Perles de sang

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Zoey.

Il existe six manières d’aimer quelqu’un. Il y à l’amour passionnel, celui d’Eros, qui provoque le coup de foudre. Celui de Ludus, au contraire, qui considère l’amour comme un jeu qui n’engage à rien. Puis il y a Storge qui est l’amitié stable, Mania pour l'amour cupide et excessif. Puis nous avons Pragma, l’amour réaliste et réfléchi. Et finalement, nous avons Agapè, l’amour altruiste. Ce sont autant de façons différentes d’aimer quelqu’un qu’il y a d'astres dans le ciel. Mais parfois l’amour n’existe pas.

   C’est le cas avec ceux qui m’ont mis au monde. Mes parents ne m’ont jamais aimé. Si c’est arrivé un jour, je vous répondrais que c’était un moment de pure folie. Mais, vous savez, la vie ne se passe pas toujours comme on le voudrait. On devient le pion comique d’un jeu compliqué, d’un jeu qu’on n’a pas toujours envie de comprendre. J’ai toujours pensé que mon père était sévère, aigre et austère. Que ma mère était jalouse et malheureuse.

Je me rappelle encore des hurlements à se damner, le bruissement des arbres secoués en plein orage, après que le coup sinistre d’un verre se soit brisé. Juste après, il y avait toujours ce vent frisquet qui entrait dans la maison. Quand mon père hurlait mon nom, mon cœur cessait de battre. Il exultait dans un juron toute la rancœur qu’il voyait en moi, surtout après le départ inattendu de ma mère. Son affliction à mon égard n’était dû qu'à une seule chose : pour lui, c’était de ma faute si maman avait disparu du jour au lendemain sans prévenir quiconque, pas même Élabora, sa meilleure amie. J’ai passé mon enfance avec un père qui ne m’aimait pas et qui me le faisait payer. Tout y passait.

Absolument tout.

Mais je crois... je crois que ça ne m’atteint plus, aujourd’hui. J’ai perdu la notion du temps avec les années qui ont écoulées. J’ai grandi, tout simplement. La bouche scellée, les battements de mon cœur qui pulsaient jusque dans mes oreilles quand je rentrais après les cours. Mes cris se faisaient silencieux, parce que je n’avais pas le droit que l’on m’entende. Je coulais, tout doucement, dans une transe incontrôlable. Je ne pouvais rien faire pour arranger les choses : les voisins mimaient les sourds ou les aveugles et parler aux services sociaux revenait à m’éloigner de ce que j’avais de plus cher au monde : mes amis devenus ma famille.

 Ainsi, à cette époque ou je n’étais encore qu’une lycéenne, à quelques heures des résultats du Highers, tout tournait à l’envers dans ma vie. Je tournais, encore, encore, encore... jusqu'à vomir mes tripes parce que je ne pouvais plus supporter cette agitation quotidienne et douloureuse. 

— J’ai de la cocaïne, si tu veux. Ça te fera du bien. 

Un nouvel hoquet me coupe la respiration avant que le goût acide de mon petit-déjeuner ne remonte dans ma gorge. Un spasme me traverse avant de recracher dans un bruit graveleux les derniers nutriments de mon alimentation. Je me laisse tomber contre la paroi en plastique des toilettes, les paupières closes, pour retrouver un semblant de souffle dans les halètements qui m’étreignent la gorge. Je tends la main d’un geste fébrile, les doigts tremblants. Alicia y dépose un petit sachet opaque empli d’une poudre blanche peu épaisse. J’arque un sourcil avant de le lui rejeter dans un grognement nerveux. Elle s’abaisse pour le ramasser en me grondant :

— Hé, ma came ! Ça coûte une fortune, pétasse. Fais attention, putain... 

— Je n’en veux pas de ta poudre, donne-moi un truc à avaler. Tu crois que j’ai que ça à faire de renifler tes merdes ? 

— Je n’ai plus d’ecstasy, ma belle.  

— Je suis censée aller mieux comment, alors ? 

Elle hausse ses deux épaules blanches découvertes par un débardeur rose. Ses longues boucles rousses retombent dans son dos et dégage son visage lumineux qui m’offre un sourire suffisant mêlé d’une pointe d’inquiétude. Elle me regarde comme si un anneau blanc éclairait son visage juvénile, prouvant que ses conseils – ou de ce que l’on en pense – sont la solution à tout. Mon regard noir la rebute aussitôt et son inquiétude disparaît pour laisser place à un large sourire qui offrent deux lignées de dents blanches et brillantes.  

— Et si tu essayais de ne pas y penser ? Ça va te tuer, si tu continues. 

Un sanglot amer remonte dans ma gorge et se mélange au goût âcre du liquide expulsé. Je presse mes lèvres tremblantes, sans savoir quoi dire, et me redresse difficilement sur mes deux jambes, ébranlées par les tremblotements de ma piteuse santé. Alicia m’attrape le bras et me tire presque dehors, contrariée par mon mutisme. 

Je tente tant bien que mal de l’écouter, de faire preuve d’un peu d’attention. Mais je sais déjà ce qu’elle va me dire : « arrête d’y penser, tu n’y es pas encore. Imagine que tu dors, ou essaies de positiver. » Toutes ses réponses sont d’une débilité affligeante : elle le doit très probablement à sa bêtise chronique. Malgré qu’elle soit incroyablement belle et douée au lit – fait que je ne pourrais jamais contredire – elle n’a rien dans la tête. Absolument rien. Pas même une once d’intelligence. C’est une fille bête et qui ne porte que très peu d’intérêt aux études. Mais ce n’est pas entièrement de sa faute. Je connais tous les membres de sa famille, jusqu’au cousin le plus éloigné, et la bêtise va de pair dans une si grande famille pourtant chaleureuse et unie. Ils assument tous de ne pas avoir fait beaucoup d’études, ou de ne pas avoir mener la vie qu’ils auraient voulue. Ils assument totalement de ne pas être très futés et de n’avoir aucune culture générale. Et je crois que je les respecterais toujours pour ça, parce qu’au-delà de ce défaut visible, il en reste que j'ai rarement vu une famille aussi soudée et apaisante. La mère d'Alicia s'est toujours inquiétée pour ma santé, a toujours su me dire quoi prendre pour aller mieux. De ce fait, je n’en veux pas non plus à Alicia. Après tout, elle n’est pas méchante. Simplement oisive et puérile. 

C’est pour ça que je ne la contredis jamais. A quoi bon, de toute façon ? Elle ne peut pas comprendre la pression qui me pèse quand je suis devant ma maison en sachant pertinemment que je vais vivre un enfer. Elle ne sait pas non plus ce que cela fait d'être acculée dans des situations invraisemblables qui dépassent notre imagination. J’ai moi-même du mal à y croire, parfois. 

— Au fait, dit-elle une sucette dans la bouche, tu savais que tu apparaissais dans le journal du lycée ? Il y a même une photo de nous à la soirée de Teni. 

Je pousse un soupir qui évacue une petite partie de mon inquiétude. Qu’est-ce-que j’en ai à faire, sérieusement ? Ce stupide journal du lycée, qui ne porte même pas un nom décent (Les Jolies Filles), est coordonnée par des élèves essentiellement féminines et toutes féministes. Une partie d’entre elles sont cheerleaders, et sportives de manière générale. Je me rappelle qu’il y a quelques années, quand j’étais en seconde, le groupe était beaucoup plus mixte et publiait des articles diversifiés, faisait du touche-à-tout. Mais depuis qu’une nana s’est pointée un jour en accusant un garçon de l’avoir violé, tout a radicalement changé. Tu ne pouvais plus appartenir au journal si tu étais un homme et, surtout, il valait mieux pour toi d’avoir les meilleures notes de l’établissement. De mon point de vue, j’ai juste l’impression que c’est un groupe de victimes qui s’est opposé au patriarcat en s’exilant de tout et de tout le monde en espérant renvoyer une image forte. Au lieu de ça, elles ont fait de ce journal qu’un bout de papier qui parle perpétuellement du même sujet : pourquoi les hommes devraient-ils mourir selon elles. De leurs bouches incurvées, elles se proclament féministes en plein combat. Moi je dis « extrémistes ». C’est pour ça que je les fuis comme la peste. Mon côté un peu macho pourrait bien les rebuter et je n’ai pas envie de me retrouver à moitié morte dans une ruelle au beau milieu de la nuit. Parce que oui, ces filles-là sont capables de tout.

Et puis, ce qui est assez triste, au final, c’est que moi aussi j’ai de légères tendances à la violence. Un truc de famille, sans doute. J’ai du mal à me contrôler quand on me pousse à bout, mais ça n’étonne personne, non ? 

— Quelle photo ? Soufflé-je pour combler le silence.  

Elle me redresse d’un coup d’épaule sans penser un seul instant à mon estomac. Celui-ci fait un bond désagréable mais je frôle seulement la catastrophe : un haut le cœur me tambourine le ventre mais pas d’envie de vomir à l’horizon. C’est déjà ça...

— Celle ou on est complètement torchées, dans le lit. Dire qu’on venait de baiser, quel beau tableau ! rit-elle. 

J’étire un sourire à mon tour en me rappelant de cette soirée. Une véritable mascarade, exactement à l’image de Teni. Lui qui est pourtant le premier de la classe, il s’est révélé être le plus grand fêtard du lycée : alcool, drogue, filles, rien ne l’arrête. Il excelle autant à l’école que dans la vie de tous les jours. Ses fêtes sont toujours grandioses, dignes des films X qui font si peur à nos parents. Le problème, c’est qu’après minuit, lorsque nous sommes en petit comité, ça tourne vite à la catastrophe. Quelques shoots d’alcool forts, des filets d’ecstasy, de la musique qui nous tambourine le cerveau et c’est le black out1 assuré. C’est mal et c’est dangereux, on le sait. Mais nous sommes trop jeunes et trop torturés pour y réfléchir. Je préfère ne pas me souvenir d’une nuit que de la passer chez mes parents. 

Ce soir-là, il y a deux semaines, on revenait de notre dernier jour d’épreuve pour les Highers. J’avais vidé la bouteille de vin qu’Alicia avait ramenée pour déstresser. Je n’étais pas prête, je n’avais pas touché à mes cours depuis des semaines et une douleur maligne s’amusait à me titiller la nuque. Impossible de rester penchée au-dessus d’une table plus de vingt minutes sans souffrir le martyr. Impossible de prévenir le surveillant sans lui attirer l’attention sur mes yeux injectés de sang. A la fin de la journée, je ne rêvais que d’une chose : tout oublier. Cette nuit, j’ai terminé au lit avec ma meilleure amie, bien que l’on avait aucune idée de ce qu’on faisait là. 

— Vous faites pitié, dis donc, soupire une voix masculine en nous voyant. 

Alicia s’arrête et m’abandonne pour rejoindre le grand brun qui vient d’apparaître devant nous. Elle glisse ses bras fins autour de sa nuque et lui lance un regard lubrique pour lui voler un long baiser. Ma grimace étire mes traits courbaturés et leur étreinte dégoute mon cœur solitaire. Je les contourne en imitant le bruit du vomi (Alicia lève la jambe assez haut pour me frapper contre la cuisse) puis je m’éloigne, épuisée. Je jette un coup d’œil au soleil qui baigne le stade de foot sur lequel quelques lycéens se sont allongés afin de taper la bronzette. Je me laisse tomber sur le premier banc qui apparaît et baisse les yeux sur la fausse verdure en expirant longuement. La présence d’Alicia se rapproche, puis celle de son copain, et finalement de nos amis dont les cris et les rires mêlent tel un chant monotone qui me rappelle douloureusement que nous ne serons bientôt plus ensemble. Le tout forme un étrange halo dans mon champ de vision, avec des ombres projetées à mes pieds qui se mouvoient trop vite pour mon cerveau. Le temps s’espace en des minutes si longues que j’ai l’espoir de vivre l’heure assez lentement pour qu’elle ne se termine jamais. Pour que jamais ne vienne la fatalité inéluctable de mon existence : rentrer à la maison et revivre ce spectacle que seul l’Enfer aurait pu me préparer.  

— Elle est shootée ? 

— Non, réponds Alicia, juste en train de dépresser

— Ce terme n’existe pas, espèce de conne. 

Je l’entends hurler mais je ne fais pas attention à ce qui m’entoure. J’ai, tout d’un coup, de longs frissons qui traversent mon échine. Malgré la chaleur accablante, j’ai terriblement froid. Je m’emmitoufle dans mon épais sweat et rabats ma capuche pour ne plus avoir à subir le soleil qui m’aveugle. Comme si je n’existais plus, je presse les doigts contre le tissu, en priant pour disparaître maintenant. 

Je supplie un seul instant. Rien qu’un... 

— Hé, ne pleure pas, ma belle.

La voix d’Erick m’extirpe de ma solitude grâce à son doigt qui se met à parcourir ma joue pour venir effacer les larmes qui s’empressent de m’échapper. Son doux regard doré et inquiet m’offre un trop-plein de réconfort. Ce garçon, ce frère que j’ai toujours rêvé d’avoir, presse ma main dans la sienne comme si j’étais une gamine de dix ans. Je renifle vulgairement alors qu’il attend, qu’il patiente que j’en finisse avec cette perpétuelle douleur qui m’encombre. J’oublie un instant qu’on est si différents, que lui est aimé et adulé, alors que je suis le rejeton qu’on fuit. 

— Je suis tellement fatiguée... laissé-je échapper. 

Erick se redresse pour se placer à côté de moi sur le banc. Il glisse son bras autour de mes épaules et me colle contre lui. J’accepte de bon cœur et plonge mon visage contre son épaule en fermant les yeux pour m’imprégner de la douceur qu’il me communique à travers ses caresses dans mes cheveux. 

Ma bulle de tendresse, si courte soit-elle, est brutalement brisée avec les cris de mes amis qui se sont élancés sur le terrain. Des hululements féminins s’extirpent après eux quand je me rends compte que des filles que je ne connais pas, ou seulement de vue, ont rejoint les autres. Je retiens mon soupir exacerbé et m’écarte d’Erick qui étire un sourire attristé, à la fois désarmé par la situation encombrante mais amusé par mes habitudes qu’il prend pourtant malin plaisir à rechigner en permanence. Il s’adosse au banc derrière nous et se contente de fourrer ses mains dans les poches. 

— J’ai encore le droit de choisir mes amis, tu sais. 

Je presse les paupières. Je n’ai pas envie d’être la méchante de l’histoire. 

— On n'est pas amis au lycée et tu le sais très bien. 

Je serre la mâchoire lorsque j’aperçois Alicia me saluer de la main. Toutes les têtes se tournent vers nous et les regards pressants des filles du lycée m’écrasent les épaules. Erick ne répond rien, parce qu’il sait bien que j’ai raison. Mes ennuis deviendront les siens si on nous voit ensemble et pire, proches comme on l’est. Une simple étreinte dans laquelle on lira avant tout du sexe. Alors qu’il n’y en a jamais eu. Au lycée, la vérité est souvent maquillée, simplement pour la rendre plus attractive. Même quand j’aimerais qu’elle me sauve... 

— Tu pleures, Zoey. 

Je presse les lèvres et nettoie furieusement mes joues et mes paupières.  

— Désolé, marmonné-je. 

Erick laisse échapper un petit rire. J’apprécie qu’il ne rétorque pas ou qu’il ne complique pas davantage la situation. J’aimerais aussi officialiser notre amitié. Mais je risque gros rien que de traîner avec lui, et j’ai déjà bien assez de problèmes à prendre en considération pour m’en ajouter. 

Je lui jette un regard avant de froncer les sourcils lorsqu’il se met à siffler. 

— La belle Natacha en vue, me chuchote-t-il.

Je presse fermement les paupières en reprenant une longue inspiration. Je déglutis, nerveuse, puis me tourne dans sa direction. Je regrette aussitôt mon geste lorsque mon cœur se met à palpiter anormalement vite dans ma cage thoracique en apercevant la chemise presque trop ouverte de Natacha Travoski. A son tour, elle se met à me fixer en se dirigeant dans notre direction. Je tâche d’être la plus impassible malgré les tambourinements qui viennent cogner contre mes tempes.  Je perds le nord comme à chaque fois qu’elle est à moins de dix kilomètres de moi.

Cette fille est un soleil gelé. J’aimerais tellement tremper mes doigts dans l’écume de sa fleur. Si elle savait, elle flipperait...

Natacha Travoski, la plus belle des femmes du campus, se rapproche dangereusement vite. Ses longs cheveux bruns sont attachés en une queue stricte et, aujourd’hui encore, elle ne s’est pas détachée de son jean noir et de sa veste en cuir. Il n’y a que sa chemise blanche, ouverte jusqu’à la naissance de sa poitrine, qui titille mon corps comme des vagues ténébreuses. Ses pupilles azurs s’échappent de mon regard lorsqu’elle aperçoit Erick. Soudainement, un feu cinglant se dégage d’elle, accompagné d’un regard particulièrement noir et morose. 

— Dis donc, lui lance Erick d’une voix mielleuse, t’as pris des abdos ou c’est moi ? 

Natacha relâche un claquement de langue et lui tire l’oreille. 

— Regarde au-dessus des épaules, mon grand, sinon ce que tu as entre les jambes pourrait bien ne plus te servir à grand-chose. 

— J’adore cette bestialité en toi, gémit-il. 

Je lève les yeux en l’air, dépitée par le comportement de mon frère de cœur. Erick est adorable, mais c’est un véritable macho avec les nanas. Il ne sait pas draguer et qu’il soit beau est plus qu’un gros avantage pour lui. Sans ça, il serait seul et malheureux. Les filles l’aiment pour son côté oisif et beau garçon. Malheureusement, Natacha Travoski n’est pas comme les autres filles. Rien que physiquement, elle se démarque agréablement et attire toutes les lesbiennes de la ville. Son timbre est plus rauque et guttural, la dernière fois que je l’ai entendu chuchoter à quelqu’un, c’est tout mon corps qui se soumettait à elle. Mais plus encore, ce qui m'a toujours attiré, c’est son visage anguleux et son regard mélancolique, avec une mâchoire marquée et des éclats d’étoiles au fond des pupilles, profondes et ténébreuses. C’est avant tout une rebelle adulée et respectée. Et oui, la jolie blonde des romans qui commandent son troupeau de moutons, c’est Natacha. Une véritable guerrière qui ne se laisse pas faire. Vraie féministe qui n’a pas de temps à donner à quiconque, trop concentrée sur ses études, qui a prouvé de nombreuses fois qu’elle était insurpassable en tout point. Tête de classe, sportive, intelligente, sociable. Je la jalouserais presque. Presque.

Son unique défaut, que certains peinent à voir, est l’air blasé qu’elle prend parfois, comme si elle se fichait de ce que ses amis peuvent bien lui partager. Et puis, surtout, elle déteste avoir tort et à un penchant presque malsain à pousser les autres dans leurs retranchements. 

— Je te préviens, Ridano, tu vas vite fermer ta grande bouche. Casse-toi là, tu me pourris tout mon oxygène. 

— Ça va, ça va, soupire-t-il en se redressant. 

Natacha prend sa place nonchalamment, et dépose ses coudes sur le banc arrière pour regarder le match. Erick s’agenouille devant moi en déposant mes mains sur ses genoux, comme il a tant l’habitude de le faire pour me rassurer. Je lui jette un regard noir pour lui faire comprendre qu’aux dernières nouvelles, nous ne sommes toujours pas seuls. Il se rapproche et je me force à reculer, alors même que je rêverais de me laisser tomber dans ses bras. Je le maudis intérieurement de se donner en spectacle de cette façon - devant Natacha d’autant plus – et détourne le regard. 

— Tu veux dormir à la maison, ce soir ? 

— Nan. 

Je regrette aussitôt mon choix. Et il le sait, mais il comprend aussi que je ne peux pas me résoudre à me montrer à ses côtés. Il doit penser que je suis stupide, surtout que c’est notre dernier jour au lycée et qu’on ne reverra peut-être plus les autres. Mais c’est une habitude profondément ancrée dans mes gênes et j’ai cette peur irascible que rien n’irait si jamais quelque chose changeait soudainement. Erick fait preuve de patience pendant de longues secondes avant de se redresser pour rejoindre les autres. 

Je l’observe s’éloigner, le cœur déchiré et les lèvres tremblotantes. Si Natacha ne nous avait pas rejoint, je lui aurais dit oui sans hésiter une seule seconde, tant que ça me permet d’être le plus loin possible de mon père. Mais encore une fois, ce que pensent les autres de moi m’importent davantage.

Ma réputation, c’est tout ce qu’il me reste.

Je ne veux pas non plus qu’on pense que je suis faible, que j’ai besoin d’aide ou que je fréquente un stupide beau garçon avec qui on me prétendra une relation sexuelle alors que je suis lesbienne. 

— Tiens. 

Un spasme m’écorche le cœur quand Natacha me tend sa main dans laquelle repose une pilule toute blanche et toute petite. Je lui jette un regard et fronce les sourcils, surprise qu’une fille comme elle prenne ce genre de choses. 

— Ne te méprends pas, dit-elle, c’est un doliprane. 

Je n’ai même plus la force de répondre quoique ce soit tellement je me sens stupide face à elle. Elle est bien plus intelligente que moi, et je regrette tellement de ne pas être à sa hauteur. Pire, de croire ou de penser qu’une fille comme elle prenne ce genre de produits illicites. Si j’étais plus intelligente, plus fière, plus sûre de moi, je l’aurais dragué et je l’aurais harcelé jusqu’à ce qu’elle accepte de sortir avec moi. Des mois qu’elle me plait et baisser les bras n’a jamais été dans mes habitudes. Mais je suis tellement épuisée, autant moralement et physiquement, que l’amour n’est plus ma préoccupation depuis longtemps. Et de toute façon, je suis une dévergondée qui prends ce qu’elle a sous la main : femmes, drogues, alcools, peu m’importe tant que ça m’aide à oublier tous mes problèmes. A côté de Natacha, je ne suis qu’une âme écorchée sans rêves. A l’inverse, elle sait ce qu’elle veut : être forte, aider les autres, vivre sa vie comme elle l’entend.  

Moi, je veux juste ma liberté. Ma putain de liberté.

Contrariée par moi-même, j’accepte ce qu’elle m’offre. J’ouvre la main pour glisser mes doigts contre la pilule. Un frisson me traverse lorsque sa peau entre en contact avec la mienne. Je le sens me parcourir tout entier dans un chant agréable. Un nouvel émoi me prend d’assaut quand Natacha referme brutalement ses doigts autour de mon poignet. Dans un mouvement énergique, elle m’attire contre elle et me plaque contre la surface basse du banc. Mon souffle se coupe quand je me rends compte que ses cuisses sont dangereusement proches des miennes, son visage à seulement quelques centimètres du mien. 

Mon cœur se met à buter contre ma cage thoracique sans que je ne parvienne à restreindre ma respiration hachée. 

— Zoey Daniss, qu’est-ce-qui se passe pour que tu aies l’air d’être si morte ? 

Je pince les lèvres et détourne le regard. 

— Ne détourne pas le regard, ricane-t-elle avec un rictus, tu penses qu’on ne se connait pas mais tu te trompes. Tu crois que je ne te vois pas me fixer du regard pendant les cours ? Tu crois que je ne le sens pas quand ton regard me déshabille dans les vestiaires ? Tu penses aussi, peut-être, que je ne sais pas que tu es lesbienne et que tu as tellement envie de moi que ça en devient déconcertant, par moment ? C’est inconvenant.

Ses mots s’échappent si distinctement de sa bouche qu’au fur et à mesure qu’elle parle, j’ai l’impression de perdre pied. Pour quoi, exactement ? Parce qu’elle est belle, parce qu’elle est observatrice, parce que... parce que... 

Parce que je suis tellement débile, putain ! 

Comment ai-je pu être aussi peu discrète ?  

— Alors, ajoute-t-elle, tu n’approuves pas ? 

Je referme les yeux en mordillant ma lèvre inférieure. Comme lorsque je suis stressée, toutes mes pensées se bousculent dans ma tête et je ne sais pas ce que je dois dire, ni ce que je dois penser. Je ne voulais pas qu’elle le sache, qu’elle le découvre et encore moins qu’elle le devine. Me contenter de l’idéaliser, de l’imaginer dans mes rêves, de créer mes propres scénarios, tout cela me suffisait. 

Mais encore une fois, il a fallu que je gâche tout. 

Un sanglot m’échappe, puis un autre. Une émotion pénible s’installe dans ma gorge et je suis obligé de lâcher un gémissement douloureux pour l’extraire. Un torrent de larmes se répand sur mon visage.  

— « Tu ne comprends pas », marmonné-je entre deux sanglots, « je me suis perdue dans une évasion à l’amour, comme... comme un stupide rêve vif. » 

Son étonnement est alors transparent : elle ne s’attendait pas à une citation Bayou. Ce passage fragmenté est un moyen pour moi de m’exprimer. Je ne sais pas parler, je n’ai pas l’aise qu’elle a avec les mots et je ne sais pas dire les choses concrètement. Les paroles de cette chanson me semblent plus vraies que si j’avais dit les choses de moi-même. 

Quelques minutes s’écoulent, et tout ce temps, Natacha ne se détache pas de moi. Elle me fixe en pensant trouver les réponses à ses questions dans mon regard obscur. Puis elle tourne le visage pour regarder les autres et me laisser l’intimité de pleurnicher. Ses yeux finissent par suivre les mouvements des autres, sans jamais quitter notre position. Elle reprend la parole, mais cette fois-ci sans me lancer un seul regard : 

— Je te propose un jeu, Zoey. Un truc simple : si tu dessines quelque chose qui me fait assez vibrer, je t’offre une nuit. Si tu perds, tu me dis tout. 

Je fronce les sourcils, étonnée par ce retournement de situation auquel je ne m’attendais pas. 

— Quoi ? 

Elle se tourne de nouveau vers moi et n’ajoute rien de plus. Elle s’écarte, ramasse son sac qui traîne à ses pieds puis attrape ma main pour me tirer hors du banc. Elle englobe nos doigts enlacés, et sa chaleur vient parcourir chaque petit centimètre de mon épiderme. Dans un geste assuré, elle s’élance sur le chemin de pierre qui mène au lycée. Complètement désarmée - ou peut-être juste à l’ouest, je la suis sans rien dire. On débouche dans le couloir B et elle ouvre sans difficulté la porte de la salle d’art avec une clé, probablement du trousseau du comité des délégués dont elle fait partie. Elle dépose brutalement son sac sur l’un des bureaux vides puis attire l’un des tréteaux en bois sur lequel réside une toile assez large. Elle attrape une boîte en plastique contenant des crayons, des stylos et des feutres puis me regarde, les yeux luisants. Le soleil entre dans la pièce au même moment et vient illuminer une partie de son visage. Son œil bleu se met à luire, magnifique, pétillant. Mon cœur gonfle dans ma poitrine tellement je la trouve belle. 

— Ça fait des mois que je n’ai pas dessiné. Et comment tu sais que je dessine, d’ailleurs ? Toi aussi, tu m'observe ? 

Natacha étire un petit rictus en attirant une chaise jusqu’à elle. Elle le toupine pour la retourner et s’installe dessus à califourchon, les bras croisés sur le dossier.  

— Je m’en fous, dit-elle. Au travail. Tu ne veux pas passer la nuit avec moi ? 

Je me pince les lèvres avant de soupirer. 

— Pourquoi je ferais une telle chose ? Qu’est-ce-que ça m’apporte de coucher avec toi ? 

Natacha étire un large sourire puis vient glisser la paume de son pouce sur sa lèvre inférieure. Je déglutis en l’observant, ne pouvant me désister de sa bouche qui se presse comme pour m’inviter. Elle sait très bien qu’elle me plait, qu’elle m’attire. Mais elle, qu’attend-elle ? Avoir sa première expérience avec une fille ? Épancher un désir purement sexuel ? Jouer avec moi ? 

Je ne sais pas, et honnêtement, je crois que je n’ai pas envie de connaître les raisons qui la poussent à agir de la sorte. Peut-être suit-elle juste son instinct, ses désirs, qu’en sais-je ? Tout ce que j’entrevois, c’est que deux choix s’imposent à moi : soit je rentre chez moi, et je frôlerais la crise d’hystérie, peut-être même que je mourrais. Soit j’accepte, je l’impressionne, je passe la nuit avec elle et je dors sans m’inquiéter. Pour une nuit, une seule et unique... 

— O.K, c’est bon. J’espère que tu as du temps à perdre. 

De nouveau, un large sourire étire ses lèvres. Elle passe sa langue sur sa bouche pulpeuse et me suit du regard. Son étonnement ne m’échappe pas lorsque je me débarrasse du tréteau pour déposer la toile au sol. J’attrape le pot et ne prends qu’un crayon de bois. Les lèvres pincées, je remonte mes manches en faisant des ourlets. Dans un même temps, je cherche dans les tiroirs autre chose que des feutres ou de la peinture. Je fouille le premier placard avant de m’arrêter sur le deuxième. Là, j’y aperçois une boîte de craies grasses aux couleurs vives. 

— Bingo, soufflé-je satisfaite. 

J’attrape la boite, puis le rouleau d’essuie-tout sur le bureau quand je retourne vers la toile. Je jette un regard à Natacha qui me regarde faire puis m’agenouille au sol. 

— Je sais que tu détestes perdre, lui dis-je, alors ne fais pas de mytho en disant que c’est nul parce que je sais plus que quiconque que je dessine mieux que bien. J’ai un très bon niveau.

Natacha se met à rire doucement puis secoue le visage.  

— Je serais sincère, ne t’inquiète pas. Mais je ne pensais pas que tu avais un égo surdimensionné. 

Sans la regarder, je commence à esquisser grossièrement les traits de son profil sur la toile, plus assurée que jamais. 

— Détrompe-toi, ce n’est pas de l’égocentrisme. Je connais mon art et mes capacités. Je suis réaliste. 

— Si tu es si sûre de toi, dit-elle, pourquoi as-tu l’air si malheureuse ? 

Ma main se fige dans l’espace quand sa question résonne en moi. La réponse devrait être évidente : mes parents. Pourtant, de toute évidence, il y a autre chose qui me frustre et qui me pousse à l’immoralité.  Ce serait complètement idiot que d’accuser mes parents comme les fautifs de mon alcoolémie et de mon caractère venin. Pourtant... 

Je pousse un long soupir et reprends mon dessin. 

— C’est comme ça, il n’y a pas toujours d’explication. 

Natacha ne répond rien, et pour une fois, ne pas l’entendre me fait un bien fou. En moins d’une heure, il s’est passé trop de choses que je ne parviens pas à comprendre. Elle n’a jamais été mon amie, on ne s’est que rarement regardé et surtout, j’étais persuadée d’être invisible à ses yeux. Elle n’a jamais rien tenté avec moi non plus, alors pourquoi si soudainement ? Pourquoi je suis là, avec elle, à la dessiner pour gagner une nuit de débauche avec cette fille ? 

— Tu as réussi tes examens du Highers

Sa question envoie un froid angoissant dans mon corps. Avoir été bourré pendant les examens n’était pas la meilleure des idées, et je le regrette amèrement. Il est peu probable que j’obtienne mon diplôme dans de telles circonstances. Pourtant, je ne peux m’empêcher de penser que si j’ai bu cette semaine-là, c’était uniquement par besoin. Jamais je ne m’étais sentie aussi libre et légère. 

— J’étais complètement à l’ouest, je m’étais enfilé une bouteille entière d’alcool, dis-je finalement, je ne sais même pas si j’ai été aux bonnes salles, en fait. 

Natacha rit doucement. Un rire léger, un peu moqueur. 

— Ça n’a pas l’air de trop t’inquiéter, en tout cas.  

Je hausse les épaules et remplace mon crayon par des craies grasses. Puis je m’arrête et je me redresse pour la regarder. 

— Tu sais, la majorité des choses qu’on dit de moi sont vraies. Alors pourquoi es-tu là ? Tu veux me sauver, ou tu crois, toi aussi, que c’est la misogynie de notre belle société patriarcale qui me tue à petit feu ? 

Elle arque un sourcil quand je m’aperçois alors des détails de son visage que j’avais complètement oublié. Tel que son sourcil droit qui est striée par un vide, ou le piercing qu’elle arbore sur l’oreille. Il y a aussi ce tatouage qui s’extirpe du col de sa chemise, dont je n’ai jamais aperçu les détails. Pourquoi les avais-je oubliés ? C’était pourtant des choses que j’admirais chez elle, qui me faisaient fantasmer en permanence.  

— C’est si difficile de penser que tu pourrais me plaire aussi ? 

Un rire s’échappe de ma gorge avant de prendre de l’ampleur lorsque sa phrase se retourne dans mon esprit. Natacha qui serait attirée par moi, ce serait bien la blague du siècle, ça.  

— Je t’en prie, arrête, soupiré-je, tu ne me la fais pas à moi, celle-là. 

Elle ne cherche pas à réprouver, ni à rétorquer.  

— Je suis curieuse, dit-elle après un silence, je veux savoir ce qui t’arrives. 

— Tu ne le sauras pas parce que ce tableau va te briser le cœur. 

Elle pince les lèvres en m’observant dessiner. Elle ne sait pas de quoi je suis capable. A l’écrit, je ne suis bonne à rien. Je ne sais pas dire et exprimer les choses correctement et concrètement. Mais quand je dessine, ce n’est plus moi qui parle, c’est mon cœur seul, de lui-même. C’est mon âme qui prend les commandes et qui décide quoi dire.  

Je trace la dernière esquisse, attrape le morceau d’essuie-tout chiffonné en boule et frotte la surface du tableau pour répandre la texture de la craie. Les couleurs se fondent les unes entre elles et forment un décor montagneux en pleine nuit. Puis je trace lentement les traits du profil de Natacha, avant de venir la colorer de couleurs sombres, du bleu nuit, du rouge, le tout pour former un contraste lumineux. Je dépose le dernier coup de crayon pour y apposer ma signature : un Zoey si simple que ça me désespérait presque si j’en portais un minimum d’importance. Puis je laisse tomber le crayon au sol et regarde Natacha. 

— Je vois les pensées sombres des gens, Natacha. Peut-être que j’ai l’air morte, mais toi aussi, parfois, tu sembles invisible. 

Elle fronce les sourcils avant de regarder le tableau. Je le vois, dans son regard profondément cérulé, que son cœur se recroqueville dans sa poitrine. Je l’ai dessiné de sorte à ce qu’elle se reconnaisse : fière d’elle mais surtout meurtrie par quelque chose dont je ne connais pas la source, le visage caché par le masque qu’elle arbore en permanence pour se protéger. Mais de quoi, exactement ? 

Elle baisse finalement le visage en passant sa langue sur sa lèvre. Un silence s’installe, à la fois léger et lourd. Elle ne dit rien, se met à regarder par la fenêtre puis me fixe avec tant d’intensité que j’ai du mal à soutenir son regard au bout, seulement, de quelques secondes. 

— Tu as l’air terrifiée, me dit-elle, et ça me fait du mal de te voir comme ça. Et ça me fait encore plus mal de voir que tu me vois comme je suis et pas moi. 

Dépitée par sa réponse, je grimace. Pourquoi porte-elle tant d’importance pour quelque chose ou pour quelqu’un qui ne faisait pas partie de sa vie il y a quelques heures de ça ? 

— Arrête de vouloir sauver les gens alors, soufflé-je en rangeant le matériel, tu ne feras que tomber avec eux. 

Son rire supérieur s’élève dans mon dos, à peine audible. Je me retourne et l’observe se redresser, soudainement déterminée à quelque chose. 

— Tu ne comprends pas, dit-elle brusquement, et ce n’est pas grave, je ne te demande pas de réfléchir à ça. Sois là-bas ce soir. 

Elle attrape mon poignet et cale un bout de papier plié en quatre dans la paume de ma main. Son regard me fixe un instant puis elle fait volteface, ramasse son sac et disparaît hors de la salle. 

Je m’adosse à l’un des bureaux en fixant la chaise sur laquelle elle était assise et qui est maintenant vide. Puis, d'un seul coup, un grand vide prend possession de moi, comme si elle aspirait mes dernières énergies, mes dernières ressources. Je fixe mes doigts tremblants et glisse une main dans ma frange quand les premières larmes viennent humidifier le papier. Je l’écarte précipitamment et presse les paupières. Mais mon corps n’étant pas en accord, il exhibe de lui-même toute ma douleur : mes sanglots s’accentuent, et forment d’immenses lacs intarissables sur mon visage. 

Et pour la première fois depuis que je suis au lycée, je remercie l’univers d’être totalement seule dans cette merde. 

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