Confessions (1)

20 minutes de lecture

Natacha

— Tu es prête ? Me demande Emilie. 

J’humecte mes lèvres en ignorant la vague de frissons qui parcourent mon épiderme. La main scotchée sur l’embrayage de mon véhicule m’aide à rester sereine. Contrairement à Emilie, assise à côté de moi, je suis légèrement contrariée par la situation : plutôt que de me prévenir ce qu’on allait faire, elle a jugé bon de garder secret notre lieu de rendez-vous. 

— Tu ne vas pas me faire la gueule éternellement ?

Je pousse un long soupir et lui jette un regard noir. 

— J’ai déjà passé des entretiens d’embauches dans d’autres entreprises. Je ne me suis pas préparé, tu n’avais pas le droit de me le cacher. 

Emilie pousse à son tour un long soupir. Elle s’adosse à son siège et glisse une mèche blonde derrière son oreille avant de me regarder avec tendresse. 

— Ecoute, tu rêves de travailler dans cette entreprise depuis que tu es gamine. Mais je te connais, je sais que tu ne serais pas aller parce que tu ne penses pas avoir le niveau pour eux. Mais détrompe-toi, tu en as les capacités. Et comme moi, tu vas prendre ton courage à deux mains et passer les entretiens d’embauches. 

Je passe une main sur mon visage, irritée. Je déteste quand Emilie me fait ce genre de coup bas. Pourtant, elle n’a pas tort. Je ne serais jamais venu ici, tout simplement parce que Feminist&Co Entertainment est une agence très engagée et que je ne le suis plus autant que pendant ma jeunesse. Ils recherchent en permanence des pierres rares, des gens qui en valent la peine et qui se battent pour le mouvement féministe sans entrer dans l’extrémisme. Seulement, voilà un moment que j’ai des choses plus importantes à penser...  

— Allez, tu es prête ? 

J’acquiesce, un peu dépitée. Je ne doute pas de mes capacités, j’ai confiance en moi et je sais pertinemment que je serais prise. Ce qui me fait le plus peur, c’est de ne plus soutenir autant que je le voudrais cette cause que j’ai chéris pendant longtemps. Je n’ai rien à perdre d’essayer, si je ne me sens pas bien, je trouverais ailleurs. Mais comme l’a dit Emilie, travailler là-bas a longtemps était un rêve à mes yeux. Un rêve qui s’est envolé en grandissant à cause des responsabilités. J’ai dû faire des choix et ma passion n’est pas passée avant tout le reste. 

— C’est parti, marmonné-je. 

Le bruit des portières claque dans un bruit sourd. Je jette un œil à Emilie qui réajuste sa robe courte en se dirigeant vers la double porte vitrine. Je lève les yeux en l’air quand elle se met à fouiller son maquillage dans son petit sac à main. Je m’étonne d’ailleurs que sa tablette graphique tienne dans un si petit espace. On traverse le hall, parsemé d’intervenants ou, comme nous, de personnes à la recherche d’un emploi. Lorsqu’on passe devant le mur composé de miroirs, je jette un œil à mon apparence. J’ai l’habitude de porter des costumes qui me mettent en valeur, sans oublier ma veste en cuir que je n’arrive pas à me séparer. Mon père me compare en permanence à un homme, de par ma façon d’interagir avec les femmes, ou par ma façon de m’habiller. Mais avec le temps, j’apprécie de porter des ensembles, sans forcément que cela nuise à ma féminité. Contrairement à mes années à l’université, aujourd’hui, je n’ai plus peur de porter une chemise qui offre un décolleté. J’ai toujours trouvé cela étrange avec un costume, que c’était un mélange qui n’allait pas ensemble. Mais à force, je me suis rendue compte que ça plaisait, particulièrement aux femmes. Alors, aujourd’hui, je porte fièrement mon ensemble rouge ocre, et ma chemise blanche est à moitié ouverte : j’en montre suffisamment, rien que pour nourrir l’imagination d’un peut-être, mais pas assez pour qu’on me déshabille du regard. 

Sauf si la personne en face de moi en a réellement envie. 

— Excusez-moi ? 

Je m’arrête en entendant une voix fluette dans mon dos. Mon regard croise une petite blonde, menue et habillée dans une robe d’été qui met en valeur sa petite taille. Son chignon déséquilibré sur la tête, elle remonte ses grandes lunettes après avoir jeté un œil sur sa tablette. 

— Vous êtes là pour les entretiens d’embauches ?  

Emilie répond positivement. Plus engageante que moi, je la laisse répondre et regarde autour de nous. Le bâtiment est immensément grand : les couleurs sont chatoyantes, l’accueil pourrait contenir tout un régiment et les espaces sont organisés en cercles par une délimitation de plantes et de bouquets aux couleurs de l’agence. La décoration est simple, quoiqu'un peu rustique et vintage. Tous les employés sont bien habillés, portant fièrement leur badge autour du cou. Installés sur des canapés, à des tables, des groupes de gens de tous types et de tous genres, qui discutent et échangent, probablement dans l’attente d’être appelés. Je n’ai jamais vu autant de personnes pour de simples entretiens d’embauches. Espèrent-ils tous être acceptés ? Y en a-t-il, comme moi, qui ont une place assurée ? 

Un rire se bloque dans ma gorge en m’entendant penser. Mon égo surdimensionné me fera défaut, un jour. Je suis réaliste de mes capacités, mais rien ne dit qu’un jour, tout me sourira. Je connais mes capacités, mais peut-être qu’ils en attendent d’autres, des plus spécifiques. Je devrais rester humble, même si c’est difficile. 

— Très bien, souffle finalement la petite blonde, une pré-sélection a été effectuée lors des inscriptions en ligne. Nous avons comparé les CVs des candidats en fonction de leurs attentes, de leurs envies et de leurs capacités. Je vais regarder si vous êtes sur la liste, sinon je crains que vous n’attendiez longtemps avant de pouvoir passer... 

Cette nouvelle ne m’enchante pas du tout. Etant donné que je n’étais pas au courant de ma venue ici, je ne sais absolument pas ce qu’ils ont pu voir de mon dossier. Un seul regard noir en direction d’Emilie la pousse à se justifier. 

— Relax, marmonne-t-elle à mon oreille, ton CV est plus que parfait. Et j’y ai ajouté ton discours de dernière année, ainsi que la liste des projets du Journal du Lycée. 

Le soulagement m’accapare aussitôt. Peu après, la blonde nous sourit, joyeuse :  

— Vous êtes toutes les deux sur la liste des présélectionnés ! Suivez-moi. 

Son bonheur est communicatif : un long soupir de soulagement me détend. Encore un peu et je voyais mes chances de réussir s’effondrer. Cependant, je me note à moi-même de ne plus laisser Emilie contrôler mes rendez-vous ou mes journées.  

On grimpe un étage avant de déboucher sur un long couloir menant à plusieurs portes. Tous les murs sont en vitres, laissant apparaître des salles composées de bureaux positionnés en rectangle. Tout est propre, minutieux et surtout calculé. Chaque salle est illuminée, et possède des rangements adaptés. Leur matériel m’impressionne : même à l’université, tout n’était pas aussi bien organisé !  

— Voici la salle à vivre. Vous risquez peut-être de croiser des employés, mais je vous demanderais de ne pas les interpeller, ils ont beaucoup de travail avec ces entretiens et ces interviews. J’espère que vous comprendrez. 

Elle nous fait entrer dans une grande salle composée de canapés, d’une cuisine fonctionnelle et de tables rondes. Des gens sont déjà présents, discutent, boivent du café ou lisent tout simplement. Il ne semble qu’aucun d’entre ne soit frustré ou stressé. Comme moi et Emilie, ils sont confiants. 

— La compétition est rude... soupire-t-elle. 

On s’installe à une table vide, dans l’attente d’être appelé. Le temps se fait long, et certaines personnes sont interpellées avant de ne pas réapparaitre après une demi-heure, voire plus. Ce n’est que vers quatorze heures, après deux cafés et un smoothie à la banane que la blonde réapparaît, un large sourire sur les lèvres. Elle se place au milieu de la pièce, de sorte à ce que tout le monde la voie. Puis, une autre femme la rejoint – beaucoup moins accueillante. Des cheveux courts décoiffés d’un blanc nuptial, un regard sévère, une mâchoire carrée, les mains dans les poches, elle semble si blasée que c’en ai déroutant. Elle s’approche de la petite blonde et se penche au-dessus de son épaule pour lui chuchoter quelque chose à l’oreille avant de se redresser. 

— Bonjour à tous et à toutes. Je m’appelle Christa Amina et je suis la secrétaire générale de la Ronde des Muses. Pour ceux et celles qui ne le savent pas, la Ronde des Muses se compose de nos meilleures employées et, en toute logique, des directrices du magazine. Elles sont les piliers de cette entreprise. Je vous présente l’une d’elle, Daniella Margaret, qui est directrice de publication. Elle est aussi l’une de nos plus anciennes employées. 

La concernée lance un regard à Christa qui recule d’un pas pour lui laisser la place. Elle lui sourit puis nous regarde. 

— Bon, je ne vais pas être gentille et vous faire un beau discours. Si vous êtes ici, c’est que vous avez envie de porter le drapeau qu’on étend sur notre toit. Seulement, avant ça, nous sommes surtout une entreprise culturelle. Ce qui signifie que vous ne venez pas ici pour vous la couler douce mais pour travailler et donner le meilleur de vous-même. De ce fait, nous avons un programme chargé et on n'a pas le temps de faire joujou avec des petits gigolos qui n’étaient pas au courant avant d’entrer dans cette pièce que notre idée principale était le féminisme. Je demanderais à ces concernés de s’en aller immédiatement. 

Emilie se mordille la lèvre inférieure et me jette un regard, un peu paniquée. Contrairement à moi, elle trouve le mouvement féministe un peu surfait, voire même abusif, de ses propres termes. Si elle me suit dans mes idées, c’est simplement parce qu’elle sait que j’irais loin dans cet idéal, et étant meilleures amies, elle ne veut pas se séparer de moi. Cependant, si on écoutait cette Daniella au regard aigre, Emilie doit partir. 

Seulement, elle ne le fait pas.  

— Très bien, sourit Christa, je suis ravie de voir que vous vous sentez tous concernés et prêt à donner. Le programme est très chargé, donc nous allons afficher sur l’écran de la télévision vos passages de rendez-vous. Des numéros seront affichés sur les portes, correspondant à celui de votre rendez-vous. Je serais présente dans le couloir en permanence pour vous aider, donc n’ayez pas peur.  

Christa s’arrête lorsque la sonnerie d’un portable résonne. Daniella pousse un soupir puis fronce les sourcils en observant l’écran de son cellulaire. Elle s’écarte quelques secondes, puis Christa reprend son discours. Seulement, je parviens à décrypter quelques bribes de la conversations de Daniella qui répond d’une voix dépitée :

— Joyce arrive dans vingt minutes avec Zoey. Elles seront là, ne te fais pas de soucis. 

Mon cœur rate un sursaut contre mon gré. Je me humecte les lèvres lorsque je repense vaguement à Zoey, cette lycéenne à qui je me suis donné un weekend, sur un véritable coup de tête, avant qu’elle ne disparaisse soudainement et m’abandonne.  

— Nat, écoute... marmonne Emilie en me donnant un coup de coude. 

Je sursaute avant de pincer les lèvres et me concentrer sur Christa. 

—… Les résultats seront affichés aujourd’hui même, après tous vos rendez-vous. Les membres de la Ronde des Muses nous rejoindront après, accompagnés de la grande fondatrice et du doyen pour présenter l’entreprise, ainsi que les projets des mois à venir. 

Elle jette un œil à sa tablette puis tapote dessus quelques instants. La première chose que je remarque, c’est la possibilité d’une vérité effrayante : est-ce qu’il est possible que je croise Zoey ? C’est complètement stupide de penser ainsi, parce qu’en réalité, il y a très peu de chances qu’elle se retrouve dans une entreprise pareille alors qu’elle semblait si désarmée et souffrante, à l’époque. Peut-être même qu’elle est morte... Dans tous les cas, ça m’étonnerait beaucoup de la retrouver ici, dans une entreprise féministe alors qu’elle était loin de soutenir le mouvement.

— Pour la Ronde des Muses, Daniella et Joyce Jonathan, la rédactrice en chef, vous présenteront leurs techniques utilisées ainsi que nos partenaires. Arley Queen, journaliste en chef, présentera avec la Fondatrice nos projets du passé qui ont bien marché. Puis, finalement, Zoey Daniss, cheffe artistique et représentante officielle de l’entreprise, fera un discours sur nos ambitions et nos attentes. 

Christa s’arrête là et laisse le silence couler dans un sourire énigmatique. Puis elle s’en va. Emilie me regarde tandis que mon cœur s’accélère, désarmée et dépitée. 

— C’est une blague ? Grogne Emilie, Zoey Daniss ? La représentante de Feminist&Co Entertainment ? C’est une blague, ils ont dû se tromper ! 

Je ne lui réponds pas et fixe la porte en vitre de la salle restée ouverte. Je ne sais pas quoi lui répondre, ni quoi penser. Qu’est-ce-que fait Zoey ici ? Elle n’a jamais porté le féminisme dans son cœur, c’est complètement absurde !  

— Réponds-moi Nat, parce que je sens que je vais péter un câble. Si je suis prise, je vais devoir travailler avec elle. Elle sera ma supérieure ! 

— Mais qu’est-ce-que j’en ai à foutre, putain ? 

Je me tourne vers elle, irritée. Outre le fait que Zoey soit ici, l’égoïsme d’Emilie commence à me peser nerveusement. Plus on grandit, et plus elle m’énerve à vouloir imposer ses décisions aux autres, particulièrement à moi, et surtout à faire ses caprices pour obtenir ce qu’elle veut. Et en toute honnêteté avec moi-même, je préfère encore avoir Zoey comme boss qu’Emilie. 

— J’ai passé une seule nuit avec elle, marmonné-je en l’écartant des autres, je ne la connais pas, d’accord ? Je ne sais pas ce qu’elle fait ici, et je ne sais pas si tu travailleras avec elle. Mais quoiqu’il en soit, elle fait partie de la Ronde des Muses. Ça signifie qu’elle n’est pas n’importe qui, et qui tu dois la respecter. Vos petites manigances datent du lycée, ce temps est terminé. Alors agis en adulte. 

Elle serre les dents, comme lorsqu’elle s’apprête à hurler pour me donner tort. Je crains le pire en la voyant rougir de colère. Seulement, elle reprend aussitôt son teint naturelle et se met à fixer un point derrière moi, le regard noir. 

— Cette sale petite pute... marmonne-t-elle. 

J’ignore sa remarque puérile et m’installe à notre place dans un soupir. Savoir Zoey dans les locaux ne va pas du tout m’aider : j’ai toujours ces questions qui me hantent et surtout, j’ai son départ et son mutisme de ne m’avoir rien dit ni prévenu encore en travers de la gorge. Je sais que je ne devrais pas lui en vouloir – si elle l’a fait, elle devait avoir ses raisons. Seulement, j’ai vécu ça comme un abandon, alors qu’on avait passé un weekend entier ensemble. On s’est confié, on a couché ensemble à maintes reprises, je lui ai dit des choses sur moi que même Emilie ne sait pas, et je suis sûre qu’elle en a fait de même. C’était une amitié qui avait débuté. Et elle l’a détruite en l’espace de quelques jours. Elle aurait pu me laisser un mot, un mail, un sms. Mais elle n’a rien fait. Absolument rien. 

Elle m’a mise de côté et ça me met hors de moi. 

Repenser à cette souffrance d’adolescence a le mérite de me donner la hargne. Lorsque c’est mon tour de passer l’entretien, la colère m’aide à garder les pieds sur terre et donne plus d’ambition et de tacticité à mes paroles. Travaillant dans le secrétariat, je me retrouve assise face à Daniella, qui ne note absolument rien, se contentant de m’écouter, le visage neutre. Deux garçons sont derrière elle, et une femme plutôt âgée, qui hoche souvent de la tête en me regardant. Je ne sais pas qui ils sont, ni ce qu’ils font ici, mais personne n’écrit rien. Il m’en faut plus pour m’angoisser, bien que je me questionne sur leurs manières de faire.

— J’ai vu que tu avais fait un discours sur le féminisme pendant tes années au lycée. Pourquoi ? 

Sa question n’est pas précise, pas explicite, et je pense qu’elle le fait exprès, peut-être pour étudier ma façon de m’en sortir sur une question qui laisse peu d’ouverture. 

— Mon père me rabaisse depuis que je suis jeune et en a fait de même avec ma mère. Il est phallocentrique. Je suis souvent énervée qu’elle s’écrase devant un homme, son mari d’autant plus. Il la considère ainsi parce qu’elle a fait de plus longues études que lui et qu’elle gagne beaucoup plus que lui. En ayant conscience de ça, je me suis aperçue que je n’étais pas la seule. C’est devenu une obsession avant de devenir une envie. Je ne voulais pas faire comme mon père : m’énerver et le rabaisser. Je voulais faire autrement, qu’on nous entende. 

Daniella laisse un silence s’écouler pendant quelques secondes. Elle m’observe une minute, puis se retourne, un bras sur le dossier de sa chaise, et regarde le visage serein de la femme plus âgée, encadrée par des longues mèches ondulées et argentées. Celle-ci hoche la tête dans un sourire satisfait. Puis la brune se retourne vers moi. 

— Merci beaucoup, c’est terminé pour nous. 

Une appréhension me gagne aussitôt que je m’aperçois de l’heure affichée par l’horloge du couloir. Il ne s’est écoulé que trente minutes depuis que j’ai débuté cet entretien. Ce que je sais de source sûre, c’est que c’est trop court pour m’assurer une place. Je ne peux m’empêcher de me questionner sur ce que j’ai pu dire ou ne pas dire, empêchant mon entretien de s’éterniser.  

— Déjà sortie ? S’étonne Emilie. 

Je reprends ma place en face d’elle et passe une main dans mes cheveux, mitigée. 

— Elle n’a rien notée, c’était bizarre.  

Ma meilleure amie recourbe un sourcil, la main autour de son gobelet fumant. Lorsque je croise ses jointures blanches, je grimace à mon tour. 

— Tu as passé ton entretien pendant mon absence ? 

— Ouais, soupire-t-elle, merci mon dieu, je ne suis pas tombée sur Zoey. C’était un vieil homme qui tenait à peine sur ses deux jambes. Il me faisait vraiment pitié. 

Je lève les yeux en l’air puis tourne mes yeux vers la porte entrouverte. Il y a beaucoup de passages depuis le début des entretiens mais pas une seule fois il m’a semblé apercevoir Zoey. Plus les minutes passent, et plus je commence à croire que j’ai imaginé son nom et qu’elle n’est pas réellement employée ici. Mais son nom résonne dans tous les couloirs et couvre la bouche de certains. Emilie le remarque aussi et parvient difficilement à masquer la jalousie qui lui peint les joues. 

— Je n’arrive pas à comprendre comment elle peut être employée ici et faire partie de la Ronde des Muses. Avoir un bac mention très bien ne permet pas tout, marmonne-t-elle. 

Je la fixe, irritée par son comportement puéril. Outre le fait que j’en veuille à Zoey, elle restera ma supérieure dans tous les cas. Tout comme pour Emilie, et si elle ne s’habitue pas rapidement à suivre les ordres et mettre de côté ses ressentiments d’adolescente, elle va se faire virer — et la connaissant, moi avec. 

— Vous avez des questions à propos de nos employés ? 

Emilie sursaute lorsque Christa apparaît près de nous. Elle est souriante et chaleureuse, et ça me soulage de la voir, à contrario des messes basses mesquines de ma meilleure amie et des secrets que s’échangent la majorité des gens dans la salle. Elle presse sa tablette contre sa poitrine et montre un véritable professionnalisme avec l’oreillette qui recouvre son oreille droite. 

— Ça tombe bien, s’exclame Emilie en la regardant, cette Zoey Daniss, elle fait vraiment partie de la Ronde des Muses ? Vous êtes sûre qu’elle ne s’est pas infiltrée ou que c’est une bâtarde incrustée dans vos troupes ? 

Je recrache le café que je viens d’avaler et lance un regard noir à Emilie. Mais cela n’a aucun effet puisqu’elle fixe la secrétaire qui se met à grimacer, plus du tout enthousiaste à l’idée de nous parler. 

— Pardon ? Dit-elle, je ne suis pas sûre de comprendre votre question... 

Emilie se redresse sûre d’elle et ignore le coup de pied que je lui abats sous la table. 

— Vous savez, cette Zoey, c’était une pute, au lycée. Enfin une prostituée, mais c’est la même chose. Vous recrutez vraiment ce genre de personne ? 

Soudain, Christa blêmit et regarde derrière ma meilleure amie, les mains tremblantes. Elle recule d’un pas et déglutit. Étonnée, Emilie fronce les sourcils puis se retourne avant de sursauter. 

— Putain ! 

A mon tour, je me tourne avant de me figer. Lorsque mes yeux rencontrent deux billes totalement noires de brumes, mon cœur subit un violent sursaut. Zoey s’approche de la blonde venimeuse, plus grande qu’elle, chaussée sur des talons, et étire un petit sourire énigmatique, presque agonique.  

— Hé oui, même les putains peuvent être embauchées et réussir. 

Zoey, dont je ne garde que très peu de souvenir, se révèle totalement différente : assurée, sûre d’elle et fière, mais aussi mesquine et semblant bilieuse, elle se redresse avec impertinence pour nous contourner et rejoindre Christa. Son corps est aussi svelte qu’à l’époque, mais elle a échangé ses jeans larges et ses sweats pour une robe à manches bouffantes qui retombe sur ses mollets, offrant un décolleté en coeur. La naissance de sa poitrine attire mon regard envieux, et j’admire la peau laiteuse de ses bras dénudés. En s’avançant, je m’aperçois que le changement physique va bien plus loin que son style : bien moins petite qu’a l’époque, elle se déploie changée, et surtout... incroyablement belle. Ses cheveux noirs coupés au-dessus de ses épaules ondulent légèrement et la frange éparse qui recouvre son front illumine son visage fin. Elle n’est pas très grande, mais suffisamment pour que la longue robe qu’elle porte mette en valeur ses courbes gracieuses, qui me reviennent à l’esprit fébrilement. 

— Respire Christa, ricane-t-elle, médisante, je te présente Emilie, une ancienne camarade du lycée. Tu verras, tu vas t’amuser avec elle. 

Christa se met à rougir puis balbutie soudainement : 

— N-non, elle n’a pas le d-droit de te manquer de r-respect ! 

— D-de quoi ? Se moque Emilie en imitant la jeune blonde.  

J’ouvre deux yeux ronds lorsqu’Emilie termine son petit geste puéril. J’ai à peine le temps le temps de m’énerver que Daniella apparaît, le regard noir.  

— Toi, dit-elle en visant Emilie, tu dégages. Maintenant. 

Emilie fronce les sourcils mais ne bouge pas d’un iota. Je la fixe pour lui ordonner de le faire mais elle m’ignore volontairement. Daniella, plus qu'impatiente, réitère son ordre. Emilie ne bouge toujours pas. La directrice de publication pousse un long soupir avant de regarder Zoey qui sourit toujours, et dont je parviens difficilement à ignorer la présence. 

— Amuse-toi bien avec elle. Christa, viens. 

Christa, les yeux baissés après avoir été humiliée, la suit fébrilement. J’ai alors un geste d’hésitation : je devrais aller m’excuser pour Emilie, au moins pour que sa confiance en elle n’en prenne pas un coup. Mais Zoey me lance un regard qui perd alors toute trace d’amusement et me lance sévèrement : 

— Emilie répondra de ses actes. Christa s’en sortira, elle est grande. 

Elle lance un dernier regard à Emilie, de sorte à ce que celle-ci comprenne le sens de ses mots. Puis elle fait volte face et quitte la pièce en ramassant un café laissé au coin d’une table. 

— Tu te fiches de ma gueule ? 

Emilie me regarde, désarçonnée.  

— Ça va, soupire-t-elle légèrement, on a fait ça une partie de notre adolescence. C’est comme ça qu’on s’impose. 

Sa débilité menace de consumer toute la gentillesse qui subsiste encore en moi. Plus qu’énervée — échauffée par son manque cruel de finesse — je me redresse et attrape ma sacoche sur le dossier de ma chaise. Emilie en fait de même mais je la pointe vulgairement du doigt, tous les traits de mon faciès émoussés par sa bassesse : 

— Fiche moi la paix pour aujourd’hui, tu veux ? Et fais-moi plaisir, ne viens pas chez moi ce soir parce que je ne t’ouvrirais pas la porte. 

Elle grimace, perdue. Comme si elle-même n’était absolument pas consciente de ce qu’elle venait de dire – ou même pire, de briser chez cette femme délicate. Je me retourne sans ajouter rien de plus et quitte la salle, le sang en feu. Mes tempes menacent d’exploser avec ce qui vient de se passer : l’apparition soudaine de Zoey, la grossièreté mal placée d’Emilie et surtout, surtout, mes dernières chances d’obtenir une place réduite à néant en quelques secondes. 

Je tombe par hasard sur un espace à l’extérieur, pas très grand, mais qui regroupe quelques tables et des bancs. L’endroit est totalement vide et aucune affiche n’interdit les cigarettes. Je me laisse tomber sur la première table qui s’offre à moi et extirpe de la poche de mon pantalon ma cigarette électronique. En moins de quelques secondes, elle est allumée et le drip tip1 en bouche. J’aspire lentement la vapeur qui s’incruste en fumée opaque dans ma gorge. Je la recrache la seconde d’après, les lèvres entrouvertes. 

— Je me demande pourquoi vous restez auprès de cette fille si méchante. 

J’observe la silhouette raffinée de Christa qui s’approche de moi. Elle s’installe en face, les mains entre ses cuisses puis me sourit tendrement, quoique attristée. 

— Je ne la supporte pas, dis-je, je la subis. 

Christa n’a pas l’air d’être une colporteuse de ragots. Son visage se montre soucieux et j’aime croire qu’elle est plus attentive à capter les problèmes des autres pour aider à les résoudre que de juger auprès de ses amies en transformant la vérité. Elle me regarde, énigmatique, puis détourne les yeux pour observer le parc à côté. 

— Mademoiselle Zoey a vécu beaucoup de choses difficiles. Vous avez l’air de lui en vouloir, vous aussi. Quand vous la regardiez, tout à l'heure, vous sembliez partagé entre la surprise et l’énervement. 

Sa facilité à lire les gens commence un peu à m’effrayer. Je ne suis pas habituée à ce qu’on lise mes émotions et mes réactions aussi ouvertement, notamment par une inconnue. Pourtant, malgré cette sensation d’être dévêtue par son regard, j’ai aussi l’impression de pouvoir lui faire confiance. 

Je finis par hausser les épaules et aspire une nouvelle fois dans ma cigarette électronique. Même si elle inspire la confiance, je ne peux pas me résoudre à me confier à une fille que je ne connais ni d’Adam, ni d’Eve. 

— Ça faisait longtemps que je ne l’avais pas vu. Elle a beaucoup changé, et ça m’a surprise. 

Christa étire un petit sourire puis me regarde de nouveau. 

— Vous avez raison. Zoey est une femme magnifique qu’il m’a été rare de voir. Pourtant, ça n’a pas toujours été le cas. Quand je l’ai connue, elle n’était que l’ombre d’elle-même. 

J’ouvre la bouche, prête à la questionner pour en savoir plus, quitte à lui tirer les vers du nez. Mais je suis rapidement interrompue par un homme qui apparaît au-dessus de nous, la tête dépassant du rebord de la fenêtre. 

— Je suis vraiment désolé d’écourter ta pause, Chris, mais on a besoin de toi. Ça commence à déborder dans le hall. 

Christa se redresse rapidement, le sourire aux lèvres. 

— J’arrive tout de suite, Kader ! 

Elle me salue rapidement, s’excuse vaguement avant de disparaître. Un soupir dépité m’échappe. Décidément, je ne saurais jamais ce qu’a vécu Zoey. A croire que l’univers entier veut que cela ne se sache jamais. Je ne devrais pas insister autant, d’ailleurs, mais c’est plus fort que moi. Je ne sais pas ce qui me pousse à ce point à satisfaire ma curiosité. Probablement un peu de tout. 

Mais peut-être davantage l’envie de la revoir, et surtout, de la retrouver. Notamment l’adolescente avec qui j’ai partagé mon lit tout un week-end et dont il m’a fallu longtemps pour oublier les gémissements. 

Encore faut-il qu’elle ne soit pas totalement changée...

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