffle s’accélère. 

— Je trouve ça plus qu’injuste que tout le monde soit au courant et pas moi. Je ne vais ni te juger, ni te repousser, si c’est ce qui t’inquiète.  

Elle tente de s’extirper de ma poigne mais je resserre mon bras et baisse le visage près de son oreille, en fixant l’horizon qui se met à doucement se noircir. 

— Natacha, lâche-moi.  

— Sinon, quoi ? 

Elle lâche un grognement sévère, les mains pressées autour de mon avant-bras. 

— Tu veux me faire pleurer, c’est ça ? Ou tu veux peut-être faire ce qu’on reproche aux hommes quand ils nous prennent alors qu’on dit non  ?

Sa remarque a l’effet d’une bombe sur moi. Je la relâche d’un geste brusque et lui jette un regard noir, à la fois déçue et horrifiée de ce qu’elle m’accuse. 

— Tu plaisantes, j’espère ? C’est toi qui me colles et qui te rapproche pour finalement me dire ça ? 

— C’est typiquement masculin de dire ça, tiens. 

Je suis à deux doigts de sortir de mes gonds, et si cela venait à arriver, ce ne serait pas beau du tout. Je dois me forcer à rester sereine face aux accusations qu’elle me balance sans vergogne. Je suis tristement touchée qu’elle ose même penser un seul instant que je puisse me comporter de la sorte, alors que j’ai simplement usé de notre proximité. 

Enfin, de cette fausse proximité, à priori. 

Son visage rouge blêmit dans un long souffle. Elle secoue le visage. 

— C’est moi qui touche, et c’est moi qui décide qui me touche. Ne fait plus jamais ça. 

Elle fait volte face, les mains tremblantes, et s’en va presque en courant. J’ai à peine le temps de reprendre mes esprits que je la vois grimper dans un taxi pour disparaître aussitôt. 

Lorsque j’atteins ma voiture, je passe les deux mains dans mes cheveux puis sur mon visage. Je ne sais pas ce qui s’est passé, mais c’était très bizarre. Bizarre et morbide. Je n’arrive pas à croire qu’elle m’ait accusé d’agir comme ces misogynes. Moi, alors que je porte depuis mon adolescence le discours pour les bannir.  

Le retour est encore plus silencieux que d’habitude. Habituée à ce que Marina ne parle pas beaucoup, cette fois-ci, je me sens vide et je suis plongée dans un silence de mort. Autant dire que cela m'est rarement arrivé depuis la naissance de Marina. 

Et je déteste ça. Pourquoi faut-il que ce soit ainsi ? Est-ce que c’est à moi de remettre mes gestes et mes actes en question ? Ou bien est-ce Zoey qui se révèle en fait plus compliquée... ou plus morose ? On ne guérit jamais des blessures du passé, si seulement je pouvais connaître les siennes... 

— Fais chier, marmonné-je. 

Je n’ai pas pour habitude de rester sur une erreur. Je déteste avoir tort, et je déteste encore plus être fautive pour quelque chose alors que ça ne devrait pas être le cas. Alors je fais demi-tour et m’arrête au parking le plus proche. Je connecte mon GPS au tableau de bord et extirpe de ma poche le papier pétri que Zoey a glissé dans ma main peu de temps avant que je ne sorte. A première vue, l’endroit n’a pas l’air de beaucoup s’éloigner des bureaux, mais une fois le nom tapé dans la barre de recherche, je faillis m’étouffer. C’est à plus d’une heure de route ! Mais qu’est-ce que Zoey fait à vivre si loin de son travail ? Elle qui est si passionnée et qui veille, elle ne doit jamais rentrer avant vingt-deux heures. 

Je n’arrive pas à comprendre. 

Je pourrais y réfléchir toute l’heure, mais je n’ai pas la tête à ça. Pas à me questionner sur elle, ou sur moi. Ou même sur nous. Je sais bien que nous n'avions pas d’avenir mais je ne pensais pas qu’elle était aussi peu ouverte à une possible relation. Au moins, maintenant, ça a le mérite d’être clair. 

Zoey Daniss ne se casera pas avec toi, Natacha.

Mon téléphone se met à vibrer, mais étant au volant, je ne détourne pas le regard. Si c’était à propos de Marina, la sonnerie serait différente, ce qui me rassure immédiatement. Quand j’arrive à la destination, j’entre en pleine réflexion pendant au moins dix minutes. La façade indique un hôtel un peu miteux, des portes dont l’une est brisée et une ambiance loin d’être rassurante malgré les couleurs chaleureuses. Sur le moment, j’hésite à chercher ailleurs. Je doute que le salaire de Feminist&Co l’empêche de prendre un meilleur hôtel. 

— Je peux vous aider ? 

La voix chevrotante d’une vieille femme m’interpelle, assise derrière un grand bar en vernis, usé sur les bords. Ma première pensée est de me dire qu’elle travaille étrangement tard pour son âge. 

— Oui... soufflé-je, est-ce que vous connaissez une Zoey Daniss ? 

La grand-mère hoche lentement de la tête, le visage ridé et fatigué. 

— Bien sûr, rit-elle doucement, elle vit ici depuis deux ans, c’est notre habituée, cette petite ! Vous souhaitez la voir ? 

Deux ans ? Mais je croyais que ça ne faisait que quelques semaines... J’acquiesce silencieusement, sans savoir quoi dire ni quoi penser. Retrouver Zoey dans un tel endroit me donne la chair de poule, comme si elle traînait dans des endroits peu fréquentables, pas loin des morts. J’ai beaucoup de mal à me dire qu’elle vit ici depuis aussi longtemps alors qu’elle est cheffe artistique et, plus encore, l’égérie de Feminist&Co. Soit elle cache quelque chose qu’elle ne veut pas montrer, soit il se passe un truc dans sa vie dont elle n’a parlé à personne. Cela a-t-il un rapport avec le papier que m’avait donné Dani ? 

Rejoindre la chambre de Zoey se fait plutôt court puisqu’elle réside au premier étage. Le couloir est minuscule, peu éclairé, et plusieurs portes sont défoncées. L’odeur du tabac se fait ressentir, et celle des joints encore plus. Même si je doute que cette vieille femme soit une revendeuse de drogue, je me demande si elle ne s’aperçoit pas qu’il se passe des choses peu nettes dans son hôtel. 

Je me demande davantage si Zoey est au courant. Et si... la peur s’incruste lascivement dans mon estomac lorsque je me l’imagine comme à l’époque, les yeux gonflés et injectés de sang, comme elle l’était sur la plupart de ses photos Instagram. Aurait-elle sombré de nouveau ? Elle m’a toujours eu l’air d’être en forme, de ne pas être droguée ou ivre. 

Pourtant, lorsque j’arrive à sa chambre, la porte n’est pas fermée à clé. Pire que ça : elle est à moitié ouverte. Un frisson désagréable remonte mon échine lorsque je la retrouve allongée sur son profil dans une courte nuisette blanche, dos à moi. Rien de grave ne semble se passer, si j’omets la vision des nombreuses bouteilles de vodka sur la table et le joint qu’elle tient entre son index et son majeur. L’odeur est nauséabonde : comment peut-elle même apprécier le goût qui s’en dégage ? 

J’ignore volontairement les vêtements qui jonchent le sol, le sac ouvert dont s’est échappé des clés, un carnet, ainsi que les tableaux qu’elle a peints et qui gisent contre le mur et les meubles. Mais un m’interpelle, alors je m’en approche, avant de lâcher un souffle de surprise. Je repousse celui de devant, à la fois terrifiée et ébahie. 

— Zoey... 

Un silence flotte quelques secondes. 

— Il ne te plait plus ? murmure-t-elle. 

Je secoue le visage, attendrie. Le tableau n’a pas pris une ride : mon profil y est toujours semblable à celui que j’étais adolescente, et les couleurs n’ont pas défraîchies. Mais un autre tableau attire mon œil, et cette fois-ci, je ne sais quoi en penser. Marina y est peinte, dans sa position la plus naturelle : celle quand elle nous regarde, bras levés afin qu’on la porte. Les membres tremblants, le cœur époustouflé, je me redresse, la respiration difficile. Je me retourne vers Zoey, le cœur gros et palpitant. Mais il se brise rapidement devant cet autre triste tableau qui s’offre à moi : Zoey est en larmes, les lèvres tremblantes, pétrifiée par je ne sais quoi. Elle ne me regarde pas et se contente de lancer des regards dans le vide. 

— Tu devrais t’en aller, Natacha. 

Habituellement, je n’en porte pas d’importance, mais là, l’entendre m’appeler par mon prénom entier m’attriste. Elle supprime notre proximité verbale sans me demander mon avis. 

Je m’approche d’elle et m’assois au bord du lit, tout près de son corps dont je peux sentir les membres gelés. 

— Qu’est-ce qu'il y a ? soufflé-je. 

Elle rit doucement avant de s’allonger sur le dos. Elle amène la cigarette jusqu’à ses lèvres. Sa main a des soubresauts qu’elle contrôle à peine. Elle aspire la fumée avant de la recracher. 

— En fait, je vais très bien, sourit-elle. Je m’y suis habitué. 

Je fronce les sourcils. Soit je ne comprends pas ce qu’elle me dit, soit il se passe quelque chose que j’ignore encore. 

— Va au fond de ta pensée, dis-je. 

Elle se redresse difficilement. Je me rends compte alors qu’elle est frigorifiée, qu’elle est pâle et que les courants d’air dans cette chambre doivent y être pour quelque chose. Cependant, plutôt que de tenter de la réchauffer, je la laisse faire. Je n’ai pas envie de la brusquer et, surtout, je veux qu’elle voie que je ne cherche pas à la défaire de quoique ce soit. 

— Qu’y-a-t-il à dire... murmure-t-elle. 

Elle se rapproche de moi. Puis, presque comme une enfant, elle se glisse contre moi et passe ses bras autour de mon cou. Je n’hésite pas une seconde et la presse contre mon cœur, pour au moins faire cesser ses grelottements. 

— C’est tellement dur... tellement... 

Je sens son cœur prendre une vitesse surprenante avant que le bruit de ses sanglots ne vienne recouvrir le silence pesant qui réside dans la chambre. Elle se colle à moi comme si sa vie en dépendait et éclate en larmes contre mon épaule. Émue par sa réaction, je ne peux que lui rendre son étreinte avec plus de force encore. Ma main vient presser son dos, avant que je ne la caresse lentement. 

— Si Roger meurt, je serais toute seule, balbutie-t-elle. Pourquoi je n’y arrive pas ? Pourquoi ? 

Je prends une inspiration, tentant au mieux de ne pas me laisser porter par le chagrin qu’elle me communique, désarmée et peinée par toute la souffrance que regorge son corps fébrile. 

— Tu n’arrives pas quoi ? 

Un nouveau sanglot rechute et je sens qu’elle se retient de parler, de m’avouer ce qui lui fait tant de mal. Puis elle murmure entre deux sanglots : 

— Je n’arrive pas à en parler...

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire kiki ♡ ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0